LE MARCHEJ’allais enfin rentrer chez moi. Il était temps, je commençais à être vraiment fatiguée. Le pas un peu trainant, mais aiguillonnée par l’idée d’être au sec et de manger un bon repas chaud, j’affrontais la pluie qui ne cessait de tomber.
En quittant la grande place du marché, je m’engageai directement dans les ruelles qui menaient au quartier des docks. Lorsque j’avais quitté la demeure de mes frères, ce quartier mal famés avaient été le seul endroit où j’avais pu me loger. Mais si la nécessité ne m’y avait pas poussée, vous pouvez être sûrs que je n’aurais jamais mis les pieds dans ces rues dont on m’avait raconté les pires horreurs.
En m’enfonçant dans les rues tristes et humides, je me souvins de la première fois où je m'étais aventurée dans le quartier des docks. J’avais au paravent passé plusieurs nuits dehors, pas très loin de mon ancienne adresse. Ces nuits avaient été courtes et agitées. J’étais habituée à plus de confort et surtout à plus de sécurité. Je ne dormais qu’à moitié et le moindre bruit m’éveillait. La moindre ombre prenait des formes et des proportions effroyables. Finalement la garde m’avait délogée, car ici les mendiants et autres vagabonds n’avaient rien à faire.
De nuit en nuit, j’avais été repoussée toujours plus à l’est de la ville. La mort dans l’âme et la peur au ventre, j’avais donc fini par franchir le pas. Devoir me réfugiée dans le quartier est était pour moi une forme de déchéance.
Tout en marchant, je me souvenais de mon dégout mêlé de pitié la première fois que j’avais contemplé les murs lépreux de ces maisons qui respiraient la misère avec leur fenêtres sales quand elles n’étaient pas obstruées par des planches ou du simple tissus. Je me souvenais avoir plaint les gens qui vivaient au milieu de ses rues mal odorantes et étroites où des chiens errants faméliques fouillaient dans les poubelles. Je me souvenais avoir eu peur de chaque visage, avoir vu un menace dans chaque regard, une agression dans chaque geste.
Je ne savais pas à l’époque que cet endroit insalubre et désolé serait bientôt mon chez moi, que finirais par connaître ces rues par cœur, que j’apprendrais les codes de ce lieu et que je finirais par respecter ses habitants qui savaient rester dignes même dans la pauvreté.
Je rentrais donc chez moi confiante et d'un pas serein. Absorbée par ses réflexions, je ne vis que l’on me suivait que lorsqu’une ombre furtive et agile se jeta sur moi. Surprise, je fis tomber mon sac de provisions dont le contenu se déversa sur le sol. La seconde suivante je faisais face à mon agresseur, le cœur battant et le couteau à la main. Lorsque je le vis, je compris pourquoi je ne l’avais ni aperçu ni entendu avant qu’il ne soit trop tard.
Devant moi un humoran au pelage rayé se tenait légèrement courbé, prêt à attaquer. Il possédait des muscles fins et déliés, taillés pour la course et lui conférant une grande souplesse. Chacun de ses mouvements laissaient transparaître la puissance contenue dans ce corps de prédateur.
Il portait un pagne en cuir marron dont les teintes chaudes venaient se confondre avec celle de son pelage où dominaient le jaune orangés et le marron foncé avec ça et là quelques zébrures blanches. Ses traits étaient fins, sa mâchoire carrée. Entre ses babines retroussées on pouvait voir des crocs blancs et aiguisés.
A sa ceinture il portait une épée courte et les fourreaux qui ornaient ses bras et ses cuisses étaient tous garnis de poignards de formes et de tailles diverses. Pourtant il n’avait pas dégainé une seule de ses armes. Ce constat me fit sourire. Il me sous-estimait et il allait bientôt s’en mordre les doigts.
Un grognement sourd s’échappait de ses lèvres et tout dans sa posture me disait qu’il était sur le point de m’attaquer. Tous mes sens étaient en alertes. Le sang battait si fort dans mes tempes que j’avais le sentiment de ne plus pouvoir entendre aucun autre son.
