Battant des ailes du mieux que je le peux, je m'éloigne rapidement de la boutique. Un bref coup d'oeil me permet d'apercevoir, sur ma gauche, les portes de la cité au bout de la large route commençant déjà à être parcourue de chariots. J'hésite l'espace d'un instant, tout en allant poser un genou à terre sur une toiture proche. J'ai conscience en la voyant que je suis libre et que je peux quitter cet endroit à tout moment. Le seul souci immédiat est que mon estomac crie famine et la pensée des mets sucrés que je viens d'acheter ravive cette sensation désagréable.
Mon visage se peint d'une grimace témoignant de ma contrariété alors que la faiblesse s'insinue au coeur de mes ailes. Quelle ironie. J'ai beau être libéré de mon lien, je reste encore retenu par quelque chose. Plus le temps avance et plus ce trafic humanoïde morne, sombre et sale, s'intensifie. Même si je sais que ces êtres, tellement persuadés d'être les maîtres de leur monde qu'ils en deviennent naïfs, ne lèvent en conséquence jamais la tête, il y a toujours un risque que l'un d'entre eux m'aperçoive. Je prends néanmoins quelques secondes de plus pour scruter la voie.
Un léger mouvement au sol m'interpelle. La forme est quadrupède, de petite taille, à fourrure zébrée et longue queue. Mes yeux se plissent. Sans nul doute, c'est un chat qui longe les murs. Je recule prudemment du bord du toit alors que mon estomac gronde une nouvelle fois. Il me faut trouver un endroit tranquille où me mettre à l'abri des regards, mais aussi de possibles dangers. J'ai beau être armé de ma sarbacane, si un félin trois fois plus épais que moi me plante ses griffes dans une aile, autant faire une croix sur mon existence.
(Et pas question de claquer sans avoir pu profiter pleinement de cette liberté.)Sous mes bottes longues, je peux percevoir le froid humide des tuiles sur lesquelles je marche. Ici, je suis trop exposé. Si cette sale bête parvient sur un toit, autant dire qu'elle a le champ libre pour me voir en premier et avoir l'initiative de l'assaut. J'inspire longuement, agacé par le nombre croissant de précautions que je dois prendre maintenant que je suis seul.
A grandes enjambées, je me dirige de l'autre côté du toit et observe la ruelle assez étroite qu'elle surplombe. A cette heure-ci, le passage est encore dans une pénombre intéressante, élément idéal pour masquer ma présence. Hors de question cependant que j'aille me poser comme un volatile domestiqué sur le sol trempé, occasionnellement foulé par ces êtres honnis. Non. Il me faut un endroit abrité et en hauteur. Je parcours alors des yeux les bâtiments flanquant la ruelle. J'observe brièvement ces murs clairs, parfois traversé d'une poutre de bois, sans leur trouver d'autre utilité que celle de donner un aspect mort et défraichi aux environs. Qu'il soit volontaire, chose peu probable vu le manque de sens esthétique de ces créatures imbéciles, ou pas, l'aspect mal entretenu des environs saute aux yeux. Il ne doit pas être difficile de trouver un pan de mur ouvert ou une brèche où me glisser. Mon regard sombre se dirige sur ma gauche.
D'un coup, mes recherches portent leur fruit.
L'une des façades vieillie et craquelée, d'une bâtisse sans doute abandonnée, est percée d'un espace. Sans doute avait-il servi auparavant à placer une fenêtre, mais il est à présent barré de larges planches, fixées depuis l'intérieur de l'édifice. Un rebord relativement large est visible. Après avoir jeté un coup d'oeil dans le passage, je m'efforce, à grandes doses de volonté et de battements d'ailes argentées, de voler jusque-là. Lorsque mes bottes touchent enfin le rebord, je pousse un court souffle soulagé. Rapidement, je cogne du revers du poing les planches, à l'écoute de la moindre réaction. Aucun son trahissant de présence ne me parvient. Apparemment, j'ai déniché un coin idéal.
Sans attendre davantage, je mets un genou à terre, ouvrant la sacoche lestée du matériel acquis. Dans un mouvement rapide, ma main droite y plonge, ouvre un sachet et en extirpe une balle de miel. Accolant mes membres à plumage contre mes épaules, je m'adosse doucement au montant de l'ancienne fenêtre, de sorte à pouvoir observer la ruelle d'un oeil prudent. Cédant aux exigences sonores de mon estomac, j'attaque l'aliment sans plus de cérémonie. Dès la première bouchée, j'ai la sensation de revivre. Mais pas uniquement parce que je me nourris, non. Je revis, ou plutôt ressens, d'anciens souvenirs, lorsque je partageais du miel au goût fleuri et frais avec...
Tch !Un souffle méprisant m'échappe d'un coup. A quoi bon penser à lui ? Il doit encore être congelé, à rêver de ces stupides femelles avec qui il va convoler, près de cet arbre paumé dans la forêt kendrane. Il ne peut rien m'apporter sauf de l'amertume et des maux de crâne. Les aldrydes n'ont plus de raisons d'avoir le moindre impact sur moi. Ces lâches en ont perdu le droit. Je n'ai plus d'autre lien avec ce peuple que celui de mes origines. Maintenant que j'y pense, mes souvenirs de cette époque sont devenus si flous que je ne me rappelle même plus de son visage, ni même de l'obscure raison expliquant pourquoi je me sentais si proche de lui. Quoiqu'il me rattachait à lui, cette chose est morte en même temps que mon ancien nom. Enfin, le premier ancien nom, celui donné par cette vieille peau femelle.
