Leyna et Nahöriel s'inclinèrent à leur tour et prièrent, les genoux dans l'eau qui courait sur le sol du belvédère. Tous les prêtres étaient silencieux, leur visage invisible sous leur capuche bleue.
Mais la jeune femme ne faisait pas que prier. Elle demandait aussi à la déesse de lui enseigner le savoir du poison, car elle comptait bien faire une démonstration sur le chemin du retour. Bientôt, elle commença à deviner ce qui n'allait pas. Oui, une piste intéressante...
Soudain, elle fut interrompue par Nimassir qui se leva, et tous se levèrent avec lui. Sans trop savoir pourquoi, les deux semi-elfes firent de même. Alors, le maître de l'eau commença à chanter. Ses mots étaient étranges, incompréhensibles... et pourtant, ils faisaient écho dans la mémoire de Moura. C'était la langue des tritons, les ancêtres des earions. Les prêtres la reprirent en chœur, et commencèrent à tourner autour de la statue en psalmodiant doucement, scandant une série de mots courts.
« Krik... Clac... K'clack... B'lilack...
Shi, clac, rhé, mack, rout, mrack,
nlour, blar, ssé, rla, douk, Arak...
Shaklack ! »Nahöriel, impressionné, recula de quelques pas. Il est vrai qu'il ne devait connaître que le culte populaire de Moura, un culte plutôt bienveillant... mais les cérémonies les plus anciennes et les plus sinistres feraient pâlir de jalousie un cortège de prêtres de Thimoros. Elle recula un peu pour observer... mais un prêtre, passant derrière elle, la poussa en avant.
« Tu te déclares prêtresse... murmura Nimassir.
Tu penses pouvoir faire la différence...
Mais en ton âme traîtresse, y a-t-il une vraie croyance ? »Nahö voulut s'avancer, mais la jeune femme lui fit signe de se tenir à l'écart. Hors de question qu'il reçoive un mauvais coup. Le maître de l'eau avait engagé les prêtres dans un rituel avec pour but de la tester, c'était manifeste. Elle devait passer cette épreuve seule. Elle tira la dague de l'Écho de vie et la posa par terre en vue de tous. La danse en sembla légèrement troublé, mais pas longtemps. Les prêtres retrouvèrent bientôt leur transe rituelle.
« Tu te déclares prêtresse... tu brandis fièrement le nom de Moura...
Mais ta main pécheresse, à rencontrer poisson trop grand pour toi ! »D'un geste, Nimassir fit tourbillonner l'océan infini, lequel s'éleva bientôt en murailles d'eau plongeant le belvédère dans les ténèbres. Ses mouvements fluides semblaient accompagner l'eau, qui répondait à chaque envolée de ses amples vêtements, à chaque geste de ses bras sinueux. Leyna entama une danse également et se prépara à faire appel à sa magie. L'earion semblait s'énerver de plus en plus de ne pas la voir répondre à sa litanie.
« Crois-tu avoir un pouvoir plus grand que moi ? Tu voudrais rejoindre les grandes gens,
Mais, au nom de Moura, je veux savoir pourquoi ? Devant la déesse, tu n'es qu'une enfant ! »Un serpent d'eau s'élança en réponse et s'abattit dans sa direction. Elle l'esquiva d'un mouvement souple, puis appela son pouvoir pour tenter de s'approprier l'eau et d'en faire un jet dirigé contre le magicien, mais c'était impossible. Son contrôle était d'un tout autre niveau que le sien. Elle tira sa lyre et se mit à lancer des notes cristallines qui se répercutèrent dans le théâtre liquide. Elle chanta, suivant le rythme des prêtres qui continuaient inlassablement à réciter les mêmes mots étranges :
« Sa volonté est cachée, je combats ceux qui veulent l'approprier !
Tout puissant que vous soyez, vous n'pouvez la commander ! »Nimassir invoqua de nouveau son pouvoir, et une vague tenta de la frapper par-derrière. Elle ondulait pour éviter les prêtres, mais fondait sur la jeune femme comme une main affamée. Nahöriel s'élança avec un cri. Leyna invoqua alors son pouvoir... pour le repousser. Du coup, elle ne put éviter totalement la vague et tomba à genoux. Les prêtres se rapprochèrent en cercles.
« Krik ! Clac ! K'clack ! B'lilack !
Shi ! Class ! Rhé ! Mack ! Rout ! Mrack !
Nlour ! Blar ! Ssé ! Rla ! Douk ! Arak !
