Les ailes déployées, je plane plus que je ne vole au-dessus d'un escalier en pierre qui s'enfonce plus bas dans la pièce. Dans mon dos, l'agitation des cuisines soumises à l'événement tragique que j'ai provoqué me parvient encore un peu. C'est le cas quelques brefs instants avant que la porte ne claque. Je jette un rapide coup d'oeil par-dessus mon épaule droite, tenant fermement ma sarbacane dans la main. Plus moyen de faire demi-tour. Peu m'importe au fond puisque mon but se trouve droit devant ou presque. Je me pose au pied des escaliers. J'ai beau être empli d'une énergie liée à mon état d'esprit, le jeûne récent a quand même quelques effets indésirables sur moi. Je m'adosse à un pied de table proche, le temps que mon regard parvienne à déceler quelques reliefs. Si près du but, il serait idiot que je m'assomme sur un meuble quelconque.
La pièce est sombre, d'un gris bleuté lié à la fois à l'absence de sources de lumière et la teinte froide de la nuit qui approche. Les murs sont blanchis, recouvert d'une matière rigide et chaotique. Je distingue vaguement une lueur orangée, signe de la présence d'une bougie, un peu plus loin sur ma gauche après un coude formé par un mur. Elle doit être placée au-dessus de moi. Depuis la table qui m'abrite, je peux distinguer quelques lourds barils rassemblés et de vagues formes d'objets divers. Je ne vois pas assez bien pour discerner des détails et m'avance prudemment au sol, les ailes repliées dans mon dos pour ne pas les cogner.
Dans le quasi silence de la pièce, je perçois comme un chuchotement aigu. La petite voix sans genre se coupe parfois de pleurs ou de rires étranges. Mes yeux se plissent. Je doute que cette voix proviennent du dehors parce qu'elle est bien trop nette. Si c'était l'un de ces bipèdes géant, sa voix ne serait pas si faible et surtout en hauteur par rapport à moi. Aussi stupides qu'ils soient, je ne pense pas qu'un de ces haïssables phénomène mette les pieds sur une table où reposent un tas de denrées alimentaires.
Décidé, je m'avance et atteins le coude formé par la salle. Je lève alors un peu le nez. La bougie mourante se trouve là, sur un rondin de bois devant faire office de siège. A côté, dans la lumière orangée, je distingue une petite silhouette. A vue de nez, elle doit faire à peu près ma taille. Le profil que je distingue semble assez fin, avec un long nez pointu qui remonte un peu entre les mains posées sur ses yeux. Sa tenue, d'un coloris rendu flamme à cause de la bougie proche, est étrange. Un pantalon recouvre ses cuisses jusqu'aux genoux mais le tissu se prolonge à la ceinture en deux bretelles sur son buste. Entre les lanières, sa peau est visible mais je ne parviens pas à en identifier la couleur. Par-dessus, une veste tressée est posée mais elle ne comporte pas de manches. Ses pieds sont chaussés de souliers qui remontent en spirale à la pointe des orteils. Un lourd bonnet orne son crâne et lorsqu'il se meut un peu, je peux voir de fines oreilles légèrement pointues.
(Tiens donc.)Un lutin, je n'ai aucun doute là-dessus.
D'un coup, celui-ci se fige et renifle un peu. Un regard empli de colère se braque dans ma direction. Ses yeux scrutent l'endroit puis ils se posent sur moi, me transperçant presque par leur intensité. Je le vois se redresser, attrapant quelque chose à côté de lui, qu'il plante droit dans le rondin. De là où je suis, je suis presque persuadé que cela ressemble à un épieu mais qui brille légèrement.
Soit mais cela ne me concerne en rien. Etendant mes ailes, je me dirige vers le rondin sur ma route. Alors que je suis à mi-distance entre la table et ce dernier, la voix chantante et quelque peu masculine de l'être de ma taille s'élève dans les airs.
"Eh toi ! Eh toi ! L'oiseau ! L'oiseau en bas ! C'est toi qui l'a ?"Je lui jette un bref coup d'oeil. Ses yeux ne sont plus visibles, penché qu'il est dans ma direction. Je suis certain qu'il me scrute. Sauf que je n'ai rien à lui dire et je ne possède rien qui ne m'appartienne pas. A part ma sarbacane, ma sacoche et ma tenue, bien évidemment. Je hausse les épaules et l'ignore, apercevant l'ouverture dans la paroi qui domine un tas de charbon. C'est là-bas que se trouve l'issue. J'y suis presque. D'un coup, la voix reprend, comportant cette fois une intonation menaçante.