Le combat s’engagea. En seul bon aussi souple que rapide, mon adversaire fut sur moi. Je m’écartai tant bien que mal de sa trajectoire et abattis mon couteau sur lui. Malheureusement l’humoran évita le coup. Il profita de l’ouverture dans ma garde pour m’envoyer son poing en plein plexus. Je titubai en arrière le souffle coupé. Je mis suffisamment de distance entre mon adversaire et moi pour me permettre de reprendre mon souffle.
A présent j’étais énervée, très énervée. Lorsqu’il m’avait attaquée, il n’avait même pas utilisé ses griffes. Il avait de toute évidence décidé de jouer avec moi. Et il était en train de gagner ! Je refusais de me laisser battre aussi facilement. Il était hors de question que cette montagne de muscle s’en sorte sans la moindre égratignure, comme si je n’étais qu’une petite fille.
Cette fois je pris l’initiative. Je m’approchai lentement. A son tour il se mit en mouvement. Nous décrivions tous deux des cercles concentriques en de plus en plus petits.
« Abandonne de toute manière tu as déjà perdu. »« Non, mais tu rêves chaton. »Tout à coup, sans que j’aie le temps de réagir, le métisse me projeta au sol. Je me retrouvai sous lui sans plus pouvoir bouger. Le combat était fini et j’avais lamentablement perdu.
« J’aurais peut-être du éviter de t’appeler chaton? »« Ça aurait sans doute été une bonne idée. Mais ça n’aurait fait que retarder ta défaite. »« Un jour je te ferai payer. »« Mais oui princesse. »Pour ceux qui s’étonneraient de ce charmant dialogue, il faut probablement expliquer que mon adversaire était en fait un ami. Il avait pris l’habitude de m’attaquer ainsi par surprise pour mon entraînement disait-il. A mon avis cela l’amusait surtout beaucoup de me donner une bonne leçon de temps à autre. Mais je devais reconnaître que sous sa férule je m’étais pas mal améliorée. Je profitai de sa distraction pour rouler sur le côté et lui faire perdre l’équilibre. J’en profitai pour me remettre debout.
« Ça, c’est petit. »« Mais c’est toi qui m’a appris à ne jamais considéré qu’un combat est fini tant que mon adversaire n’est pas chaos ou mieux, mort. Aurais-tu oublié tes propres leçons? »
« Je trouve que tu fais un peu trop la maline. Je vais t’apprendre à respecter tes aînés. »« Mes aînés! Mais oui l’ancêtre! »« Rira bien qui rira le dernier ! »Sur ces mots, il s’élança à nouveau vers moi. Cette fois je ne me laissai pas surprendre. Je m’écartai promptement. Je feignis de vouloir à nouveau utiliser mon poignard. Alors qu’il déviait le coup, j’envoyai mon pied vers son mollet et le fis tomber à genou. Aussitôt, je profitai de sa position précaire pour me jeter sur son dos. La main gauche solidement accrochée dans ses poils, je plaçai ma main droite tenant le poignard sous sa gorge.
« J’ai gagné. »Seul un grognement mi-sauvage mi-amusé me répondit. En un clin d’œil je fus projetée au-dessus de la tête de l’humoran. De justesse je parvins à atterrir sur mes jambes et à ne pas m’écrouler par terre. Nous nous faisions à nouveau face. J’étais essoufflée et la fatigue de ma journée recommençait à se faire sentir.
