De légers fils d’or, aériens, mutins, forçaient le passage au-travers des lourdes étoffes pourpres mal jointes et se ruaient, déterminés enfants de l’astre du jour, jusqu’à la pièce maîtresse de la chambre. Certains hésitaient, s’arrêtaient à mi-chemin, paressant langoureusement sur les lattes soigneusement cirées du plancher de chêne. D’autres, plus curieux, préféraient embrasser les délicates sculptures laissées par les mains d’un artisan talentueux ayant ouvragé le lit à baldaquins. D’autres encore, chats voluptueux, s’étiraient de tout leur long sur les délicats draps de lin. Et enfin, les plus persévérants, cajoleurs, moulaient leurs formes aux courbes du corps reposant sous les légers tissus en une douce et tiède étreinte avant de se mêler, doigts mordorés, à la chevelure ébouriffée parsemée de rais argentés.
« MELISSAAAAAAANDRE ! »
La voix rocailleuse, les yeux encore bouffis et collés par le sommeil, Laérale, noble et digne dame, luttait pour se réveiller. Maudite soit cette fichue servante ! Que n’avait-elle pas soigneusement fermé les rideaux ? Ce ne pouvait être qu’une dernière pique, une mesquine revanche avant son départ ! Enfin, c’en était fini, la renvoyer avait été un nouveau souffle pour la maîtresse de maison. Maintenant, elle allait prendre en main la petite nouvelle. Qui n’allait pas tarder à essuyer ses foudres si elle ne se hâtait pas. Le Domaine était grand, certes. Mais des années à y vivre avaient appris à Laérale à avoir une perception exacte du temps et des distances. Et, là, elle secoua vigoureusement un petit anneau, qui devait faire sonner à la volée une clochette dans la chambre de sa domestique. A partir de ce moment, il devait rester une centaine de pas à faire avant que la domestique n’atteigne sa chambre. Quatre-vingt dix maintenant. Juste le temps que s’exécute le rituel matinal. S’asseoir et se caler confortablement dans les moelleux coussins de plumes. Soixante-dix. D’une main leste, rassembler et relever sa douce crinière en un chignon approximatif. Soixante. Se frotter vigoureusement le visage, se pincer les lèvres et les joues pour y ramener de la couleur et ainsi ne pas offrir un masque blafard à la vue d’une fille du peuple. Quarante-cinq. Le trottinement de la petite se faisait audible. (Déjà ? Ah, oui, mais j’ai crié avant de sonner… Fichu rêve.) Traquer les marques de plis qu’une bonne nuit entre des draps froissés pouvait avoir imprimés dans la peau et les frictionner jusqu’à leur complète disparition. Vingt. Les pas résonnaient distinctement, à présent. Réarranger lesdits draps, les maintenir sur sa poitrine et lisser du plat de la main toute bosse disgracieuse qu’ils provoqueraient. Cinq. Dégager les dernières mèches folles qui lui tombaient toujours devant les yeux, raidir sa position, durcir son regard. Loquet.
Loquet.
Loquet ?
Interloquée, Laérale tendit l’oreille. Les pas ne claquaient plus. Sa servante s’était-elle fait détourner par un laquais de son mari ? Mais non, il n’y avait plus aucun bruit, et rien d’inhabituel n’était survenu.
Clac clac clac clac…
Sourire. Bien sûr. C’était son premier travail, à cette enfant, sa première incursion dans un monde différent du sien. Cette fracture devait la bouleverser, d’où le claquement de ses genoux qui s’entrechoquaient, audible au-travers de la porte.
« Entrez donc, enfin ! Croyez-vous que j’ai le temps d’attendre que vous vous décidiez!? »
La choquer, la secouer, tel était le seul moyen qu’elle se reprenne, sans quoi elle resterait une gourde effarouchée qui ne lui serait d’aucune utilité. Pivotant lentement sur ses gonds, le lourd battant laissa paraître un visage poupin cramoisi, en accord avec la chevelure filasse de l’anguleuse jeune fille.
