Allongé sur le sol froid et dur, je sentais le sommeil m'emporter dans le lointain pays des rêves ou plutôt des cauchemars étant donné que notre mission était basée autour de cette épidémie machiavélique. Ma bouche était pâteuse, j'aurais bien aimé pouvoir manger quelque chose, cependant, les vers de terre de Jakadi ne m'avait pas vraiment attiré et rien qu'en pensant à leur diner écœurant, j'eus un renvoi qui remplit ma bouche d'un acide peu ragoûtant... Une chose était certaine : cette journée avait été riche en rebondissements, maintenant, il était temps de me reposer et de retrouver mes forces perdues dans nos combats acharnés... J'espérais que le lendemain serait plus calme, enfin, je ne voyais pas pourquoi je continuais à avoir ce genre de désirs vu que je savais pertinemment que nous allions encore devoir frôler la mort à plusieurs reprises.
(Ça ne sert à rien d'envisager le futur on verra bien ce qui arrivera...)
Je me laissais gagner par le sommeil, un sommeil de plomb qui me berçait et me conduisait vers un monde chaleureux et apaisant. J'avais l'impression d'être porté par une brise d'été, chaude et entêtante à la fois, qui avait vraisemblablement le même pouvoir qu'une bonne bouteille d'hypocras. Drogué par mes pensées, la vie me paraissait si lointaine que je crus tout d'abord que mon âme était en train de me quitter sans sommation... Pourtant, je ne dépérissais nullement, seul mon esprit annihilait mes sens et ma lucidité. Quelle sensation étrange, j'étais en train de me censurer sans le vouloir, je ne contrôlais plus rien et préférais me laisser porter par les images de mon subconscient. Me trouvant à la limite de la réalité, j'allais bientôt pénétrer un tout autre royaume où les enchaînements logiques qui régissaient notre monde extérieur ne seraient plus qu'un amas de bêtises inintéressantes. Comment cela pouvait être possible ? J'étais à la fois dans l'écoulement normal de l'histoire, où les durées étaient formatées, pourtant, je me trouvais aussi hors du temps.
(Est-ce réellement possible ? Je ne devrais pas faire attention à ça et me laisser aller...)
... Mes mains étaient incandescentes, brillant de milles feux comme jamais auparavant, des rougeurs apparaissaient sur mes bras habituellement pâles... Qu'était-il en train de se réaliser ? J'irradiais de chaleur comme si j'étais sur le point d'imploser et de libérer une onde de choc, pur concentré d'énergie magique qui se baladait dans mon corps. Des flammes s'élevèrent majestueusement de mes mains qui, en temps normal, étaient remplies d'une eau claire et insipide. Le feu ardent projetait des ombres dansantes sur les arbres environnants, j'avais la nette impression de connaître ce lieu, j'y étais venu récemment. Néanmoins, la présence incongrue de Jakadi me faisait douter de la pertinence de mes souvenirs. Était-ce réellement la forêt qui entourait Cuilnen ? Mais que faisait-il avec moi... Sa voix claironnait près de moi, chantonnant un air plutôt pervers et malsain ; j'en avais assez ! La colère jaillit en une langue de feu exceptionnelle qui enflamma le Petit Bonhomme vert... Je ne pouvais m'arrêter, la joie de le tuer et d'en finir avec les membres de son espèce était bien présente au fond de moi. Enfin, j'allais faire régner la justice et anéantir cette pipelette audacieuse qui pensait que j'étais un incapable tout comme l'ensemble du peuple magicien... Le Gobelin était en train de se consumait et à ma grande surprise il n'implorait même pas ma pitié ! J'augmentai la température du bûcher ambulant dans le but de lui arracher quelques paroles désobligeantes, mais, il n'en fit rien : «Tu vas parler ! Crie ! Implore-moi !»
Mais, rien ne se passa, tout ce que je pus sentir à part l'odeur d'enveloppe charnelle grillée fut une déception mêlée à une amertume féroce. Je désirais plus que tout au monde entendre sa voix Gobeline au milieu des flammes, pourquoi ne hurlait-il pas ? D'habitude, il était toujours content de parler et de nous faire part de ses moindres expériences ou idées, mais, à présent il préférait rester muet face à mes pouvoirs... Je cessai le brasier, tentant de me calmer pour ne pas mettre le feu à l'entièreté de la forêt, je ne voulais pas être accusé de pyromane. De toute façon, brûler tous ces arbres ne seraient pas une mince affaire, l'humidité était bien trop importante pour créer un incendie digne de ce nom. Je m'approchai du corps frêle qui continuait de fumer à quelques mètres de moi, la rage immonde qui s'était emparée de mon esprit commençait à se dissiper. Chacun de mes pas était une façon de relâcher la tension, de me détendre avant de regarder dans les yeux le crime que je venais de commettre. Pourtant, même si mon acte était ce que l'on pouvait qualifier d'immonde, je restais grisé par tant de méchanceté, j'avais l'impression de m'être libéré d'un poids qui c'était accumulé depuis bien trop de temps. Je me sentais léger, des ailes étaient sûrement en train de pousser dans mon dos, je flottais, avançant sur un petit nuage vers le corps de Jakadi carbonisé. «Tu veux des vers Kerkan ?»