« Tu veux abandonner princesse. Tu n’as qu’à admettre que je te suis mille fois supérieur et à m’appeler maître. »« Et puis quoi encore. Me prosterner à tes pieds et te filer 50% de mes bénéfices. »« 100% me paraîtrais plus approprié. »Non, mais il allait voir. Pour qui me prenait-il ce gros matou. Mobilisant mes dernières forces, je le rejoignis en un bon. J’envoyai mon poing vers son visage et tandis qu’il esquivait, je déroulai ma jambe pour lui faire un croche-patte. Mais c’était sans compter sur la souplesse du fauve qui évita mon poing et mon pied sans problème. Je n’eus même pas le temps de me relever. Il me saisit à la gorge et me plaqua contre un mur. La prise était délicate et en même temps terriblement dangereuse. Il me tenait de manière à ce que ses griffes n’entaillent pas ma peau, mais un moindre mouvement il aurait pu sans mal me sectionner la carotide.
« Bien. Est-ce que je dois t’assommer ou est-ce que tu admets ta défaite ? »« C’est bon. Tu as gagné. De toute façon je suis épuisée. »« Ce n’est pas une excuse. Maintenant dis-moi que compte tu faire pour me convaincre de te laisser la vie sauve princesse? »Tout en prononçant ces mots, il avait collé un peu plus son corps contre le mien. A présent son souffle chaud venait brûler ma peau. Je ne pu m’empêcher de rire.
« Minute papillon. Ce n’est pas parce qu’on a couché ensemble une ou deux fois qu’on va recommencer à chaque fois que ta libido te titillera. »« Non, bien sûr. On va juste attendre que la tienne se réveille. »« C’est ce que ferait un gentleman. »« Oui, mais moi, je suis un voyou. »« Un gentil voyou. », dis-je en lui déposant un baiser sur le bout du nez.
Lorsque j’étais arrivée dans le quartier complètement perdue, cible facile pour les malfrats de tous bords, Wakhan m’avait aidé. Je n’ai jamais bien su s’il avait eu pitié de moi ou s’il avait juste eu envie de me draguer, mais c’était en grande partie grâce à lui que j’avais survécu. Il m’avait appris à me servir de ma souplesse et de mon agilité pour voler. Il m’avait aidé à me trouver un toit. Il m’avait soutenue et encouragée. Nous étions devenus si proches que pendant un temps je me suis demandée si je n’étais pas amoureuse de lui ou lui de moi. Tout était devenu clair la première fois que nous avions fini dans le même lit. L’attirance physique était indéniable, mais nous ne serions jamais que des amis. Si au passage nous pouvions prendre un peu de bon temps…
Wakhan m’aida à ramasser mes provisions et nous prîmes ensemble le chemin de ma maison. Plutôt que de maison, je devrais d’ailleurs parler d’une chambre. Mon logement se résumait en effet à une seule et unique pièces rectangulaire. Il se situait au dernier étage d’un bâtiment qui en comptait quatre. En bref, j’habitais sous les combles. Le lieu avait été choisit de façon stratégique. De là, je pouvais voir les ennuis venir de loin et m’enfuir par les toits. De plus il y avait dans un petite ruelle adjacente une entrée d'égout à laquelle je pouvais accéder discrètement. En somme, c’était un véritable refuge de voleur.
Lorsque j’étais arrivée, j’avais du réparer le toit qui fuyait. Pour le reste j’avais aménagé les lieux petit à petit avec des matériaux de récupération, deux ou trois petites choses que Wakhan m’avait dégottées et ce que j’avais pu me payer.
Si vous le permettez, je vais vous faire faire le tour du propriétaire. Comme je vivais sous les combles, le plafond est en pente. Il s’inclinait progressivement vers la droite par rapport à l’entrée. Il formait ainsi une sorte de petite alcôve d’1 m. de hauteur. C’est là que j’avais aménagé ma chambre. Je dormais sur un matelas posé à même le sol, mais que j’avais recouvert d’un tissu rouge à la fois épais et doux. Je possédais un confortable duvet d’un rouge un peu plus clair que celui le drap et des coussins de la même couleur. Au pied du matelas j’avais installé un coffre en bois qui avait connu des jours meilleurs. Il me servait à ranger mes quelques vêtements et mes livres : j’avais toujours aimé lire. A l’opposé, le sol était maculé de cire là où j’avais pris l’habitude de fixer mes chandelles. Ce coin chambre était séparé du reste de la pièce par un rideau multicolore qui avait autrefois du être une superbe étoffe, mais qui était aujourd’hui déteint et troué.
