Nous arrivons à un grand bâtiment de pierre bordé de petits buissons. J'attache ma monture avant d'y pénétrer derrière ma soeur. Le silence s'épaissit tandis que nous traversons les couloirs du temple de Moura. Les frissons qui parcourent mon dos à la proximité d'une divinité autre que la mienne et le silence monotone rompu simplement par nos pas claquant sur le sol de pierre n'améliorent en rien l'ambiance pesante qui s'installe entre ma soeur et moi.
Nous finissons par atteindre un couloir donnant sur une série de porte, Sarya me fait signe de marcher le plus silencieusement possible et s'approche de l'une d'elle, qu'elle ouvre à l'aide d'une clé trouvée dans une poche de sa cape. Elle pénètre dans la nouvelle pièce, je discerne sans trop de peine un lit, un bureau et une chaise malgré la pénombre à peine rompue par un éclat de lune qui vient se perdre sur le gris du sol. Le bruit d'un silex qu'on frotte résonne comme s'il s'agissait d'un coup de trompe tellement le silence est omniprésent ; la lumière qui suit, chaude, vient heurter mes pupilles et confirmer mon impression, nous sommes bien dans une chambre, guère plus grande que celle que j'avais au temple de Kendra Kâr.
"Ferme la porte."
Le chuchotement heurte mes tympans comme un ordre hurlé dans le calme nocturne. Je m'exécute, me demandant si je ne viens pas de tomber dans un piège, inquiète d'un mouvement derrière moi.
"Bien, maintenant qu'on est toutes les deux comme quand nous étions petites, expliques-moi tout... Et d'abord, c'est quoi cette coiffure ridicule ?"
Sarya s'est affalée sur le lit et m'invite à y prendre place à coté d'elle, comme quand nous avions quelques années de moi et beaucoup plus d'insouciance. Son sourire détend totalement l'atmosphère et c'est en me moquant de moi-même intérieurement, que je défais mes armes, mon sac et mes chaussures pour rejoindre ma frangine.
"Tu me crois si je te dis que je suis morte ?"
Le ton est celui de la confidence et se finit sur un éclat de rire.
"Ca je m'en doutais un peu, je vois pas comment tes cheveux auraient pu changer à ce point-là sans ça. Tes yeux aussi ont changé non ? Ils étaient bleus à l'époque, non ?" "C'est une autre histoire ça, les tiens ils étaient gris d'ailleurs, non ?" "En effet. C'est une autre histoire ça aussi. Alors t'es morte comment ?"
C'est étrange de parler ainsi de mort, de sa mort surtout, avec quelqu'un qu'on croit morte depuis plusieurs longues années.
"En touchant un fluide élémentaire primordial."
La réponse m'est venue immédiatement, pourquoi mentir à ma soeur après tout. J'entends dans un coin de tête Anouar maugréer doucement, mais je ne l'écoute pas, trop heureuse finalement de retrouver ma soeur et confidente pour me soucier des conséquences.
"Rien que ça ? Et t'as trouvé ça où ?" "Ah non, chacun son tour, sinon ça va pas être drôle. T'as gagné quoi comme modification, toi ?" "D'accord, si tu y tiens."
Elle lève sa robe et dévoile ses jambes. A la lumière de la lampe à huile, la modification est flagrante. Sa peau est parsemée de plaques d'écailles allant d'un ongle à une taille supérieure à une main. Je passe le bout du doigt dessus, c'est glissant et froid.
"Et oui, les Dieux semblent reconstitués les bouts avec ce qu'ils trouvent. Dans mon cas, Moura a dû trouver uniquement du poisson. A la couleur des plaques, je dois d'ailleurs en avoir trois ou quatre sortes différentes réparties entre la plante des pieds et la tête."
Elle décale ses cheveux longs et laisse apparaître, sur sa nuque une large plaque écailleuse courant depuis l'oreille sur l'arrière du cou.
"Ca va encore, c'est discret. Comment veux-tu que je cache ça moi ?" "T'es morte en pleine forêt ou quoi ?" "Bah oui, sur Sor-Tini." "Sor-Tini ? C'est où ça, ça sonne pas naorien comme nom !" "Normal, c'est un monde extérieur." "Je me disais bien que je reconnaissais pas toutes les plantes !" "Y a certaines lianes assez intéressantes dans le lot c'est vrai. Et sinon, t'as atterris comment ici ?" "Après que mère m'ait reniée, il m'a bien fallu trouver un temple pour gagner ma vie." "Mère t'as renié ? Elle est au courant que tu es en vie ?" m'exclamé-je n'en croyant pas franchement mes oreilles. "Quoi, elle ne vous a rien dit ? Ca m'étonne qu'à moitié d'elle remarque." "Tu crois pas que j'aurais mis autant de temps pour venir te voir si j'étais au courant quand même ?" "A vrai dire, je me suis demandée si tu m'avais pas oubliée..."
