Ah ce calme… après le presque-silence angoissant du village fantôme torkin alors que je devais me cacher pour ne pas me retrouver transformé en compote de sekteg, puis le fracas assourdissant qui a suivi la venue de mon pauvre gatch bratty possédé, c’est un vrai régal que de pouvoir enfin se baigner, se vautrer même dans une absence totale de bruit bien saine pour permettre à mes muscles jusqu’ici trop sollicités de pouvoir s’accorder une détente bien méritée après leurs bons et loyaux services.
« Jakadi… »Mais d’ailleurs comment ça se fait que j’aie l’impression de flotter dans une sorte de vide complet alors qu’il y a quelques secondes à peine j’étais en train de gésir sur la pile de détritus dans laquelle je m’étais moi-même entériné les jambes ? Oh et puis zut, ça ne fait rien, je me sens trop flagada pour pouvoir dûment réfléchir à quoi que ce soit, aussi je crois que plutôt que de me tarauder le ciboulot avec des questions auxquelles je ne pourrais vraisemblablement pas apporter de réponse, je vais me pelotonner bien tranquillement sur moi-même et fermer mes yeux pour me laisser aller…
« Jakadi ! »Quoi quoi quoi ?! Pas moyen d’être tranquille cinq minutes décidément, car à peine ai-je commencé à amorcer une tentative d’essai de somnolence que je ressens un choc administré sur l’arrière du crâne en une tape sèche qui me fait me retourner sur le champ avec un
« Ah ! » d’effroi, de surprise et d’agacement mêlés : si c’est encore un de ces satanés cauchemars qui vient m’empêcher de dormir du sommeil du juste, il va voir de quel bois je me chauffe ; je vais lui rentrer dans les plumes si fort qu’il ne va pas savoir ce qui lui arrive, et ce même si c’est une meute d’araignées géantes ou une armée de démons, c’est moi qui vous le dis !
Cependant, à peine retourné, je reste aussi interdit que si j’avais vu Yumni en personne, car devant moi se tient quelqu’un dont l’apparence est tout sauf cauchemardesque, et qui me laisse sans autre réaction qu’un hoquet béat. Il faut dire qu’il y a de quoi avoir les yeux qui tombent de leurs orbites si l’on dresse le portrait de l’apparition qui se tient devant moi ! Jugez plutôt : une donzelle d’à peu près ma taille –rien que ça est assez exceptionnel- au teint d’un rose au velouté si délicat qu’on dirait qu’elle a toujours été maintenue dans un écrin protecteur afin de ne pas abîmer sa peau, aux jambes si bien proportionnées qu’elles feraient sans peine office de modèle d’élégance féminine, et sur lesquelles elle se tient si droit, le port raide et les épaules fièrement rejetées en arrière, les bras croisés de façon altière que je m’en sens tout petit avec mon physique dégingandé. Je sais qu’une forte poitrine est habituellement considérée comme un atout pour la gent féminine, mais dans le cas de cette ravissante apparition, point n’est besoin d’attributs aussi bassement aguicheurs pour la faire apparaître des plus charmante ; son seul visage suffit. D’ailleurs, il est bien connu qu’il faut toujours finit par le meilleur, et si dans ce cas cela pourrait paraître être les splendides ailes de papillons iridescentes qui s’agitent lentement dans son dos, une telle caractéristique, aussi extraordinaire soit-elle, est vite éclipsée par la beauté du minois de la demoiselle : une bouche mince mais bien dessinée en ce moment déformée en un pli boudeur qui ne fait rien pour aller à l’encontre de sa joliesse, un nez d’une finesse que peuvent envier toutes les princesses, des oreilles partant en pointes d’une façon au moins aussi harmonieusement que celles d’un elfe, de longs cheveux d’un roux chaleureux tirant sur le rouge rabattus superbement sur le côté droit, et surtout –surtout-, des yeux d’un vert si pénétrant qu’ils semblent luire d’une brillance qui me traverse l’âme, bordés d’un fin liseré de cils noirs. Bien entendu, la dame ne va pas sans vêtements, même si son équipage est d’une merveilleuse simplicité, consistant en un bustier d’un blanc fabuleusement immaculé qui la recouvre de la poitrine jusqu’au haut des cuisses, se terminant vers le bas par des dentelures qui font que cet habit l’apparente d’autant plus à une fée de contes. Ajoutez simplement à cela qu’une partie de sa chevelure est retenue en un petit chignon sur le côté gauche par une broche dont la forme évoque une luciole, et la description s’achève sur cette touche.
