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Quelques minutes s'étaient écoulées, mais j'étais toujours assise à même le sol, les deux cadavres de mes victimes en face de moi. Ils avaient tous deux la même expression gravée à jamais sur leur visage : la terreur. Sans doute celle de mourir, surtout de la main de leur fille. Mes larmes s'étaient taries, et je ne ressentais plus rien. C'était un vide total dans mon esprit. Mes réflexions antérieures m'avaient conduite à remarquer que je n'avais pas agi sous le coup d'une pulsion: J'avais consciemment eu envie de les tuer, et j'aurais pu ne pas le faire ; J'aurais pu y résister. J'avais choisi de ne pas le faire. Pendant que je continuais à les fixer, quelqu'un tambourina la porte si fort que j'ai bien crû qu'elle allait sortir de ses gonds, tandis que pour ma part, c'est un cri qui sortit instinctivement de ma bouche, ce qui fit accélérer encore le martèlement sur la porte. Un des gardes de mon père cria d'ouvrir la porte – celle-ci ayant été verrouillée par mes soins. Sans doute avait-il entendu les cris de ma mère, mon père n'ayant pas eu l'occasion d'en pousser un seul. Soudain, le calme revint. Un calme anormale, étant donné la gravité de la situation. Un bruit de course. Une porte qui vole en éclats. Mais il ne découvrit rien de plus que deux morts et une fenêtre brisée, tandis qu'une femme fuyait à travers l'obscurité de la nuit.
Fuir aurait pu être simple à présent, mais ce n'était sans compter le nombre de gardes dont mon père s'entourait. De plus, je saignais. Traverser une fenêtre précipitamment n'était pas forcément la meilleure solution. Surtout quand celle-ci se trouve à un étage. J'aurais dû assommer l'homme, mais peut-être – sûrement – n'était-il pas seul. Bien entendu, ils ne me connaissent pas, et j'avais bien fait attention à ne pas me faire voir en entrant. Mais maintenant, avec mes vêtements déchirés, le sang sur mon visage et mes mains, des coupures un peu partout sur mon corps, il ne me restait qu'une solution : ne pas me faire voir en m'enfuyant. Je doute fort qu'ils ne me posent une seule question s'ils me voient. Ils me tueront.
Si mon père n'a pas changé ses habitudes, il doit y avoir entre cinq et huit gardes. Je n'ai jamais compris pourquoi il en avait autant, sûrement ne se sentait-il pas en sécurité (Bien que dans le quartier riche, les meurtres soient extrêmement rares). J'en avais déjà repéré deux au portail d'entrée donnant sur la cour. J'avais pu facilement entrer en escaladant l'un des murs qui encadrait la maison (les murs entourant la maison font à peine plus de deux mètres, bien peu de personnes auraient eu du mal à l'escalader). Il y en avait encore deux surveillant l'entrée principale, ce qui m'avait obligé à réfléchir à comment rentrer autrement. Escalader les piliers (une partie de cette demeure était en effet soutenue par des piliers) auraient été impossible, je n'aurais même pas réussi à les entourer avec mes bras tellement ils étaient imposants. Mon père, en paranoïaque de la sécurité, n'avait fait construire qu'une seule entrée. La seule solution restante avait été une diversion. Je n'avais pas les moyens d'en créer une non plus, mais je n'avais pas envie de revenir un autre jour: j'avais enfin eu le courage de venir, et d'enfin tirer un trait sur ceux qui m'avaient gâché la vie. De la façon la plus radicale qui soit. Or, j'avais finalement réussi à entrer. Je ne sais si je dois adoucir ma haine envers Zewen pour ce coup du destin, toujours est-il qu'un hurlement s'était fait entendre, dont je ne pouvais déterminer la provenance, tandis que les gardes au portail avaient tiré leur arme hors de leur fourreau. Instinctivement, les deux gardes à l'entrée sont allés voir ce qu'il se passait. Ils avaient rompu leur formation, ce qu'il n'aurait pas dû faire. Sautant du mur sur lequel j'étais perchée, j'ai marché furtivement jusqu'à la porte, sans jeter de coup d'œil derrière moi. Il y a des choses qu'il vaut mieux ne pas savoir, comme ce qu'était l'origine de toute cette perturbation... Posant la main sur la poignée, une idée m'avait traversé l'esprit: si il y avait un autre garde derrière cette porte ? Je n'avais aucune façon de m'en assurer. Malgré le danger, j'ouvrais doucement la porte pour me retrouver dans une salle dont la dépense en décorations inutiles (mais luxueuses) aurait suffi à acheter le quartier pauvre de Kendra Kâr. Meubles en marbre, portraits