La remarque de ma soeur m'offusque, l'oubliée comme aurais-je pu ? J'ai tellement souffert à cause de son image hantant mon esprit que je n'aurais jamais pu l'oublier.
"Je n'aurais jamais pu t'oublier... Jamais..." "Désolée, mais j'ai tenté de te voir. J'ai même parlé à Nazca..."
Ma mémoire a encore quelques lacunes depuis ma mort et je peine à accrocher un souvenir ancien, très ancien mais qui me semble capital en cet instant. A chaque fois que je vais pour le saisir, il s'échappe tel un poisson glissant voulant retourner d'où il venait. Puis un piège mental, issu de ma faera sans aucun doute parvient à le bloquer comme le ferait une épuisette.
"Oui, en effet. Elle m'avait dit qu'elle t'avait vu. Mère et Gylmiry étaient là et mère a réagi violemment, traitant Nazca de menteuse, que c'était impossible, et qu'il était mauvais pour moi de me faire croire des choses ainsi." "Et pourtant, un certain temps après l'accident, je suis venue à la maison, j'ai vu mère. Mes cheveux étaient noués, mais je ressemblais à rien. Je suppose qu'elle a vu mes écailles et qu'elle a eu peur. En tout cas, elle n'a pas voulu que je rentre à l'intérieur. C'est en partant que j'ai vu Nazca, je lui ai juste demandé te dire que je t'aimais et que je pensais toujours à toi." "Ca ressemble bien à Mère ça. Tout ce qui change de l'ordinaire elle le rejette." "C'est à se demander pourquoi elle a épousé Père !"
(Tiens, c'est vrai, pourquoi elle a fait ça ? Tu le sais n'est-ce pas ?) (Tu te rappelles que j'existe ?) (Allez, tu le sais, hein ?) (Ton père était voyageur, issu d'une famille noble. Ta mère est couturière issue d'une famille d'artisan pauvre. C'est par pure ambition qu'elle a épousée ton père.) (Et mon père alors ?) (Oh lui il était naïf, il aimait ta mère et sa simplicité.)
"Père était riche, mère ne l'était pas, je pense qu'il faut pas chercher plus loin." "Père ? Riche ? Je l'ai jamais connu riche !" "Il a été banni quelques mois à peine après le mariage." "Ca explique sans doute pourquoi en effet. Et sinon t'es venu faire quoi à Nessima et qu'est-ce que tu foutais dehors ?" "Je viens à peine d'arriver en ville. Naémin m'a déposé y a quelques heures à peine." "Naémin ? C'est qui ce Naémin ?" "Le prince Naémin, tu le connais, sans doute." "Le prince Naémin ? Tu te fous de moi ? Que tu sois morte à la limite, je peux le comprendre, on est toutes les deux passées par là, mais comment t'as fait pour rencontrer le prince Naémin ?" "Je l'ai rencontré sur Nyr, il y a quinze jours environ. Et là j'ai été le chercher au palais de Kendra Kâr, pour l'avertir de la prise de Tahelta !" "La prise de Tahelta, c'est quoi encore cette histoire ?" "Me dit pas que tu n'es pas au courant..."
Sarya reste un moment silencieusement avant de hocher la tête en signe de dénégation. Son regard s'est assombri brusquement.
"Au courant de quoi ? Non, bien sûr qu'on est au courant de rien..." "Tahelta a été pris par les forces d'Oaxaca hier dans la nuit." "Oaxaca ? C'est qui ça encore ? Et c'est quoi cette histoire de Tahelta pris durant la nuit ? Tu sais bien qu'on est inatteignable sur nos îles reculées."
Gros choc pour moi, j'ai l'impression d'un coup de mieux comprendre pourquoi les gardes de la milice ne pouvaient pas comprendre la menace qui planait sur le château quand je suis arrivée de Sor-Tini.
"Vous n'êtes au courant de rien ? Cela fait déjà près de trois ans que le monde est menacée par Oaxaca. D'après ce qu'on raconte, il s'agit de la fille du Dieu Thimoros, venue sur le monde pour semer le doute et le chaos. Tout le monde le sait." "Mais ça ne concerne pas le Naora. Ils ne peuvent pas venir jusqu'à nous, leurs navires sont trop lents et trop gros, la barrière de corail nous protège !"