"Eh ! N'ignore pas le lutillon quand il te pose une question ! Il sait que tu l'as ! La voix lui a dit ! Rend-le-lui !"Qu'est-ce qu'il lui prend ? Je m'arrête, tendant l'oreille pour être sûr que le tumulte humain dans les cuisines y reste. Je lui adresse un autre regard. Une goutte salée me tombe sur la joue. J'aperçois la pâleur des dents de mon interlocuteur alors qu'il pleure, sans avoir pour autant décoléré. Il tourne son visage sur le côté puis tend un doigt de sa main libre dans le vide à côté de lui.
"Tu l'as entendu, hein ? Son bonnet ! Rends-lui son bonnet qu'elle te dit la voix !"Un brin suspicieux, j'étends mes ailes et hausse les épaules. Non, je n'ai absolument rien entendu mais autre chose me vient à l'esprit. Ce lutillon a l'air perdu, passant du rire amer aux larmes et entendant des voix inexistantes. Est-ce que, par hasard, il ne serait pas victime de cette étrange maladie courant en ville ? J'ai entendu ces commères de servantes en discuter longuement. Contagieuse, cette saleté se propage et cause chez la victime des hallucinations et des moments de délire. Je resserre le poing sur ma sarbacane quand le dernier point, le plus important, me revient en tête. Les malades peuvent, dans les pires cas, mettre fin à leurs jours ou s'en prendre violemment aux autres personnes.
Je tente de garder mon calme et mon impassibilité. Il doit souffrir de cette maladie car le bonnet qu'il me réclame depuis le début est bien calé sur son crâne. Je l'observe se redresser de toute sa taille, tenant le pieu vaillamment. Lorsqu'il le soulève, ou plutôt le brandit, je réalise qu'il s'agit en fait d'un très long clou dont un bout est aplati et circulaire. Son attitude se fait menaçante et sa voix plus forte.
"L'oiseau garde le bonnet ? Parfait ! Par les frusques de Codoé, ce lutillon va le rosser !"( Codoé ? Qu'est-ce que... )Et sur cette tirade, je le vois donner un violent coup d'une grande précision sur la mèche de la bougie, plongeant la pièce dans le noir complet. Mes yeux ne me servent plus à rien dans cette pénombre. Vivement, je manie mon arme dans un mouvement préventif. Je porte la sarbacane à mes lèvres et souffle un projectile dans sa direction. J'ai du le manquer et de loin vu le bruit que fait ma fléchette alors qu'elle cogne contre le rondin. Un bref bruit de chute me parvient, juste devant moi. Je ne peux que tenter de le deviner.
Le lutin a du sauter à bas de son perchoir que je vise avec approximation. Je lance une nouvelle fléchette qui connait le même sort que la précédente. J'étends mes ailes de toute mon envergure, tournant un peu sur moi-même sans le heurter pour autant. Où est-il ? Devant ? Derrière ? A ma gauche ou son contraire ? La pénombre me fait percevoir l'étendue de ma vulnérabilité quand je distingue le bruit de ses pas, décrivant un arc de cercle autour de moi. Je tente de le toucher avec un nouveau projectile, les yeux braqués dans une direction. La fléchette ricoche au sol alors que le son de ses bottines foulant les pavés de pierre s'en éloignent.
Sa voix moqueuse me parvient mais je n'en trouve pas l'origine. C'est comme s'il se trouve partout en même temps.
Héhé ! L'oiseau perdu ! Dans le noir ne s'envole plus ! Il n'avait qu'à rendre le bonnet ! C'est bien fait ! ""Je ne l'ai pas ton couvre-chef ! Il est sur ton crâne !""Menteur, menteur ! Dit la voix. Le lutillon le saurait s'il y était. Et d'ailleurs, toi, tu-es-là !"Sur ces derniers mots, je sens subitement sa présence sur ma droite. Je me décale prestement en me propulsant vers l'arrière par ma jambe directrice. Un souffle m'indique que j'ai du esquiver la partie pointue du clou qui lui sert d'arme. Le froid du métal rude frappe pourtant la droite de mon visage. Mes ailes s'étendent, je titube et fais quelques pas de plus. Par réflexe, je décolle du sol, me mettant hors de portée de mon adversaire. Mais dans la pénombre, sans repères, je heurte le rebord d'un meuble en bois. La douleur file dans mon aile, me tirant un souffle tenant plus de la surprise que de la peine. La main libre plaquée contre ma tempe éraflée, je me laisse planer jusqu'au sol, en essayant de faire le moins de bruit possible. Je ne sais pas vraiment ce qu'il a fait ni comment il s'y est pris mais je suis certain qu'il m'a heurté avec la partie circulaire de son arme.
Immobile, je tente de reprendre mon calme. Mais comment me défaire de lui ? Comment viser un adversaire invisible et qui a l'air, lui, de pouvoir me localiser ? La question est d'autant plus importante que je n'ai pas vraiment envie de le blesser. Un petit être comme lui n'a rien à voir avec mes geôliers et sa maladie m'inspire davantage de pitié que du mépris, pour une fois.