Au centre de l’habitation trônait une vieille table bancales, calée avec des morceaux de bois. Autour d’elle quatre chaises dépareillées semblaient se demander comment elles avaient bien pu atterrir là. La table faisait face à une cheminée dans laquelle une marmite était suspendue. A droite de l’âtre on pouvait trouver ma réserve de bois tandis qu’à gauche siégeait le garde-mange:, un vieux buffet qui avait su conserver une certaine noblesse.
« Puisque je t’ai aidé à ramasser tes provisions, je peux rester manger. »« Goinfre ! Dois-je te rappeler que c'est toi qui les a fait tomber au départ?»« Aller comme ça en même temps tu me raconteras ta journée. », dit Wakhan tout en se calant dans une chaise.
Ma journée ! C’est vrai qu’avec ses bêtises j’avais presque oublié Chat-qui-râle et mon joli larcin. Il était grand temps de voir ce que mon dur labeur m’avait rapporté.
« Très bien dans ce cas pendant que tu épluches les pommes de terre, moi je déballe mon butin. »« Ton butin ! Je vois. Tu n’as pas chômée aujourd’hui. Par contre pour les pommes de terre tu rêves. Je ne suis pas ton homme à tout faire ! »« Parfait, dans ce cas tu ne mangeras pas. », dis-je en haussant les épaules.
Je savais très bien que l’appétit sans fin de l’humoran serait plus fort que sa fierté. Je déballais donc le contenu de mon sac, pendant que Wakhan déballait les provisions. Je découvris d’abord une jolie petite bourse contenant pas moins de 44 yus.
« Pas mal. Au moins cette fois tu n’as pas perdu ton temps. Parce que la dernière fois… »« Ca va, tu ne vas pas remettre ça sans arrêt sur le tapis, si ? D’accord j’ai poireauté pour rien devant cette baraque pendant trois jours. Mais qui m’avait présenté l’idiot qui m’a donné un tuyau pourrit? »Wakhan replia ses oreilles en arrière et pris une voix de petit garçon pris en faute :
« Je l’savais pas moi. C’est pas ma faute. »Il avait toujours su comment me faire rire. Et je ne pouvais pas lui en vouloir. Par rapport au nombre de fois où il m’avait servie sur un plateau des affaires en or, cette petite mésaventure n’avais pas une grande importance. Ce qui en avait bien plus en revanche, c’était le deuxième petit cadeau que m’avait laissé mon amie l’actrice. Dans mes mains, je tenais un ravissant petit pendentif en forme chat. Il était en or et représentait un adorable petit chaton qui semblait être suspendu par les pattes avant à une pelote de laine. En guise de pelote, il tenait en faite une petite pierre rouge éclatante.
« D’après toi c’est quoi comme pierre ? »« Fais voir. » Wakhan examina le bijou pendant un moment. Il observa non seulement la pierre, mais l’objet dans son ensemble.
« Désolé princesse, mais c’est pas un rubis. C’est de la grenade. De la très bonne qualité cela dit. Mais c’est pas le plus intéressant. Cette breloque améliore de toute évidence l’endurance. Tu pourrais en tirer un bon prix. »Je lui repris mon pendentif d’un geste vif.
« Le vendre, non mais t’es pas fou? Je vais pas vendre cette merveille! Je le garde. En plus j’adore le rouge. »« Ah ouais, vraiment ? J’aurais jamais deviné ! »Le reste de la soirée se passa à peu près sur ce ton. Nous mangeâmes tranquillement en discutant de ce que nous allions faire le lendemain. Je dénichai une cordelette noire à laquelle je passai le pendentif afin de l'accrocher à mon cou. Finalement, Wakhan resta dormir.