Forçant sur ses étriers, Calimène activa d’un mouvement du talon l’instinct et les réflexes de sa monture. Dressé pour la guerre, Légion s’ébroua immédiatement, forçant sur ses appuis et arrachant la terre du sol sous la pression de ses sabots. Le chevalier se redressa et poussa le poids de son corps en avant, facilitant l’élan initial pris par le hongre. En réponse, le Liykor poussa un feulement féroce dans leur direction mais aucun de deux adversaires ne vacilla dans son inspiration. Un instant, il bloqua ses appuis et se prépara à bloquer la charge adverse. Mais passé l’instant d’une réaction instinctive, son intelligence naturelle reprit le dessus, lui permettant d’adapter sa stratégie en conséquence. Feintant sur le côté, il se replia dans la venelle d’où il venait d’émerger et où un cavalier en armes ne pouvait s’aventurer qu’au prix d’une importante réduction de sa vitesse et de l’amplitude de ses mouvements. Pointant son arme en avant, Calimène tenta d’atteindre son adversaire dans le dos lors de son retrait, sans succès.
Emportés par leur élan, Calimène et sa monture dépassèrent la ruelle où venait de se replier le Liykor. Prudente, elle fit prendre de la distance à son cheval avant de le faire tourner sur lui-même et lui permettre de revenir sur ses pas. Constatant qu’une brèche apparaissait dans sa défense sur le côté gauche – sa lame étant figée dans sa main droite – elle prit une courbe large et se présenta de face vis-à-vis de la ruelle. Au sol de cette dernière un cadavre bloquait le passage. Du fait de son présent état et du manque de lumière, il était difficile de déterminer s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. A l’autre bout de la venelle, le Liykor apparaissait en contre-jour, déchirant la lumière des lampes de rue de sa sombre présence. Légion piaffa, signifiant son entrain et son envie d’aller de l’avant mais Calimène le contraint fermement à l’immobilité. Observant la ruelle d’un air suspicieux elle envisagea un piège, le caractère exigu du lieu empêchant un cavalier en armes de se battre librement.
En riposte, elle fourra sa main dans une poche de revers et en tira un modeste présent offert par Victorin. Ami, complice et confident, ce dernier lui avait laissé l’un des ustensiles indispensables à la mission de Capitaine de la garde : un simple sifflet de fer blanc. Elle le porta à ses lèvres et en tira plusieurs sons stridents, véritables plaintes criardes dans le silence de ce début de nuit. Plusieurs instants passèrent sans effet notable ; Calimène et le Liykor se faisant face dans une posture attentiste, chacun en quête des réactions de l’autre. Puis, en guise d’échos lointains, plusieurs sifflements répondirent à ceux émis par Calimène. Plissant des yeux, cette dernière tira de nouveaux accords sonores de son petit instrument, précisant sa position à de nouveaux échos se rapprochant à vive allure. Le Liykor tourna sa massive tête sur sa gauche puis vers les hauteurs, à l’écoute de mouvement que seule son ouïe supérieure pouvait pour l’instant appréhender. Il hésita et modifia légèrement la position de ses quarts, visiblement prêt à bondir. Ses muscles se bandèrent et il émit un grognement féroce juste au moment où une lance vint frapper la pierre de la demeure contre laquelle il se tenait. S’il n’avait eu le temps de procéder à un recul précipité, plusieurs pouces de métal se seraient fichés dans son poitrail.
Face à l’arrivée de membres de la garde, le Liykor tenta de se replier, l’instinct de survie prenant le pas sur l’envie d’en découdre. Mettant en branle toute la puissance de ses membres antérieurs, il se dégagea en toute hâte dans la direction opposée des soldats porteurs des insignes de la ville. De nouveau, Calimène talonna sa monture. Tirant sur la bride, elle lança son hongre à la poursuite de son opposant. D’un coin de l’œil elle aperçut plusieurs hommes passer à toute allure de l’autre côté de la venelle juste avant d’abandonner sa position. Légion prenant de la vitesse, elle se concentra sur sa propre trajectoire, ne laissant son regard divaguer sur sa droite que pour jauger de sa position par rapport à celle du Liykor. Plusieurs fois, elle l’observa au gré des rues passantes qui les reliaient visuellement l’espace d’un instant. Constatant qu’il filait en ligne droite, elle adapta sa vitesse à celle du nocturne assassin.