« Ex… Excusez-moi… Bonjour… Je… » « Ma robe de velours pourpre. Ensuite vous m’aiderez à me coiffer. Après quoi vous pourrez disposer. »
C’était gagné. Enfoncés dans ses orbites creusées de fatigue, ses étranges yeux vairons brillaient d’admiration. La Dame avait assis son pouvoir en accentuant le fossé les séparant. Laérale suivit du regard la chétive créature qui s’affairait du mieux qu’elle pouvait, et force était de reconnaître que cette carcasse pointue était dotée d’une énergie et d’une efficacité appréciable. En un tournemain, elle ouvrit les rideaux, tisonna l’âtre agonisant jusqu’à obtenir de hautes flammes réconfortantes, prépara le nécessaire de toilette avant de sortir avec déférence le vêtement exigé. Puis, voyant que sa maîtresse ne semblait pas décidée à quitter son lit, elle se remit à s’affairer en époussetant de son tablier quelques babioles de ci de là, sur le manteau de la cheminée, sur la commode, sur le secrétaire…
« Stop ! »
A l’approche du meuble, la scène de la veille était revenue en mémoire à Laérale avec une intensité peu commune. Il ne fallait en aucun cas que qui que ce soit approche de son secret, et c’était cette pensée qui l’avait catapultée hors de ses couvertures.
« Ce n’est pas la peine de trop en faire… Venez plutôt m’aider à passer cette robe. »
L’exercice était effectivement périlleux, et sa difficulté majeure consistait à superposer toutes les couches, du jupon au bustier, en un alignement parfait, afin qu’aucune couture n’irrite la peau, ce qui conduirait à des gênes pouvant entraîner des gestes disgracieux absolument proscrits. Pour corser la chose, il fallait que les longs cheveux de la noble dame, dont elle était si fière, ne se prennent dans aucune fermeture, qu’il s’agisse de ces boutons ou de ces agrafes qui abondaient sur le moindre vêtement. Pour un premier essai, Mélissandre se débrouilla plutôt bien. Certes, il y eut quelques mèches entortillées, un bouton qui écorcha la blanche peau et un jupon qui ne voulait pas suivre les généreuses courbes de Madame de Lothandre, mais dans l’ensemble, elle fut habillée dans les temps qu’elle avait pour habitude de s’impartir. Satisfaite de son élève, elle voulut la tester. Elle alla se mirer dans son psyché, approcha du pied un petit tabouret et le désigna à la jeune fille.
« Montez et coiffez-moi. Je veux un chignon serré, mais qu’il ne me tire pas les tempes, surtout ! »
Le visage de l’aide se décomposa et devint plus blanchâtre, si cela était encore possible. Mais elle serra ses fines lèvres, prit un peigne en nacre et monta résolument sur le marchepied. Pendant qu’elle œuvrait avec douceur et fermeté, la dame laissa son esprit vagabonder.
(Elle me paraît douée… Je pourrais peut-être en faire quelque chose. Pourvu qu’elle garde cette qualité qu’elle a de garder le silence ! Je ne supportais plus le discours incessant de l’autre pie. Et je pense qu’elle était aussi attirée par ce qui brillait, même si je ne l’ai jamais vue… D’ailleurs, tiens ! Est-ce que je n’avais pas décidé de me mettre à l’œuvre, moi aussi ? Oui mais… Par où commencer ? Je ne vais tout de même pas fréquenter les bas quartiers, ce serait indigne de moi ! Non, il faudrait que je commence par m’exercer. Voyons, qu’est-ce que…)
« Madame ? Ça vous va ? J’peux y refaire, sinon, c’est comme vous voulez ! » « Je peux le refaire, Mélissandre, essayez de parler correctement sous mon toit, un minimum… », reprit distraitement Laérale tout en s’observant. « Oh ! J’suis désolée Madame, j’y… Je le referai plus, promis ! »
La coiffure n’était pas parfaite, mais cependant très convenable ; plus fonctionnelle que belle, aucune mèche ne semblait pouvoir s’en échapper, malgré le côté bosselé de l’ensemble. Mais aucune réception n’était prévue aujourd’hui, et mieux valait privilégier la praticité pour les activités possiblement délictueuses en projet.
« Cela ira pour aujourd’hui. Mais vous feriez mieux de vous entraîner encore un peu ; allez voir Rosanna, elle vous sera de bon conseil. Demandez-lui de vous parler du protocole et de tout ce qui s’ensuit. Allez maintenant, mais restez dans le domaine. » « Bien Madame. Bonne journée Madame. Au revoir Madame. »
Laérale ne put retenir un sourire devant cette profusion de « Madame » alors que disparaissait la gauche créature. Puis son regard tomba sur le secrétaire, et son sourire s’évanouit. Avant de réapparaître, plus épanoui encore.
(Aujourd’hui, je commence à voler. Et toi, petit déclencheur, tu vas venir avec moi.)