A force de vivre dans le monde extérieur, j'avais oublié à quel point les Sindels ignorent tout de l'extérieur.
"Ils sont venus par les mondes extérieurs, pas par la mer." "C'est impossible..." "Tu crois réellement que tous les autres peuples sont des attardés ? Pour autant que je le sache, la majorité des grandes puissances possèdent leurs fluides extérieurs." "Si tu le dis... Enfin, la prise de Tahelta expliquerait les cynores de ces derniers jours, ceux plein de Taheltiens." "Des cynores pleins et ça vous a pas mis la puce à l'oreille ?" "On nous a dit qu'il s'agissait de délégation officielles, on a pas pu les voir, depuis y a le couvre-feu. Pour autant que je sache, ils sont logés dans les casernes et dans les quartiers officiels." "Faire le possible pour nier la vérité, typique de la politique naorienne on dirait." "Ou simplement éviter d'inquiéter la population." "Mouais, j'y comprends rien à la politique de toute façon. Enfin voilà, au moins y a quelqu'un au courant de ce qu'il se passe dans le monde."
Elle met un long moment à répondre et c'est pour mieux changer de sujet de conversation. J'ignore si c'est pour mieux prendre le temps de digérer les informations ou pour mieux les oublier.
"Et sinon, tu viens faire quoi à Nessima ?" "Je ne fais que passer, je dois aller à Raynna." "A Raynna ? T'as toujours aimé les endroits louches, mais pas à ce point-là, petite soeur."
Malgré la légère remontrance, une grosse pointe de curiosité ressort de l'exclamation de Sarya.
"Il paraît que c'est là que j'ai le plus de chance de trouver des informations pour me rendre à la grande oasis du désert." "D'abord Tahelta en feu, puis Raynna et maintenant le désert. Tu cherches à te faire tuer ou quoi ? Une seule fois ne t'as pas suffit ?" "Les voies divines sont impénétrables. Je ne choisis pas où je vais, j'obéis, c'est tout." "Voies divines ? Me dis pas que tu t'es laissé entraîner par père, quand même ?" "Je doute que père y soit réellement pour quelque chose, enfin si on excepte le tatouage enfant bien sûr, mais oui, j'ai suivi ses traces."
Le sourire sur mon visage est assez clairement un sourire de défi.
"Tu devrais passer à la galerie des victuailles, ça te permettrait d'avoir à manger pour la route, puis tu devrais trouver des choses pour acheter une paix relative sur place." "C'était le conseil du chambellan aussi." "Le chambellan ? Non, oublies, je veux pas en savoir plus, ça me suffit !"
Dehors, les rayons de lune se sont changés en rayons de soleil encore pâle sur la ville qui doit s'éveiller.
"Je te chasse pas, mais je dois travailler aujourd'hui, c'est la fête de la pluie dans deux jours, il faut qu'on prépare ça." "Je comprends, il faut que j'y aille aussi, si je veux être dehors avant la tomber de la nuit."
Elle se lève, va se préparer dans la salle d'eau tandis que je récupère mes affaires. Quelques minutes plus tard, elle me rejoint, coiffée, changée et maquillée. Nous quittons sa chambre, après avoir mouché la flammèche de la lampe à huile désormais inutiles et traversons les couloirs franchis cette nuit. Le silence autant que la gène a disparu, le temple tout entier bourdonne, nous croisons plusieurs prêtres que Sarya salue avec plus ou moins de respect, sans doute en fonction de leur place dans le clergé mouriste. Arrivée à l'entrée, elle me saute littéralement dans les bras et m'embrasse ainsi longuement.
"Adieu, petite soeur, reviens vite me voir."
Elle ôte de sa tenue un long ruban de soie bleue qu'elle vient attacher autour de mon poignet.
"Je reviendrais, Sarya. Je ne sais pas quand, mais je reviendrais. Je t'ai perdue une fois, mais maintenant que je t'ai retrouvé, je ne te lâche plus !"
Je cueille alors une des nombreuses fleurs étranges de ma tignasse et la donne à ma soeur.
"Au fait, c'est ton anniversaire, il me semble."
Elle tire quelque chose de sa cape et me le donne, en fermant mon poing dessus.
"Cadeau !" "C'est quoi ?" "Tu verras bien, ça fait longtemps que j'espérais te le donner, mais je n'avais jamais eu l'occasion."
Serrant toujours mon poing, j'attache mon bâton à la selle de mon cheval et détache ma monture. Serrant dans une main le cadeau de ma soeur et les rennes d'Harniän dans l'autre, je m'éloigne.
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Je suis aussi GM14, Hailindra, Gwylin, Naya et Syletha
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