Les gardes me guident vers un coin un peu plus au Sud encore que le trou par lequel nous sommes sortis. Ils en viennent à me proposer un coin qui m'a l'air pas si mal que ça, une espèce de trou encaissé entre plusieurs élévations de terre : une motte, deux piliers et une dernière colline orientée plein sud. Offrant à ma place, de l'ombre en plein midi, sans pour autant la priver de soleil en journée. A défaut, sur ce début d'après-midi, je devrais être mieux lotis que mes gardiens, même si la chaleur ne me gêne pas plus que cela à vrai dire.
"Ça vous convient ? On se placera en hauteur pour voir les gens de loin."" Ça m'ira..."Très vite, mes gardes se mettent à leur place, avec une agilité surprenante. Il y a quand même des fois où je rêverais de pouvoir être plus puissante, plus agile, plus forte tout simplement. Même si je le suis déjà bien plus que la plupart des gens, je ne peux que me sentir raide face à des gens comme eux.
(Ouais, mais eux ne peuvent pas faire pousser de forêts dans le désert !)(Oh, ça t'en sais rien.)(Crois-moi sur paroles !)Sur ce, je vais me trouver un petit coin tranquille, où je peux m'installer confortablement avec mon petit pois, unique point de départ pour la forêt de cactus qui se dressera là à mon départ. Le soleil, haut dans le ciel, me laisse peu d'ombres et je décide de garder ma capuche sur la tête, même si je n'ai guère de problèmes avec la chaleur.
(Faudra un jour que j'étudie ce phénomène... Sans doute un de tes nombreux bijoux...)En haut des monticules de pierres, les gardes font leur travail, hauts perchés à scruter l'horizon. Je me détache d'eux et du décor magnifique embrasé de soleil autour de moi. Je suis désormais seule et pourtant tellement accompagnée. Mes fluides dansent dans mon corps, mon Ki aussi tandis qu'Anouar vient se lover entre mes genoux comme un chaton le ferait près de sa mère. Je sens aussi la présence d'Anouar non loin, si discrète dans son fourreau. Une impulsion me pousse à la sortir de son étui de cuir pour la planter dans le sol, à portée de main.
Désormais, nous sommes seule, moi et toutes ces choses qui font que je suis celle que Yuimen a voulu. Avant d'entamer mon sort, je prends un peu de temps pour prier Yuimen :
"Si, comme les guerriers des Anciens temps, je considère l’année nouvelle comme une chance de me renouveler, alors la Force et le Courage seront à mes côtés.
Je me souviendrai que les choses finissent par s’arranger, que les blessures guérissent et que les liens se ressoudent, non parce que je l’ai dit, mais parce que je le crois.
Mais le temps venu, il me faudra faire les choses correctement et ne pas m’écarter du Chemin que tu as prévu pour ta Gardienne.
Comme la jeune pousse verte et libre qui se développe dans les bois profonds, une nouvelle vie et un nouveau sens pousseront du terreau fertile que Tu as créé en moi.
Le Calme et la Paix m’envelopperont, car je ne gagnerai rien à craindre ce monde chaotique.
Purifie mon corps du sang de tes ennemis que j'ai versé, protège-moi des trahisons et permets-moi de reconnaître le traître de l'ami sincère pour que ta Foi brille à travers le monde comme la Lothsithi brille dans les champs quand vient la pleine lune.
Que ta volonté soit mienne, Ô Yuimen !"Cela fait, je me retrouve en face à face avec ma graine de
Pisum sativum, avec les images de mes plantes en tête. Les fluides qui inondent mon corps m'appellent, je les sens vibrer dans un hommage à Yuimen ou à ma puissance, je l'ignore et à vrai dire, cela n'a guère d'importance.
Doucement, petit à petit, je les enjoins à venir se rassembler dans mes doigts, dix petits fluides, dans dix doigts et six supplémentaires entre les mains, le cœur et l'esprit, prêts à remplacer leurs frères partis créer un monde tout neuf.