Mais pour en revenir à ces yeux, ils me semblent étrangement familiers, avec cet éclat d’une intelligence si incroyablement expérimentée par rapport à son apparente juvénilité… où est-ce que j’ai bien pu déjà voir un regard d’une telle intensité ? Vraiment, je pourrais jurer que je l’ai contemplé il y a quelques minutes, voire quelques secondes à peine, mais chez qui ? Rhalala, c’est pas facile, on dirait que j’ai les idées embrouillées mais au fur et à mesure que je m’efforce de les rendre plus claires, la solution me semble toujours plus proche et… oh, non d’un japok joufflu !
« Minil’emnil ! Caqueté-je confusément avec une stupéfaction teintée d’une pointe de ravissement.
- Oui, Minil’emnil ! » Réplique-t-elle avec une certaine mauvaise humeur en singeant étonnamment bien mon timbre aigu lorsqu’elle répète son nom.
Éberlué, je ne peux empêcher un sourire béat de se coller sur mon visage alors que je contemple ma compagne de voyage incarnée sous une forme à peu près humaine de haut en bas et de bas en haut avec un air si admiratif qu’on pourrait réellement me croire faisant face à une divinité dont l’expression agacée ne fait que s’accentuer alors qu’un rougissement qui va croissant s’empare de ses joues pour qu’elle finisse par s’exclamer d’une voix plaintive :
« Arrête de me dévisager comme ça ! »Et ce disant, elle enfonce sa tête mignonne dans ses bras croisés, n’en pouvant manifestement plus d’être le centre de tant d’attention, même si le spectateur n’a pas vraiment de quoi intimider tant il peut être dit insignifiant : de toute évidence, ma chère faera a conservé sa touchante timidité même en tant qu’humanoïde, et je ne résiste pas à vouloir la rassurer après quelques longues secondes d’un silence gêné, avançant une main compatissante pour lui prendre le bras :
« Je suis désolé, je pensais pas que… »Ma phrase s’interrompt quand, au moment même où mes doigts effilés entrent en contact avec l’épiderme soyeux de la belle créature, je ressens comme une décharge à l’intensité semblable à celle donnée par la clé de keraunos mais d’une intensité beaucoup plus bienfaisante, dont l’effet se propage en ligne droite le long de mon bras jusque dans ma tête tandis qu’une légère aura incolore éclaire un instant l’endroit où j’ai touché ma partenaire. C’est alors qu’une compréhension soudaine s’empare de moi avec une intelligibilité délirante et que la sensation d’extrême timidité me devient familière : cette impression d’être dénudée, disséquée, décortiquée par un regard, je n’aurais pas cru que ça pouvait être à ce point désagréable !
« Et voilà ! Éclate à ce moment Minil’emnil avant de reprendre un peu son calme et de poursuivre d’une voix plus posée mais non moins déconcertée :
Je ne sais pas comment tu fais ça, mais ça marche à tous les coups. »Mais de quoi parle-t-elle ? La réponse me vient par ce qui semble être les derniers fragments de la communion avec ma faera issue de notre contact qui pour momentané qu’il fut, ne m’en laisse pas moins des traces nettes de ce qu’elle ressent ; de l’incrédulité : normalement, aucun être vivant ne devrait être capable d’avoir un contact aussi étroit avec une de ces entités dont elle fait partie, car elles sont composées de fluide, et devraient donc normalement toujours rester à l’écart de la matérialité d’êtres comme moi ! Des fluides, des fluides… la magie… est-ce que ça veut dire que je peux utiliser les mêmes sorts que Kerkan ?
Timidement, en tremblant légèrement même, Minil’emnil approche sa main de mon front, et le frôle du bout des doigts, ce qui est suffisant pour me faire comprendre que non : la magie nécessite de manipuler les fluides pour en former l’énergie à son gré, et je n’ai aucune prédisposition à une pareille maîtrise, étant « juste » capable de m’en rapprocher de façon anormalement prononcée sans pour autant être capable d’entrer suffisamment en harmonie avec de tels éléments pour les moduler en manifestations magiques. Oui, tout cela est la nature des fluides, que je peux percevoir comme à travers une fenêtre, étant même capable d’en cerner les origines à condition de me pencher suffisamment…
« Jakadi ! »Hein ?! Ce n’est qu’à ce moment là que je remarque qu’elle m’a prudemment empoigné par deux pans de mes habits et me secoue aussi vivement qu’elle le peut pour me faire reprendre mes esprits : sans m’en rendre compte, je me suis plongé si profondément dans mes pensées (ou plutôt
ses pensées) que je suis resté stupidement à bailler aux corneilles, un filet de bave ayant même commencé à se former à la commissure de mes lèvres que j’essuie hâtivement alors que ma faera et moi nous dégageons prudemment l’un de l’autre : tous les deux avons compris que nos échanges sont peut-être un peu trop riches pour considérer les poursuivre sans risques, car c’est que Minil’ est un véritable puits de savoir insondable dans lequel un sekteg inculte comme moi risquerait bien de se noyer s’il s’amuse à y barboter impudemment trop longtemps !