géants de mon père dans un cadre, pour chacun, en or serti de pierres précieuses diverses, table dont on se demande si toutes les places ont déjà été prises une fois – Je me suis d'ailleurs toujours demandée l'utilité d'avoir une table dans ce qui servait normalement de vestibule. Rien que la taille de la pièce était extravagante. Un tapis, en soie, arrivait pourtant, par je ne sais quelle miracle, à en recouvrir la totalité. Au sommet de la pièce pendait un lustre dont la forme demi-sphérique particulière permettait de contenir les nombreuses bougies nécessaires à l'éclairage de cette salle. Étrangement – et heureusement – il n'y avait personne dans cette salle. J'avais traversé la pièce rapidement, sachant parfaitement où je me devais d'aller. Je savais où ils étaient. À ce moment, ils n'avaient plus longtemps à vivre mais, ça, ils l'ignoraient. Sans doute ignoraient-ils même jusqu'à l'incident devant le portail – dont la cause m'était moi-même inconnue par ailleurs. Peut-être même étaient-ils en train de dormir, avais-je pensé. Mais, à vrai dire, je m'en fichais. J'étais enfin arrivé devant l'un des escaliers menant à l'étage – escalier aussi impressionnant que le reste: une rampe en or massif, des marches en marbre…, celui qui conduisait juste à côté de leur chambre. Je ne sais pourquoi, mais il n'y avait pas eu de garde ici. Ni même dans ce qui faisait office de vestibule. Cela m'avait grandement facilité la tâche. Doucement, j'avais commencé mon ascension, dégainant déjà la future arme du crime...
Cela faisait donc au minimum quatre gardes, voire cinq, celui ayant défoncé la porte ne devait pas être de ceux à l'entrée. D'ailleurs, hormis les gardes postés à l'entrée, je n'en avais vu aucun autre. Sans doute étaient-ils en train de profiter de la non-présence de mon père pour tirer au flanc. Toujours est-il qu'à présent, ils devaient absolument me retrouver, sous peine de perdre bien plus que leur paie. Des gardes qui laissent assassiner deux nobles dont ils étaient chargés d'assurer la protection sans même ne serait-ce qu'apercevoir le meurtrier... Sans doute devaient-ils se dire la même chose.
Malheureusement, les gardes à l'entrée ainsi que ceux au portail entendirent celui dans la chambre crier d'arrêter cet assassin, et c'est bien vite que deux d'entre eux me coururent après. Cependant, un des gardes restant leur cria de revenir. Ils furent tout aussi surpris que moi et, dès qu'ils obtempérèrent, je m'arrêtai moi-même de courir et, en laissant une bonne distance entre nous au cas où cela serait une sorte de ruse – stupide – de l'un des gardes, j'essayais d'écouter ce qu'ils se disaient, ma curiosité me l'ordonnant:
« Les mecs voyons... pourquoi nous fatiguer. Écoutez, j'ai un super plan... (il montra quelque chose du bout du doigt. De là où j'étais, ça aurait pu être un animal comme un être humain, ou même un elfe. Toujours est-il que c'était couché et ça ne bougeait plus.) L'homme qui nous a attaqué, sans doute dû à cette maladie qui fait délirer les gens, vient de nous apporter un bon pactole de Yus... Voyez-vous, l'assassin était en train de s'enfuir mais nous avons réussi à le rattraper et, devant son agressivité, avons été obligé de le tuer. Pendant cette course poursuite où nous l'avons perdu un moment, il a caché des biens qu'il a volé dans la maison de notre employeur et nous n'avons pas réussi à les retrouver. Vous comprenez ? Finit-il en rigolant.
- C'est pas très crédible... rétorqua l'un des gardes qui était auparavant à ma poursuite.
- On s'en fout, reprit apparemment celui qui faisait office de chef. Je voulais la jouer en finesse mais vu que ça vous plaît pas (il pensait toujours que son plan était bon), on se sert dans sa maison, on charge tout ça sur nos chevaux, et on se barre loin d'ici mener une grande vie. De toute façon, ajouta-t-il, coupant la parole à un garde qui allait encore rétorquer que ce plan était minable, croyez-vous vraiment qu'on s'en sortira même si on dit que cette homme, là, par terre, est notre meurtrier et que nous l'avons retrouvé ? Ou même si on allait tuer le véritable meurtrier ? On serait exilé loin d'ici, ou mis en prison, voire pire. Autant se barrer avant que ça n'arrive et qu'on soit sans le sou. »
Sur ces dernières paroles, il ouvrit le portail, traversa rapidement la cour et entra. À ma grande surprise, tous les gardes le suivirent. Une fois le dernier rentré, la rue retrouva son calme.