Doucement, petit à petit, je les laisse s'échapper. Je ne veux pas les diriger, je suis digne, pas encore, de les contrôler. Je dois les servir, je ne suis que le catalyseur de leur puissance.
Doucement, petit à petit, les fluides sortent de ma main et viennent danser au-dessus de la graine qui s'épanouit, victime innocente d'un projet qui la dépasse.
Doucement, petit à petit, je me change d'elfe mortelle en divinité capable de créer des plantes vivantes.
Doucement, petit à petit, les fluides s'éparpillent, se divisent plus que ce qu'aucun être vivant n'en est capable. Ce n'est plus dix boules de fluides, visibles seulement à mes yeux de druide, mais bien une vingtaine, puis une soixantaine, puis plus encore.
Doucement, petit à petit, sans forcer surtout, je les écoute, je les discerne. Ils ont des sentiments, des besoins, des désirs comme tout être réels. Tel fluide, plus discret veut devenir une petite plante, tel autre veut devenir un grand cactus...
Doucement, petit à petit, en suivant et en guidant mes fluides, sans heurt, comme deux partenaires d'une danse qui s'aident mutuellement, je construis ma forêt. Rien de dense, au contraire, tout en largeur, pour qu'aucune de ses plantes soient obligées de se battre pour la moindre petites gouttes d'eau.
Doucement, petit à petit, l'air et la terre se colorent d'un brun-vert brillant, tout autour de moi. Je vois se dessiner la forêt que je fais naître de mes mains, de mon esprit et de mes fluides.
L'instant est exceptionnel, mon rêve prend forme et je relâche les derniers éléments de ma puissance magique. Ceux qui permettront à chacune de mes plantes de pousser, de s'épanouir sur l'espace d'une après-midi et d'une nuit.
(Il ne reste plus qu'à attendre, maintenant... Tu as fait du bon travail.)(Cela fait déjà une heure ?)(Cela fait déjà une heure, en effet !)Il ne faut guère de temps pour que mes gardes reviennent me voir, les plantes autour de moi commencent à peine à pousser, quasiment invisibles dans le sable rouge du désert.
"Alors, tout se passe bien ici.""Hey ! Attention, Faites gaffe où vous mettez les pieds. Vous allez les écraser !""Vous parlez de quoi ?""Des plantes à vos pieds, bandes de rustres.""Des... plantes ?"Je me lève et, de mon pas délicat d'elfe, je me dirige vers le Sindel avec un sourire, en faisant bien attention à chacune des plantes qui s'ouvrent à la vie. C'est moins difficile pour moi, à vrai dire, vu que je vois ce à quoi elles vont ressembler et où elles sont.
Arrivée près de mes gardes, je me baisse près du sol et lui sourit, l'enjoignant à faire de même.
"Regardez, des plantes..."Le garde ne parvient pas à détacher son regard de la petite pousse qui pointe au-dessus du sol. Un sourire naît sur son visage, les yeux pétillants de bonheur. Son comparse, qui est venu nous rejoindre à même une larme qui glisse sur son œil.
"Des plantes vertes... De véritables plantes, pas des champignons...""Oui, des plantes. Et elles vont continuer à pousser. D'ici demain matin, il y en aura une petite centaine dans la vallée.""C'est vous qui avez fait ça ? Toute seule ?""Bien sûr que c'est elle. C'est une magicienne, pov' tâche. C'est pour ça qu'elle a passé trois jours avec le vieux !""Je pensais qu'il voulait juste protéger la donzelle parce que c'était un bon coup !"J'éclate de rire, un rire pure et cristallin, comme une pluie fraîche un soir de printemps. Ce rire est contagieux et finalement les quatre hommes, avec moi, profitent du bonheur, d'un espoir, même s'il est mince, de voir la vie vaincre sur la destruction...