A cette pensée, je mords férocement dans la balle, laissant ma mâchoire serrée dessus avant d'arracher un morceau rageusement. Mon souffle est plus court et ma main libre serrée, marquant ma paume de la trace de mes ongles. Si je l'avais eu sous la main celle-là, je lui aurais sans doute tordu le cou. Je finis cependant par me reprendre à l'idée que chercher à satisfaire ma colère était impossible, mais aussi quand je vois clairement la marque de ma dentition sur l'aliment. Mes yeux se plissent, mon sourire se fait en coin avant que je ne secoue la tête avec dépit. Cette balle finie, j'en entame une deuxième, prenant bien soin de me lécher les doigts pour ne pas en perdre une once, ni avoir des mains de lutin.
Pendant que je mange presque mécaniquement, mes pensées se forment.
(Bon. Et maintenant ? J'ai des vivres, de quoi parer à d'éventuelles blessures... Il ne me manque plus qu'un peu d'énergie et une destination pour me mettre en chemin... )Je me fige en apercevant un mouvement vif dans la ruelle, accompagné de sons désagréables, réguliers et haut-perchés, que j'identifie bientôt comme des rires de morveux humains. J'en détourne le regard, pesant d'un coup contre les planches et faisant jaillir une odeur poussiéreuse d'un interstice. Je retiens de justesse un éternuement puis chasse d'un revers rapide de main les derniers grains de poussière. A moins d'avoir de sérieuses lacunes en savoir-faire ménager, l'abandon de l'endroit par ses anciens occupants ne fait plus le moindre doute. L'air entre dans mes poumons alors que je m'oblige à respirer longuement. Je pousse un violent souffle chargé d'une haine glaciale.
Tch ! (Saletés de créatures bipèdes. Même à cet âge elles sont exaspérantes, bruyantes et déjà hideuses.)Pour varier un peu, et surtout retrouver ce sens du goût presque perdu par la faute de cette bourgeoise, j'entame un fruit sec d'un coup de dent net.
(Que faire maintenant ? Survivre comme un rat dans une ville humaine ? Ha ! Et puis quoi encore... Retourner dans la forêt ? Vivre seul ? Tentant... Mais risqué... C'est difficile à admettre, mais la colonie avait au moins le mérite de fournir une protection. Et même si j'y vais... La nature me considérera-t-elle encore comme l'un des siens ?)Un sourire amer peint mes traits alors qu'un pan du pagne entre dans mon champ de vision. J'observe un court moment mon corps. Avec cet accoutrement, j'ai l'air d'un de ces humains dont les
gens biens ne parlent pas, de peur de devoir se purifier la bouche après coup. Suis-je encore un aldryde après tout ce temps ou juste une parodie d'humain ? Je sens ma gorge se serrer. Mes pensées se dispersent, s'emmêlent, me rendent confus. Des questions m'assaillent, m'agressent même puisque chacune de leurs apparition augmente le poids moral sur mes épaules. Je m'interroge sur ce que je peux revendiquer, ce à quoi je peux me rattacher et à qui également. A mesure que je réfléchis, mon esprit s'embrouille. Toutes ces considérations me fatiguent et surtout, elles m'ennuient.
Au final, alors que je termine de manger, je prends une décision simple. Je rejette et me moque de toutes ces stupidités identitaires. Je n'ai rien ni personne qui me retienne. Quel que soit mon ressenti, je suis le seul que cela intéresse. Et cela me convient. Je n'ai besoin de rien de plus. Je sens mon calme revenir alors qu'émerge en moi en une vérité toute bête, me donnant un soudain regain de confiance. Mes doigts bleutés passent de mes cheveux blonds à ma nuque qu'ils détendent.
(Au néant ces stupides revendications ! Je suis Nessandro et c'est tout ce qu'il me faut. Franchement... Pas de quoi déprimer. Bon ! Problème réglé... Un, du moins. Je ne sais toujours pas où aller... Bah ! Qu'importe ! Un peu de repos et tant pis. Je vais être comme le vent, j'irai où cela me chante.) Je repense un instant à mon vol dans les nuages de la veille, à cette sensation grisante d'être impossible à atteindre, si libre que je doute être resté dans le même monde que les géants détestés. En fait, cette idée d'être un peu comme le vent me plait. Sans attaches, sans contraintes, exister rien que pour soi. Voilà le véritable sens de cette liberté que je recherche. Je me sens étrangement serein à cette idée, même si le simple passage d'un autre humain dans la ruelle suffit à m'irriter de nouveau.
Je dois vraiment partir d'ici, mais je vais toutefois attendre un peu après ce repas pour être dans les meilleurs conditions possibles. Il ne manquerait plus que j'ai des crampes d'estomac en chemin.
Je patiente, me demandant ce qu'il serait le plus simple de faire. Voler par-dessus les murs ? Ce ne serait sans doute pas discret vu le nombre de milicien qui devaient scruter les environs depuis les remparts. Le trafic que j'avais vu en ville pourrait être ma porte de sortie. Il suffit que je me déplace à la même allure qu'un chariot et le tour est joué. Doucement, je me remets debout et m'étire. Mes ailes battent, m'élevant du rebord. Aucune protestation de mon estomac, je peux donc me mettre en chemin.