Bien que je sois désormais sauve, j'étais très partagée. Je ne saurais dire si c'est le cadavre de cet homme laissé là comme si de rien était, l'irresponsabilité des gardes, ou encore le fait qu'ils soient en train de piller ce qui aurait pu être ma demeure. Enfin, non, je n'avais plus aucun lien avec cette famille, je n'aurais pu l'acquérir. De plus, dire que c'était l'homme mort qui me gênait aurait été hypocrite étant donné les conditions dans lesquelles je laissais souvent mes victimes. En conclusion, je peux dire que c'était l'irresponsabilité des gardes qui me gênait le plus. Peut-être un peu le fait d'avoir commencé à réfléchir à un plan de fuite pour rien aussi (c'est un peu frustrant...). Voyant tout de même le bon côté des choses, je m'empressai de quitter cette rue, puis ce quartier. Les quartiers du centre me convenait décidément mieux qu'ici.
C'est dans un tout autre état d'esprit que j'arpentai les rues desdits quartiers. Je réfléchissais encore à ces deux meurtres. Ce n'était pas la première fois que je tuais, loin de là. Mais pouvais-je vraiment ôter la vie dans mon état normal ? Je ne l'avais encore jamais fait, et c'était bien la seule chose qui m'empêchait de me considérer comme une « vraie » meurtrière. Or, je venais de causer sciemment la mort de deux êtres... Peut-être était-ce différent car j'éprouvais de la haine envers eux ? Oui, je ne voyais que ça. Ça devait être ça. J'essayais de me réconforter, de me le persuader. Puis me vînt alors la folle idée d'essayer, là, maintenant, de tuer une personne. Sans l'effet d'une pulsion, si mon raisonnement était exacte, je ne pourrais même pas lever ma dague et menacer de le faire.
Je venais justement de trouver la personne idéale: un mendiant. Enfin, c'est ce que me permettait de dire le morceau de tissu usé et trop petit pour lui qui lui servait de seul vêtement. Peut-être était-il juste un homme un peu trop saoul. Bref, cela m'importait peu. L'homme dormait. Tant mieux, je n'avais nul besoin de le réveiller. Doucement, je m'approchais de lui, mis la main à ma dague – aussi incroyable cela puisse paraître, j'avais eu la présence d'esprit de la récupérer avant de sauter par la fenêtre – et, au moment de la dégainer, quelqu'un me percuta violemment, manquant de me faire tomber. « Tu pourrais pas faire attention, sale connard... » commença l'homme, mais quand il vit mon visage, il arrêta de jurer à mon encontre, et me fixa si intensément que je commençai à me sentir mal à l'aise. Il faisait à peu près ma taille, autant dire qu'il n'était pas bien grand – pour un homme – et il avait des yeux comme ceux des petites fouines. Il était chauve , avait un nez aquilin et une barbe rousse broussailleuse. Il me semblait un peu bourru – moins qu'au moment où il m'insultait pourtant –, sans doute la vie ne lui avait-elle pas fait de cadeau. J'avais d'ailleurs failli le confondre avec un nain, mais sa taille aurait été anormalement grande pour une personne de cette race. Quand je m'apprêtai à partir comme si de rien était – je me trouverais bien un autre cobaye de toute façon – cet homme m'attrapa le bras, sans me faire mal pour autant, juste pour prévenir qu'il souhaitait me parler, avais-je pensé. Par politesse, j'acceptai de bien vouloir lui accorder un peu de mon temps.
« Pardonnez ma méprise, je pensais que c'était encore un ivrogne ou un de ces mendiants qui m'avait bousculé. Je tenais donc à m'excuser », dit-il en s'inclinant. Tant de courtoisies me surprenait un peu, mais je lui dis que j'acceptais volontiers ses excuses, que ce n'était pas grave. Il me remercia mais, voyant que je m'apprêtais à repartir, continua de me parler. Il commençait à m'agacer un peu, tout de même. Je sus bien vite qu'il avait été marié à une belle femme – moins belle que vous, ajouta-t-il à mon attention, mais sa flatterie était inutile – mais qu'il avait été mis en prison par la milice et que, depuis, sa femme l'avait quitté, tout en prenant absolument tout ce qu'il y avait de valeur dans sa maison. Je l'interrompis le plus poliment possible, prétextant que j'avais des choses à faire et que, par conséquent, je me devais de rentrer. Il se mit en travers de ma route, et dit:
« Cela ne vous dérange pas si je préviens la milice à votre sujet ? (devant mon regard faussement interrogateur, il ajouta) Une jeune femme, ayant du sang sur les mains, les vêtements déchirés à certains endroits, et des coupures un peu partout, possédant de surcroît une arme, bien que cachée habilement dans votre dos, je l'ai vue lorsque je vous ai bousculée ; Voilà qui aurait de quoi intéresser la milice. De plus, devant votre air apeuré, je peux dire que je ne me mouille pas trop en disant que vous avez tué quelqu'un, puis que vous vous êtes enfuie en traversant sans doute une fenêtre, d'où les multitudes de coupures sur votre corps, et que vous avez couru jusqu'ici, expliquant que vous soyez encore un peu en sueur. Alors, dans le mille ? Oh, ne répondez pas, n'essayez surtout pas de vous défendre, je sais que j'ai raison... »
Là, j'avais peur. Non, j'étais terrorisée. Les quartiers du centre étaient constamment surveillés par la milice. Un cri, et vous vous retrouvez cerné de miliciens. Je faisais un effort surhumain pour ne pas laisser transparaître la terreur qui me dévorait. S'ils étaient prévenus, je n'avais aucun espoir de m'enfuir. Eux ne rejèteraient pas le crime sur quelqu'un d'autre pour éviter de se fatiguer. Et, une fois attrapée, ce sera la peine de mort qui m'attendrait. Sauf que pareille formulation n'est pas le fruit du hasard: il attendait quelque chose en échange de son silence. Quand je lui demandai quoi, il ricana avant de s'approcher doucement de moi.
