Comment elle était venue à ce métier, il était impossible de le lui faire dire. Apparemment, elle ne le savait plus très bien elle-même. Il apparaissait seulement qu'elle tenait l'activité de chanteuse pour un des rouages indispensables de la vie et y rattachait toutes les merveilles qu'elle avait entendu conter de l'art et des artistes, de sorte qu'elle trouvait parfaitement juste, édifiant et distingué de monter tous les soirs sur une petite scène ennuagée par la fumée des cigares et d'y chanter des chansons dont la puissance émotive était un fait établi. Naturellement, comme il se doit pour colorer un peu le convenable, elle ne craignait nullement d'y glisser parfois quelque iconvenance, mais elle était fermement persuadée que la première chanteuse de l'Opéra impérial n'en agissait pas autrement.
En vérité, si l'on tient absolument à nommer prostitution le fait d'offrir pour de l'argent non point toute sa personne, comme il est d'usage, mais seulement son corps, dans ce cas, Léone pratiquait à l'occasion la prostitution. Mais quand pendant neuf ans, comme elle le faisait depuis sa seizième année, on apprend à connaitre la médiocrité des cachets d'usage dans les derniers cercles de l'enfer du chant, quand on a en tête le prix des robes et de la lingerie, quand chaque jour on se bat avec les retenues, la cupidité et l'arbitraire des patrons, avec les pourcentages pris sur les consommations des clients émoustillés et sur la chambre de l'hôtel voisin, quand il faut chaque jour en disputer puis, comme un commerçant, faire la balance, alors cette débauche, si réjouissante aux yeux du profane, devient une profession où règnent la logique, l'objectivité et les lois du milieu. Et justement, la prostitution est de ces choses qui changent fort, selon qu'on les voit d'en haut ou qu'on les examine d'en bas.
, I,6, Robert MUSIL.