Toutefois, même si nous avons pris soin de nous séparer, nos pensées restent étroitement connectées, et je peux ainsi comprendre plus clairement ce dans quoi je me suis retrouvé : on dirait que grâce à mon « don », un lien a pu se tisser entre nous deux, et qu’ainsi j’ai pu maintenir le contact avec elle au lieu de sombrer purement et simplement dans l’inconscience comme n’importe qui d’autre l’aurait fait. Désormais un peu plus à l’aise, nous échangeons un sourire, mais nous nous interrompons en nous mettant sur nos gardes lorsqu’une voix que je connais bien résonne dans l’immensité insondable dans laquelle nous évoluons :
« Chatchy bratty ! Torca ! Tar mi-cyoctachill ! Tar krat bar dimounn ! » Avec ma maîtrise plus qu’approximative du garzok, il me serait normalement impossible de comprendre un pareil galimatias, mais avec l’aide de l’incollable faera, il n’est pas un problème de saisir le sens des paroles de celui qui ne peut être personne d’autre que Krochar, même si celles-ci me laissent perplexe : s’il a « écrasé le démon », alors pourquoi dois-je attendre ? Et d’abord, comment ça se fait que j’entends sa voix ?
« Tu perçois à travers mes oreilles. » Explique Minil’ d’une voix douce avec concision ce qui, pour être plutôt difficilement concevable, n’en reste pas moins clair.
Mais, à peine le temps d’encaisser que déjà mon gatch bratty se remet à parler avec dans la voix des accents de panique et même de souffrance perceptibles, m’immergeant cette fois-ci dans les abîmes de l’incompréhension, état d’esprit que ma compagne partage si j’en juge par son air aussi interrogatif que le mien. Se pourrait-il que ce soit moi qui me sois retrouvé possédé ? Percevant cette hypothèse, elle hoche négativement la tête, et de fait, nous sommes en une telle proximité mentale qu’elle l’aurait perçu si quelqu’un s’était mis à vouloir me parasiter. Mais alors que se passe-t-il ? En vérité, il n’y a pas trente-six façons de le savoir : ce n’est pas en restant dans cette bulle que nous saurons de quoi il en retourne, et même si cela me peine de devoir délaisser mon amie alors que nous étions dans une telle communion spirituelle, il ne faut pas négliger son devoir ! De toute manière, ce n’est pas comme si, une fois revenus dans le royaume des vivants, nous allions nous retrouver séparés… et puis même si je ne reprends pas conscience dans l'immédiat, ce qui est malheureusement fort probable étant donné l’état de mon corps, m’évanouir pour de bon sera plus reposant que de solliciter encore mon esprit comme je le fais en ce moment.
« A tout de suite ! M’annonce sans autre préambule la magnifique humanoïde alors qu’elle commence à agiter ses ailes comme pour s’envoler, laissant au passage tomber comme une fine poussière diamantée qui scintille si diaphanement que l’on dirait une multitude d’étoiles.
- A tout de suite ! Tu es vraiment superbe ! » Répliqué-je de grand cœur avec un engouement digne d’un gamin.
Sans répondre par autre chose qu’un rougissement qui ne fait que rehausser son immortelle beauté, Minil’ exécute une gracieuse pirouette qui projette de nouvelles étincelles lumineuses, et je ne peux m’empêcher de me mettre à réciter comme une oraison à cette vision tout en agitant avec entrain les bras :
La lune apparut dans sa force
avec ses volants de nard.
L’enfant la regarde, regarde.
L’enfant va la regardant.
Dans les cieux troublés
la lune agite ses bras.
Et en effet, à voir l’être féerique qui gagne très rapidement en altitude pour ne plus être qu’un point lumineux qui s’estompe bien vite, on croirait voir l’ascension de cet astre céleste. Alors qu’elle disparaît, je sens mes idées devenir de moins en moins claires et mon corps de plus en plus lourd, et lorsqu’elle n’est plus du tout visible, l’enfant a les yeux fermés.