J'inspire lentement par le nez, en tentant de masquer le sifflement de ma respiration. Si cela se trouve, c'est le bruit que je fait qui l'attire à moi. Mon aile meurtrie me renvoie une sensation désagréable mais elle n'a pas l'air d'être trop amochée. Moralement, j'oscille entre la crainte, l'envie de fuir et le désir de donner une leçon à cette créature qui m'empêche d'être libre.
Ma sarbacane en main, je scrute le silence en quête de ses déplacements. Lentement, je fais un tour sur moi-même, frottant par mégarde le sol du plat de la botte. Presque immédiatement, un léger son de course me parvient. Venant dans mon dos. Je me retourne juste à temps pour mettre une aile hors de portée du clou, sentant le mouvement d'air qui l'accompagne. Cette fois-ci, je redresse ma sarbacane en une faible parade devant moi. Vivement, j'entends sa main se refermer sur le métal et sa course reprendre.
( Il me charge ! )N'ayant pas le temps d'ajuster mon arme, je sens l'impact en travers de mon torse. Le clou, tenu à deux mains, me repousse avec force vers l'arrière, accompagnant mon mouvement. En quelques enjambées, je me retrouve plaqué rudement contre le bois rêche, mes ailes bruissant leur désaccord. Le choc est important, l'arrière de mon crâne prenant un coup par la même occasion. Je sens son souffle. Le lutillon se trouve juste devant moi, presque contre ma personne. Dans cette moiteur froide de cave, il dégage un parfum de fleurs que j'aurais trouvé agréable en d'autres circonstances.
Sa voix, chantante mais inquiétante s'élève de nouveau.
"S'il ne veut plus être blessé, l'oiseau doit avouer où il l'a caché ! ""Mais je te dis que je ne l'ai..."Le dernier mot me reste dans la gorge quand le clou glacé vient, en raclant les lanières de ma tenue, faire pression dessus. J'y porte une main mal assurée, sentant la pression s'accentuer. Je tente de repousser l'assaut de ma main libre mais la force de mon adversaire m'en empêche. Dans la pénombre, je réfléchis aussi vite que je le peux. Ses mains tiennent le clou. Mains dont les poignets sont vers le bas, reliés aux bras, eux-même attachés aux... Je pose ma main sur son bras, le sentant tendu, sans doute comme son jumeau.
Alors que mon souffle se perd, je donne un coup aussi fort que possible de haut en bas avec ma sarbacane, droit sur la pliure de son coude. Avec un cri mécontent, mon opposant relâche la pression de ce côté, le clou basculant vers le bas. Je profite de l'effet de surprise pour le repousser vers l'arrière et filer le long de la paroi de barils que je commence progressivement à discerner. Je me retourne alors, ignorant la gêne dans ma gorge et projetant une fléchette là où je pense qu'il se tient. Venant de cette direction, j'entends un bruit de saut répété.
"Eh ! Eh ! Attention ! Ca pique ça !" Dans un geste rapide, je recharge ma sarbacane et tire de nouveau dans cette direction. Cette fois-ci, seul le bois arrondi du tonneau offre une voix mécontente.
( Encore raté ! )Je m'immobilise, attentif et m'obligeant à rester silencieux malgré l'envie de tousser qui m'étreint. Si je ne peux pas le voir, autant tendre l'oreille. Pas un bruit ne me parvient pendant un petit moment, sauf le lointain brouhaha étouffé des cuisines. Peu à peu, je commence à douter de sa capacité à voir dans le noir. Il doit sans doute se fier comme moi à son audition. Je cogite rapidement. Peut-être que si je parviens à le berner, j'arriverai enfin à le toucher. D'une main, je me saisis d'une fléchette. Courbant le poignet, je lance cette dernière et l'entend rebondir rudement sur le sol. Le bruit est étrange et je doute un instant que le lutillon tombe dans le panneau quand j'entends distinctement son bruit de course. J'arme mon tir et, avec une concentration certaine, envoie mon projectile dans sa direction.
Cette fois-ci, je fais mouche. Un cri de douleur lui échappe, tout comme son clou qui heurte le sol et y roule le temps d'une longue seconde. Son mouvement m'apporte un relent fleuri. Je n'hésite pas et, estimant sa taille, je vise peu plus haut que précédemment, mettant davantage de puissance dans mon projectile. Dans un souffle, j'envoie une fléchette vers lui. Dans les ténèbres grisées qui commencent enfin à me paraître moins denses, je parviens à deviner, oreilles à l'appui, ce qu'il se produit. La pointe de la fléchette accroche le bonnet du lutillon, l'emportant avec elle plus loin sur le sol.
Après un court moment de silence, alors que j'entends clairement un bruit de tissu frotté, la voix mal assurée de mon adversaire s'élève.