Elle ouvrit rapidement la cassette, jeta un œil derrière elle, de crainte d’être surprise, puis se saisit de l’éventail. Un frisson l’étreignit. Son cœur battait la chamade, le rouge lui monta aux joues.
(Mais qu’est-ce que je fais…)
Elle observa l’objet sous toutes ses coutures. Il était certes joli, mais aussi banal ; aucune marque distinctive sur le manche ivoire, aucun monogramme sur le petit fermoir, pas le moindre éclat où que ce soit. Elle le déplia soigneusement. Il était fait d’une toile couleur crème, sans motif apparent, sur des lames reprenant la couleur du manche. Elle ne put retenir un gloussement. Après examen attentif, ce larcin était ridicule, et était l’exact reflet de sa propriétaire légitime : d’apparence trompeuse, absolument interchangeable et cherchant à se faire passer pour quelque chose qu’il n’était pas. Combien pouvait-il valoir, réellement ?
(Par les Dieux ! Voilà que je me mets à penser à le revendre ! Ne serais-je finalement qu’une roturière ?)
En le caressant vaguement, elle songea que c’était également un défi que de trouver quelqu’un qui puisse la débarrasser de ce poids sans poser de question… Et sans la citer au cas où les choses tourneraient mal. Il était hors de question de conserver cette chose sous son toit, car enfin, elle détonnerait au milieu de toutes ces vraies œuvres d’art, ce bon goût que des générations de Chantevent et de Lothandre s’étaient échinées à atteindre ne pourrait souffrir un si piteux voisinage. Il fallait le sortir d’ici, car il serait repéré, tôt ou tard ! Mais enfin, comment faire ? L’idée l’effleura, l’espace d’un instant, de demander conseil à son ancienne servante. Mais quoi ! Elle n’allait pas s’abaisser à avouer à cette moins que rien qu’elle avait besoin d’elle ! Et ensuite, quoi ? Se retrouver à caresser la tête pouilleuse du dernier-né de sa grouillante marmaille ?
(Donc non, tout va bien, je ne suis point roturière, puisque cette idée me révolte. Me voilà rassurée.)
Elle commença à faire les cent pas dans sa chambre. Comment, comment, comment… Cette idée tournait dans sa tête comme Laérale tournait dans la pièce. Et soudain, l’illumination. Pourquoi ne pas y avoir pensé plus tôt ? Son époux traitait avec nombre de marchands. Il suffisait simplement d’entrer en contact avec l’un d’eux, le moins fréquentable, si possible, et de tenter de redescendre jusqu’à moins recommandable… D’un certain point de vue. Laérale sentit la frénésie la gagner. Elle sonna. Il fallait que cela fonctionne, il le fallait ! Et pour rester discrète, il était nécessaire d’agir au plus vite. Elle sonna encore, alors que la porte était en train de s’ouvrir. Paniquée, elle fit volte-face et fourra l’éventail en un endroit où personne n’irait le chercher.
« Madame ? » Un masque d’impassibilité sur le visage, elle se retourna. « Ah, vous voilà, jeune fille ! Filez prévenir Rosanna que nous sortons, et allez nous chercher ma capeline ! » « … Nous ? » « Mais oui, nous ! Prenez une cape pour vous aussi. »
Le visage de Mélissandre s’empourpra, et elle sourit. Cette petite avait décidément une propension certaine à la rougeur…
« Et… Et j’dis quoi à Madame Rosanna ? On va où ? » Les yeux de Laérale s’agrandirent. (Maudite soit mon inconscience ! Je veux de la discrétion, et je veux prévenir toute la maisonnée que je m’en vais, et leur dire où je vais ! Heureusement que le bon sens de cette fille m’a remise sur le droit chemin ! Enfin, droit…) « Laissez tomber. Nous allons déambuler toutes les deux, à pieds, finalement. » « D’accord ! J’vais chercher de quoi nous couvrir ! »
Elle entendit la servante s’en aller en sautillant et répétant gaiement, à mi-voix : « Nous couvrir… Nous couvrir… Nous… ». Ce n’était encore qu’une enfant, finalement. Laérale haussa les épaules et s’assura, d’une main sûre, que le semi-précieux objet ne pourrait s’échapper de son corsage. Elle allait bientôt pouvoir s’en défaire. Bientôt. Du moins l’espérait-elle.
[Mise en forme à effectuer... dès connexion viable. Merci!]
_________________ Laérale De Lothandre ~ Kendrane ~ Voleuse
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