Ah le Gredin ! Il était toujours en vie, son regard vitreux était posé sur moi, mais le dégoût me fit tourner la tête. Son visage était entièrement cloqué et déchiqueté, cependant, ses lèvres continuaient de bouger comme si rien ne s'était produit. Quelle horreur ! Le Gobelin s'était changé en un terrifiant mort vivant qui allait sans nul doute s'en prendre à moi... J'entendis des craquements, peut-être étaient-ce des os cassés ou des branches qui se brisaient ? Il le fallait, je devais regarder ce que faisait le petit Bonhomme couleur salade ! Ma tête tourna lentement comme si je m'attendais à observer quelque chose exceptionnellement désagréable. Hé bien ! Je ne fus pas déçu ! Jakadi avançait vers moi vêtu de ses anciens habits de clown et bien sûr, il me tendait des vers de terre gélatineux ! «Mange, Kerkan ! Il faut dîner. - Je n'en veux pas !» hurlai-je en fermant les yeux.
Mais, Jakadi n'avait de cesse de me torturer et il se mit à chantonner un air de manière désordonné et sans aucun rythme. Je n'en pouvais plus, je devais quitter ce lieu de malheur. Je courus à travers la forêt corrompue essayant d'échapper à la terrible mélopée du Gobelin qui narrait les bienfaits des vers. Pour moi, ces créatures n'avaient strictement aucune utilité, nous devrions les anéantir, le monde s'en porterait bien mieux, j'en étais certain ! Au fil de ma course, le chant de Jakadi se transforma en un murmure à peine audible qui se perdit finalement au beau milieu des bruits de la forêt... Néanmoins, quelque chose me marqua : les arbres étaient en train de laisser place à un paysage plus désertique où les roches s'élevaient autour de moi, m'emprisonnant au sein d'un nouveau lieu méconnu. Où avais-je encore atterri ? «Kerkan, je suis là.»
Qui pouvait bien avoir cette voix si douce et mélodieuse ? J'avais la nette impression de la connaître et pourtant quelque chose m'ennuyait terriblement, qu'était-ce ? Glaya ? Oui c'était elle, j'en étais certain, pourtant je ne réussissais pas bien à la distinguer, elle avançait ou plutôt, déambulait entourée d'un épais brouillard qui m'empêchait de voir son visage empli de candeur et de folie. «Viens te cacher avec moi, vite, ils arrivent ! - Qui ? Et, où voulez-vous que l'on se cache, il n'y a que des roches et des montagnes autour de nous !- Dans le brouillard, dépêche-toi !»
Mais, quelle andouille ! Glaya était donc aussi stupide que ça, elle était aussi voyante que le nez au milieu de la figure... Cette Femme était totalement désespérante ! «Non, je ne viendrai pas ! - Alors crève !»
J'aperçus une sphère luminescente apparaître dans la purée de pois, que faisait-elle ? Voulait-elle me protéger contre les ombres naissantes qui s'approchaient de nous dans le but de nous faire passer l'arme à gauche ? Derrière moi, j'entendais les fers d'un groupe de chevaux qui frappaient le sol et le faisaient vibrer tel un véritable séisme qui se propageait à une vitesse surprenante. Je ne savais pas ce qui était en train de se passer, pris dans les mailles d'un filet, j'étais piégé comme une faible et intrinsèque proie. Croyant que Glaya viendrait à mon aide, j'attendais qu'elle fît le premier pas pour me tendre la main... Mais, la terreur arriva à son paroxysme lorsque je vis un rayon lumineux fendre l'épais brouillard et qui se dirigea vers moi. Cette Folle venait de lancer un sortilège sur ma personne, vraisemblablement dans le but de me détruire... La seule chose que je pus faire fut de rabattre mon bras devant mes yeux pour protéger mes pupilles de cette intense luminosité. Néanmoins, mes sens ne sentirent pas passer l'onde terrifiante, j'étais apaisé, revigoré par une force inconnue qui m'avait pénétré... «Kerkan ! Fais quelque chose !»
Cette voix résonna comme un éclair, fluette, enfantine, malicieuse, c'était celle de mon frère quand il n'avait qu'une dizaine d'années. Lorsque j'ouvris les yeux à nouveau, je me trouvais près d'un torrent tumultueux, la panique se lisait sur le visage d'Andorian. Mes mains et mes jambes tremblotaient, angoissé, à la limite de la paralysie, je tentais de trouver une solution au drame qui se profilait. Pourtant, je ne comprenais pas réellement ce qui se passait, ce lieu était rempli d'une atmosphère tendue et pourtant si calme... «Il est mort ! Il est mort !» continuait-il de hurler...
De qui parlait-il ? Qui était mort ? Pourquoi étions-nous ici ? J'avais la sensation troublante d'être en train de vivre une péripétie tragique, mais, je n'arrivais pas à retrouver ce qui s'était déroulé...