"Que ? J'ai froid au front. Où il est le bonnet ? Par terre ? Tombé ? Ce n'était pas l'oiseau qui l'avait ? Vilaine voix ! Tu m'as menti ! Ne te défile pas ! Reviens ici ! Eh ! Bah ! Je ne t'écoute plus, va-t'en, na ! Pardon l'oiseau. Je ne sais pas ce qu'il m'est arrivé mais... Je me sens fatigué."Et sur ce, non content de monologuer, le lutillon s'effondre par terre et se met à ronfler. J'ai un peu de mal à réaliser ce qu'il s'est passé. Tout ce dont je me rends compte c'est que la sortie est juste devant mon nez. Je range ma sarbacane dans ma manche et masse mon aile malmenée. La scène en noir et grisé que je commence à bien distinguer me permet de voir quelques fléchettes égarées. Je sais que je ne parviendrai pas à toutes les récupérer et de toute façon je n'ai pas le temps. Je marche rapidement et dépasse mon adversaire endormi. Quelques pas plus tard, je me retourne vers lui.
( Petit comme il est, entouré de fléchettes... Si ces humains sans réflexion tombent dessus, ils vont peut-être croire qu'il est responsable de l'accident de la cuisine. Bon, il faudrait qu'ils trouvent mes autres fléchettes pour faire le lien mais on ne sait jamais. Même dans les portées de tarés, il y en a parfois un de normal.)Je regarde un court moment cette forme allongée sur les pavés.
( S'il se fait attraper, je ne donne pas cher de sa peau... Il finira sa vie en cage ou pire. )Mon envie de liberté se voit contrariée par la haine envers les humains. Je me refuse à les laisser se venger sur un autre être de petit gabarit. Je suis passé par là pendant de longues années et même si cet être ne représente rien pour moi, l'implication des humains dans le calcul me fait rapidement prendre ma décision.
Je retourne sur mes pas et alors que je m'apprête à le porter, je me stoppe net. Je l'ai vu délirer et je l'ai entendu s'adresser à cette soi-disant voix qui ne parlait qu'à lui. Si vraiment il est atteint de ce fléau frappant la ville, mieux vaut prendre mes précautions. Je n'ai d'ailleurs aucune idée du moyen par lequel la maladie se propage. Par le sang ? Par les postillons ou simplement par contact direct ? Cette dernière possibilité me fait frissonner et je n'ai absolument aucune envie de contracter cette saleté.
Dans la pénombre, j'aperçois, dépassant de la table que j'ai percuté, un tissu d'une belle taille. Je m'envole jusqu'à lui et l'en déloge, retournant le poser au sol. Tout en gardant un coin du tissu entre mes doigts, je tire le singulier personnage dessus en pinçant ses vêtements. Lorsqu'il y est, je ne perds pas de temps à m'inquiéter de son confort et l'enroule dans le tissu. Ses doigts collants ont agrippé le bonnet et ne le lâchent plus, comme si son existence en dépendait. Après l'avoir paré ainsi, presque momifié en fait, je mets un genou à terre et le charge sur mon épaule. Une grimace contrariée déchire mes traits alors que je tente de me relever puis de prendre mon envol vers le soupirail. Ce poids supplémentaire m'affaiblit et me ralentit mais, puisant dans une volonté certaine et une soif de liberté inassouvie, je me force à continuer.
Poussant le rabat en bois vermoulu du soupirail, je passe, tenant l'assoupi contre moi. En prime, cet idiot ronfle comme un bienheureux. Rien de tel pour m'agacer encore un peu, quand bien même il n'est ni grand, ni femelle ou humain.
Il fait déjà nuit, l'air est frais et ce passage donne sur un jardinet parfait pour camoufler ce boulet vivant. Je plonge sous un buisson proche et l'adosse contre le tronc épais. Camouflant ma main dans ma manche évasée, je tire sur le tissu, de sorte à dégager l'un de ses bras. Quand il reviendra à lui, il pourra se défaire du reste seul. L'absence de culpabilité à l'abandonner là m'indique que je pourrai dormir tranquille, quoiqu'il se passe ensuite pour lui et son bonnet.
A travers les feuilles, je jette un bref regard. La voie est libre. Je ne perds pas un instant et émerge du buisson, obligeant mes ailes à battre comme jamais. Je mets une distance certaine entre moi et ce bâtiment honni, empli d'êtres que jamais plus je ne veux revoir. Je m'apprête à jeter un bref regard par-dessus mon épaule mais je me ravise. Ce n'est plus la peine de regarder en arrière. Dans la pénombre, au-dessus des toits, je m'enfonce dans la ville.
Je suis enfin libre.
[[[Tentative d'apprentissage de la CC AJ :
Tir Instinctif ]]