Un instant, ses yeux papillonnèrent sur la scène et quelques secondes supplémentaires lui permirent de se repérer dans le dédale complexe des ruelles. A quelques encablures seulement, une place servant de marché et de lieu de célébration pour les épousailles lui permettrait de couper la route de la bête avec une aisance. Se redressant sur son cheval, elle força en avant, poussant Légion à la charge. A pleine vitesse, elle et sa monture émergèrent sur la petite place. Déplaçant son corps sur la droite, elle fit porter son poids sur l’étrier placé sur sa dextre et d’un solide mouvement des étriers, elle entraina sa puissante monture dans la même direction.
Lorsque le Liykor émergea sur la place, Légion n’était plus qu’à quelques pas de lui et le choc de ces deux masses lancées l’une contre l’autre fut effroyable. Le poids additionné du chevalier en armure et sa haute monture dégagea la noire bête hors de sa route malgré sa stature et sa musculature. La vélocité des assaillants fut telle qu’il fut éjecté hors de leur route et renvoyé à terre après avoir claudiquer sur plusieurs pas, comme soudainement tiré en arrière par d’invisibles chaines. Le souffle coupé, il s’avachit au sol, percutant lourdement les pavés. Calimène tira de nouveau sur ses brides, fermement, imposant un rapide demi-tour à sa monture. Elle constata rapidement l’état lamentable de son ennemi mais ne se laissa guère attendrir lorsque ce dernier se releva. Le regard trouble, il semblait peiner à retrouver ses esprits, encore à moitié assommé par le choc frontal dont il venait de connaitre l’épreuve. A son bras droit pendant, Calimène envisagea que l’articulation de son épaule ne se soit démise ou brisée lors de l’impact alors que le soufflet irrégulier de ses poumons permettait d’envisager plusieurs côtes fêlées ou brisées.
Laissant de côté ces observations stériles, elle s’acquitta de sa tâche avec toute l’assiduité et la concentration dont elle était capable, réprimant sévèrement l’exaltation du combat et le sentiment de fausse toute puissance que pouvait parfois donner l’impression de la victoire prochaine. Chargeant une nouvelle fois par la gauche du Liykor, elle frappa de son bras d’arme, lacérant gravement le bras gauche de la bête. La sirène d’argent gravée sur son épée longue se baigna soudainement dans une mer de sang et les pavés reçurent leur part du liquide carmin et poisseux. La bête poussa un nouveau feulement, animal et vindicatif.
De nouveau séparés par l’élan de sa monture, Calimène et le Liykor s’observèrent mutuellement quelques instants jusqu’au moment où les poursuivants de la garde entrèrent sur la place au pas de charge. Soldats aguerris, ils cerclèrent immédiatement la bête, lui interdisant toute retraite. Pointant leurs lances dans sa direction, ils lui interdirent toute possibilité de fuite. Plusieurs pointes de lances le tancèrent conjointement, tirant un nouveau tribut de sang au prisonnier. Au vu de l’adversaire et de leur méthode, Calimène jugea qu’ils n’avaient aucune intention de faire du Liykor un prisonnier. Jugeant la situation sous le contrôle de la garde, elle mit pied à terre et s’approcha de la ronde, l’épée au poing. Elle resta toutefois à distance prudente ; du monstre comme des gardes.