«Tu es l'élu, continue ton chemin, tu dois découvrir l'amplitude de tes pouvoirs et la vérité !»
C'était la voix du Shaman qui comme à son habitude me donnait des ordres sans me demander mon avis. Andorian n'avait rien entendu ou bien il était trop préoccupé pour se soucier de ses paroles qui ne l'aideraient certainement pas à retrouver la paix intérieure. Quant à moi, je devais avancer et découvrir la totalité de mes dons, mais où ? Que voulait-il dire ? L'arrivée de parasites indésirables me coupa net dans mes recherches existentielles ; de nombreuses araignées apparaissaient des quatre coins de cette clairière... Certaines sortaient des buissons, mais, d'autres jaillirent de la rivière faisant gicler de l'eau aux alentours ! Leur particularité était qu'elles étaient toutes oranges, zébrées de bleu et faisaient plus de soixante centimètres de circonférence... Par malchance, elles se dirigeaient toutes dans ma direction, m'encerclant, m'emprisonnant, me pétrifiant de peur. Je ne pouvais plus bouger, paralysé par une terreur atroce qui me serrait le cœur et bloquait mes membres inférieurs. Andorian était à mes côtés, ne bougeant pas plus que moi, hurlant au torrent de lui rendre son frère perdu dans les eaux glacées.
Les insectes avançaient avec hâte, bientôt ils seraient à quelques centimètres de moi et me tueraient inévitablement. Je ne pouvais plus rien faire, mes pouvoirs étaient comme bridés par une terreur excessive que je n'avais encore jamais ressenti jusqu'à aujourd'hui. Je savais pertinemment que j'allais mourir et pourtant je ne réagissais pas, cette situation était horrible, qu'aurais-je bien pu tenter pour me protéger de ces créatures bicolores ? Rien... J'étais bien trop faible et elles trop nombreuses, je ne pouvais lutter face à ces montres carnivores et sanguinaires. La première araignée me sauta dessus, enfonçant son dard venimeux dans ma tendre peau et commençant à m'envelopper par sa soie si douce. Puis, une autre arriva, suivie de ses cousines toujours plus grosses et assassines qui s'amusaient à me torturer en me piquant sans retenue. Je sentais leurs pics me transpercer, pénétrer mon organisme de manière douloureuse, sans se soucier de qui j'étais et de ce que je pouvais bien faire ici ! «Élu, lève-toi ! Tu dois réagir, c'est toi qui devrais les tuer !»
Cette voix me rappelait inexorablement que je ne possédais pas l'acabit pour défendre les créatures magiques qui avaient besoin de moi. Je ne le serais jamais, mes capacités étaient bien trop minimes pour pouvoir sauver le monde d'un mal profond qui avait changé la lumière en ténèbres. J'étais complètement vidé par les blessures qui répandaient mon sang sur le sol rocheux, le rendant écarlate, ce qui contrastait majestueusement avec la verdure qui se trouvait près de nous. Mon corps gisait, ma vue commençait à faiblir, ce devait certainement être l'effet du poison qui courrait dans mes veines. Bientôt je sombrerai dans un profond coma connotant mon ultime souffle de vie, s'évaporant dans l'air comme le ferait un alcool volatile sur un feu de bois. Devant moi étaient rassemblées quelques personnes qui devaient vouloir assister à ma mort, désirant peut-être me rendre un dernier hommage. Tout d'abord, Jakadi me jeta les vers de terre qu'il tenait dans sa main au visage, sûrement pour m'inciter à les goûter avant de mourir... Le Shaman restait debout, stoïque, ne se souciant pas de ma présence et préférant sans doute méditer sur le sens de la vie. Quant à Glaya, la jeune femme irradiait d'une lumière éclatante ; incarnait-elle l'étincelle qui me guiderait dans l'obscurité dans laquelle j'étais prêt à rentrer ? Le temps répondrait à ma question en moins de temps qu'il n'en fallait pour le dire ! L'Andorian adulte et démoniaque que je connaissais si bien tenait la main de l'enfant qu'il avait été... Sa cape noire et son regard sombre jurait horriblement avec le visage candide et terrassé par le chagrin du jeune garçon. Ses yeux aussi obscurs que l'âme de Thimoros se posèrent sur moi, je pus apercevoir un rictus apparaître sur sa figure avant qu'il ne créât une boule de feu bien plus imposante que mes sphères d'eau. «Arrête... And...orian ! Je... t'en supplie...»
Mes paroles ne lui firent ni chaud ni froid, tout ce qui l'intéressait était d'en finir au plus vite avec moi... Depuis, le temps qu'il attendait ça, il allait enfin pouvoir réaliser son rêve le plus cher, il avait gagné et pris le pas sur moi ! D'un mouvement habile et gracieux, il tourna sur lui-même et envoya sa déflagration sur mon corps tuméfié...
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Quête 18 : Un monde de rêve au pays des cauchemars
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