Citation:
Les routes se frottent contre les murs de la maison comme de gros serpents qui veulent changer de peau.
- Voyez-vous, monsieur, tous ces morts là-bas dans la terre, quand ils vont se mettre à pousser le dessous des labours avec leurs dos, tous ensemble, et naviguer dans l'épaisseur de ça avec la charrue !
- Les morts, grand-père, ils feront tout juste de l'herbe. Si tu la regardais de haut, la terre, quand cette guerre sera fini, comme ça, tiens...
Danier prend son verre, il le soulève de la table, il le fait tourner doucement comme un petit monde sous le soleil de la lampe.
- ... si tu pouvais la regarder de haut, tu la verrais juste un peu plus verte dans les gros endroits de morts. La fin pour laquelle on est ici dessus c'est ça. Le sort des bêtes et le sort des hommes pareil ; le rôle, pareil. Tu veux la vérité ? Il faut se laisser utiliser par les arbres, par le soleil, par la pluie, par les grosses choses. Ca sait ce que ça veut, ça a de grandes lois, toujours les mêmes depuis le commencement du temps et c'est ça la vérité, la vérité grand-père. Tu viens sur terre, tu fais des enfants, tu manges, tu bois, tu meurs, tu fais de l'herbe, tu rentres en rond dans la boule, mais si tu veux faire l'homme, alors voilà ce que tu inventes.
Les vitres tremblent au ronronnement des canons.
Jean Giono, Bataille du Kemmel, chapitre inédit du
Grand troupeau, in
Ecrits pacifistes (collection Idées-Gallimard)
Ces chapitres inédits d'un livre que je n'ai pas lu m'ont marqué par le choix de la narration, toute en images, en comparaisons, au moins aussi poignante qu'une description réaliste et chirurgicale de ce qu'a pu être le massacre perpétuel de centaines de milliers d'hommes dans des champs et des tranchées. Ce sont des passages qui me prennent aux tripes, et qui me donnent parfois envie de gueuler (même si ça ne sert à rien) contre tant d'imbécilité. De me dire que des hommes ont pu, les premiers milliers d'hommes tombés pour pas un arpent de terre, envoyer tous les autres aux massacres. Et comment encore aujourd'hui on leur accorde une place de presque héros.
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C'est par la sagesse qu'on bâtit une maison, par l'intelligence qu'on l'affermit ;
par le savoir, on emplit ses greniers de tous les biens précieux et désirables.
Proverbes, 24, 3-4