Un vétéran portant les insignes d’un sergent arriva sur ces entrefaites. Entre deux âges, il avait le souffle court quoique maitrisé et ses hommes l’attendaient visiblement pour la curée. Levant son bras droit, il pointa une lourde arbalète en direction de la bête et libéra le mécanisme de son arme dans sa direction. En réponse, la créature gémit une nouvelle fois et tituba soudainement lorsque l’une de ses jambes perdit toute portance, une pointe de fer barbelée fichée en travers de son tibia. Profitant de sa posture, une première tête de lance pénétra son dos, profondément ; puis une seconde et une troisième pénétrèrent de concert dans le corps de la créature. Les hommes forcèrent sur les hampes de leurs armes et renversèrent leur adversaire à terre. Avec l’énergie du désespoir, le Liykor tenta de se redresser ; sans succès.
Le sergent, visiblement un vétéran de la garde ayant obtenu son grade par la force de l’expérience, s’avança aux côtés de Calimène pendant que ses subordonnées peinaient à maintenir la créature au sol. Il prit le temps d’inspecter Calimène de pied en cap pendant qu’il rechargeait son arme d’un air négligeant.
« Une lame gravée à l’image d’une sirène et une chevelure éclatante, ainsi qu’un sifflet de la garde ; vous devez être Calimène » dit-il d’une voix trainante et grave. Laissant son interlocutrice en plan, il pointa de nouveau son arbalète et libéra un trait dans la caboche de sa cible. Elle se tendit un instant, comme si elle refusait de mourir d’une blessure si superficielle et finit par retomber lourdement à terre, pour ne plus jamais remuer.
« Aurai-je le plaisir de vous connaitre, Monsieur ? » prolongea diplomatiquement Calimène en replaçant son arme en son fourreau.
« M’est avis que non mais nous avons entendu parler de vous lors de la résolution de l’affaire des empoisonneurs de Kendra-Kâr. Vous nous avons fait passer pour une belle bande d’incompétents et de tires-au-flanc mais au vu des résultats, il serait un peu mesquin de vous en vouloir » précisa le sergent de la garde.
« Ce n’était pas l’effet recherché » confirma la jeune femme en contemplant le cadavre à terre.
« Et visiblement, l’ardoise va encore s’alourdir avec la… hum… l’arrestation de celui-ci » grommela le vétéran. « Nous le cherchons depuis deux bonnes semaines, ce qui est à la fois un temps court et long pour ce type d’enquête. Court car dans l’absolu nous n’aurons pas trainé, long car il aura eu le temps de mettre un terme à la vie de plusieurs honnêtes citoyens du royaume » explicita-t-il.
Calimène enregistra les informations cédées à la convenance du sergent et reprit à son tour.
« C’est fort étrange. Avec un physique comme le sien, il aurait du être signalé très rapidement à la garde ; ce qui laisse de grandes interrogations en suspens sur son repaire. Une telle créature n’aurait pas pu rester en ville sans qu’elle soit remarquée » dit-elle en s’approchant de la bête.
Elle s’agenouilla à côté du cadavre et l’inspecta minutieusement.
« Son pelage ne porte aucune trace d’immondice ni l’odeur caractéristique des égouts de la cité, en ce cas, où pouvait-il passer ses journées ? » glissa-t-elle à mi-voix.
L’espace d’un instant, l’hésitation se fit commune sur le visage des soldats. Le vétéran reprit à son endroit.
« S’il n’était pas dans les égouts, c’est qu’il logeait en une demeure privative, ma Dame. » lui rendit-il, sachant qu’elle parviendrait à la même conclusion en peu de temps. « Par ailleurs, les Liykors sont des êtres intelligents. Leur physique particulier occasionne un racisme généralisé à leur encontre mais pour avoir combattu en compagnie de certains de ces gens, je puis vous dire qu’ils ont les mêmes préoccupations que vous et moi, à peu de choses près. Cette chose n’a plus d’un Liykor que l’apparence car pour le reste, il ne s’agissait que d’une bête, je puis vous le garantir. Dans tous les cas, Dame Calimène, l’on peut dire que vous avez le talent de vous retrouver un bon moment au bon endroit » poursuivit-il sobrement.
Elle repensa à l’Emissaire et à sa proposition de collaboration.
« Ou au plus mauvais » ferma-t-elle provisoirement.