« Cela ne devrait pas être difficile à comprendre. Je t'ai parlé de ma femme qui m'avait quitté, tu te souviens ? Vois-tu, c'était il y a longtemps. Les tarifs des prostituées sont beaucoup trop haut. Comprends-tu le besoin que je dois assouvir...? Accepte, et tout se passera bien pour toi. Hormis pendant les quelques prochaines heures... »
Il finit sa phrase en me regardant, empli d'un désir sexuel grandissant, savourant déjà mon incapacité à agir. Il commence à lever une main vers moi, vers ma poitrine, mais déjà, une rage bouillonne en moi. Qu'importe mes états d'âme, il n'y avait qu'un seul moyen pour éviter et ce long calvaire, et la milice. Une question me vînt pourtant à l'esprit, celle à laquelle je me devais enfin de répondre: cet homme méritait-il de mourir ? Mon coup de genou dans ses parties génitales donna un début de réponse, puis ma dague tranchant sa gorge le reste. Comment avait-il pu espérer que je ne ferais pas quelque chose comme ça ? Où m'avait-il jugée faible ? Toujours est-il que le cri qu'il tenta de pousser se retrouva noyer dans le sang s'échappant de sa bouche et de sa gorge, tandis que son visage, exprimant la terreur qu'il éprouvait face à la mort, resta ainsi figé lorsque la vie finit par le quitter.
Le mort était à mes pieds, et je le regardai sans bouger. Je faisais face à une lutte intérieure. Au terme de celle-ci se solda une conviction: cet homme méritait de mourir. Il allait me violer, et il n'y avait que ce moyen pour l'en empêcher. C'était ça, ou la milice. C'était la bonne solution. L'unique solution. Le soleil ne tarda pas à se lever. Combien de temps s'était écoulé depuis que j'avais commencé à « infiltrer » la demeure de mes défunts parents ? Quelque chose bougea derrière moi, doucement, comme si l'on essayait de fuir. Je me retournai vivement et le vis. Le mendiant. Il s'était réveillé. Depuis combien de temps ? Qu'avait-il vu ? Non, c'était évident. Même quelqu'un qui arriverait maintenant conclurais que je l'ai tué. Il le savait donc forcément.
Je pouvais lire sans mal la peur dans ses yeux, tandis qu'il s'appuyait sur le mur derrière lui. Il me fixa, près à courir au moindre de mes gestes, ouvrit la bouche – dévoilant des dents noirs, signe que, comme je le présumais, c'était bien un mendiant –, puis il balbutia:
« J...Je...J'dirais rien ! J'rien vu, d'accord ? Alors, pas b'soin d'me tuer ! J'dirais rien... rien du tout... alors... » poursuivit-il en pleurnichant. Il n'arrêtait plus de le répéter.
Je le rassurai, disant que je n'allais pas le tuer. Je lui faisais confiance. Après tout, qui croirait un mendiant quand il accuserait une jeune femme d'avoir tranché la gorge d'un homme, alors qu'il était le seul sur les lieux d'un crime ? Enfin, c'est le discours que je lui aurais tenu si deux détails n'avaient pas tout chamboulé: la présence du soleil, impliquant qu'il discernait parfaitement mon visage – ça aurait pu ne pas être trop important, sans l'apparition du deuxième détail – et la présence de deux miliciens en approche. Ils étaient encore loin et ne pouvaient voir ce qu'il se passait. De plus, ils avaient l'air de parler entre eux, et ne regardaient même pas devant.
Et quand ils se rendront sur les lieux de ce meurtre, ils trouveront un deuxième cadavre: celui d'un mendiant, la gorge tranchée également.
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