Shaklack ! »Elle sentit leur pouvoir s'éveiller... elle avait fait montre de faiblesse en posant le genou à terre, ils allaient l'achever ! Il fallait faire quelque chose... Elle tenta à nouveau de contrôler l'eau, mais Nimassir la possédait totalement... il ne restait que l'eau qui serpentait à terre. Bien sûr, ses pouvoirs pouvaient aussi créer de l'eau mais il était plus simple d'utiliser ce qui était à disposition... elle repensa au poison paralysant. Oui, c'était la solution ! Elle se concentra sur l'eau qui baignait leurs pieds à tous, leurs pieds nus... Elle tenta de demander à l'eau de changer de nature... elle avait compris pendant sa prière : l'eau du corps ne pouvait devenir poison si aisément. Elle était trop chargée, trop complexe, pleines de choses étranges... Elle devait utiliser de l'eau de l'extérieur, s'imprégner de sa nature... mais sans la modifier. Non, c'était la magie qui allait s'en charger. La magie serait le poison, l'eau serait le vecteur. Elle tenta de lancer le sortilège une première fois, mais non, elle n'avait vraiment pas l'habitude... peut-être devait-elle plutôt se rabattre sur quelque chose qu'elle connaissait ?
L'issue approchait rapidement. Nimassir psalmodiait avec les autres, cette fois-ci en langue commune :
« Défends ! Frappe ! Broie ! Bataille !
Force ! Courage ! Poursuit ! Chasse ! Tape ! Réduit !
Affronte ! Tue ! Ruse ! Attaque ! Assomme ! Combat !
Victoire ! »Elle connaissait aussi bien qu'eux les préceptes de Moura. Elle devait y arriver. Respirer... L'eau... l'eau l'avait toujours soutenue ! Que ces prêtres le veuille ou non, elle avait bel et bien retrouvé l'Écho de vie ! Elle avait accompli la volonté de la déesse qu'aucun prêtre n'avait réalisée avant ! Elle savait déjà, depuis le temple d'Exech en fait, que beaucoup n'aimaient pas cela... tant pis pour eux !
Elle vit le visage horrifié de Nahöriel. Pour Moura... et pour lui ! Elle devait y arriver ! Elle chanta une unique note de toute la force de ses cordes vocales. Ses mains coururent sur sa lyre, se laissant guider par l'instrument magique. Par le pouvoir de Moura, que tout cela cesse !
Non. Rien. Elle avait senti son pouvoir se déverser, agir... elle l'avait guidé au mieux... mais pourtant, aucun résultat. C'était fini...
Mais au moment où elle pensait cela, un prêtre trébucha. Les autres, dans leur ronde frénétique, ne réagirent pas assez vite et glissèrent tous sur son corps. Alors, Nahöriel se leva d'un bond et bouscula dans le dos maître Nimassir qui, stupéfait par le retournement de situation, ne réagit pas à temps. Le tourbillon retomba. Le rituel était terminé.
Nimassir se releva en grommelant, remettant de l'ordre dans sa tenue. Il foudroya du regard son agresseur, puis se tourna vers Leyna :
« Tu as toujours eu du potentiel. »Tandis que les prêtres se relevaient tant bien que mal pour retourner prier, les deux semi-elfes regardèrent le maître d'un air surpris. Se pouvait-il... qu'il l'ai provoqué dans le seul but de la pousser à se dépasser ? Sans penser un mot de ce qu'il disait ?
« Oui, tu es douée. Et, si je suis toujours surpris que Moura t'ai guidée toi vers sa dague, j'admets que tu pourrais en être digne à l'avenir. »Il les reconduisit vers une autre barque qui dérivait tranquillement. Ils prirent place à l'intérieur et reprirent le chemin de « l'entrée » du temple. Nimassir expliquait tranquillement, comme si ce qui s'était passé était tout à fait anodin :
« Tu seras invitée pour le prochain Triomphe de la Tempête, tu le sais... L'ordre jugera de si ton geste de poser la main sur la dague, et de la garder, est une hérésie ou non. Tu devras sans aucun doute te battre. Et sans ton petit ami... Tu viens de démontrer que tu es débrouillarde, mais si les pontifes eux-même te défient ? »Leyna hocha la tête. Elle préférait ne pas y penser... Les pontifes étaient les grands maîtres de l'ordre de Moura, et ils s'y étaient élevés par la force, aussi bien physique que magique. Elle redoutait cette rencontre.
Lorsqu'ils accostèrent et sortirent du temple, Nimassir la regarda une dernière fois :
« Je ne pourrais guère t'aider. Tu dois continuer à t’entraîner. Si tu restes ici, je t'aiderais. »Nahöriel ouvrit la bouche pour protester. Il savait bien que la prêtresse avait sérieusement envisagé cela, récemment... et c'était tentant. Nimassir était un maître sévère, mais doué. Elle n'en trouverait pas de meilleur, mais...
« Moura ne voudrait pas que je me terre comme une lâche. J'apprendrais au combat, avec la confrérie d'outremer. Merci de votre aide, mais j'ai découvert des amis qui comptent sur moi. »
L'earion lui accorda alors un de ses rares sourires :
« Une réponse digne d'une prêtresse. Peut-être qu'un jour tu rencontreras Moura, toi aussi, dans les hauteurs du ciel... »Et sur ces mots étranges, il se retira.
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