« Nipul, bougre d’âne, crétin halluciné ! Vas-tu enfin t’décider à dev’nir quelqu’un d’compétent ? J’ai l’impression que d’puis toutes ces années t’as jamais rien fait d’tes dix doigts ! R’commence donc ! Et j’veux pas entendre une clochette tinter ! »
Les manches de son long manteau serrées par trois ficelles à chaque bras empêchaient le vêtement de flotter. Il lui fallait ne pas trembler, ne pas commettre la moindre erreur, sans quoi l’exercice recommencerait, encore, encore et encore. Oh, il pouvait tout plaquer, tout renverser, ce mannequin de chiffon qui pendait lamentablement à un anneau fiché dans la voûte du plafond crasseux, son maître, ouvrir le ventre de ce dernier d’un habile revers du couteau, et le laisser ramasser ses tripes dans la terre battue pour tenter vainement de les rentrer dans la plaie béante. Ce vieux borgne n’avait plus sur lui aucune influence, il n’avait plus les moyens d’imposer sa volonté au garçon albinos qu’il hébergeait : il n’était plus que l’ombre de ce qu’il était dans sa jeunesse – de ce qu’il prétendait être dans sa jeunesse.
D’un geste vif, Nipul plongea la main dans l’entrelacs de fils sombres qu’il peinait à distinguer à la lueur de la chandelle brûlant faiblement, vacillante, à l’autre bout de la cave. Il savait que les clochettes étaient là, passées au charbon pour ne pas refléter la chiche lumière, mais il ne savait pas où : son maître était encore assez habile pour monter le mannequin et la toile qui l’entourait, toile qui devenait chaque année plus complexe et plus dangereuse, tout comme les missions qui lui étaient offertes. Il ne s’agissait plus de voler de la nourriture sur un étal, de faire diversion pendant que le Borgne subtilisait une bourse, un parchemin, une cassette, au contraire : il lui fallait prendre les choses en main. Et surtout prendre entre ses dix doigts agiles le contenu des poches de la silhouette qui pendait devant lui. Le temps s’allongeait, et chaque mouvement se décomposait, mais il savait n’avoir que quelques secondes pour effectuer la manœuvre, sans quoi cette dernière serait immédiatement découverte. Avoir le bras long ne suffisait malheureusement pas à faire un bon détrousseur.
Il sentit une bouffée de joie monter de son estomac, un frisson auquel il refusa de s’abandonner, de peur de perdre sa concentration. La frustration aiguisa ses sens, son esprit, et lorsqu’il retira la bourse de cuir pleine de cailloux, pas un seul tintement métallique ne se fit entendre : il avait réussi. Mais ce n’était qu’un exercice, sur un mannequin, dans une cave, sans la foule, sans le mouvement, sans le risque qu’une personne se retourne, soit plus sensible qu’une autre à un effleurement. La vie réelle est tout autre, le trou béant qui tient lieu d’œil droit à Barnabé peut en témoigner.
Celui-là a lâché un soupir d’agacement : il avait trop attendu cette réussite, et son estomac n’avait cessé de se faire entendre tout au long de l’entraînement. L’oreille fine de Nipul avait remarqué cette protestation, et son premier réflexe fut de rallumer les autres chandelles de la cave, ranimer le feu dans le poêle, et mettre à chauffer une casserole d’eau où il jeta quelques poignées de fèves et deux maigres morceaux de lard fumé. Il replaça le couvercle, et s'employa à remettre à sa place tout l’équipement nécessaire pour la petite séance de simulation de vol à la tire. Dans un premier temps, il retira les fils qui entouraient l'épouvantail, fixés au mur par de petits pitons selon la fantaisie du Borgne ; toutes les clochettes qui y étaient attachées furent rangées dans leur boite ; le pantin de chiffon regagna son coin de la cave, avec divers autres accessoires de la vie quotidienne des deux truands.
Barnabé s’était, comme de coutume, allongé sur son lit pour fumer avec délectation sa pipe – où il ne devait pas fourrer que du tabac selon l’avis de Nipul – et ne se préoccupait déjà plus de ce qui pouvait bien se passer dans la pièce. Peu lui importait que son apprenti fasse ou non le travail, il vivait comme il le pouvait, mais il appréciait tout de même le minimum d’ordre qui régnait dans cette planque douteuse. Il l’avait louée à un marchand exerçant des activités plus ou moins à la frontière du légal. Le tuyau du poêle était directement relié au conduit d’une des cheminées de l’habitation qui se trouvait au dessus de la cave, deux soupiraux apportaient un peu de lumière, mais surtout de l’air, avec tous les remugles de la rue. Les habitants des étages supérieurs ne s’étaient jamais demandé ce qui pouvait bien se trouver sous leurs pieds : la cave n’apparaissait pas sur les plans, et la sortie débouchait sur un couloir, avec une porte semblable à celles des autres petites chambres proposées par le logeur. Barnabé racontait que cette cave faisait office de cache au marchand à l’époque où celui-ci n’était pas encore assez riche pour graisser des pattes et détourner les regards de certains produits de contrebande.
Nipul n’avait connu aucun autre habitat, ses yeux s’étaient peut-être ouverts dans une autre maison, voire sur le visage de sa mère, cela ne changeait rien : il ne se souvenait que de ce plafond noirci par la fumée et la crasse, que de cette odeur de renfermé, d’urine et de merde, de vomi et de mauvais alcool, de sueur et de graisse, que de ces murs gris et froids, de l’humidité qui en suintait parfois. Curieusement, cette cave était devenue son chez-lui, et il ne se serait pas vu ailleurs. Il était un élément de la cave, sans lui la cave n’était plus la cave, et sans elle il n’était plus vraiment lui. Lorsqu’il songeait à l’avenir, il voyait une maison, une maison avec une cave, une belle cave aménagée, où il pourrait mieux vivre. Une cave qu’il n’aurait pas à partager avec un être aussi répugnant que Barnabé-le-Borgne.
Pendant que cuisaient les fèves et le lard, il prit son courage à bras le corps, un seau d’aisance dans chaque main et entreprit de monter les escaliers sans renverser la moindre goutte de ce syncrétisme. Une fois en haut, il ouvrit la porte, la referma aussitôt derrière lui et prit le chemin de la cour, où il allait vider le contenu des deux récipients dont l’odeur lui donnait la nausée. En chemin il croisa Klara, lavandière de son état, une jeune fille jolie, aux joues rondes, aux hanches pleines, toujours un sourire aux lèvres et quelques boutons du haut de sa chemise défaits. Elle s’était donnée au jeune albinos une fois, par goût de l’exotisme sans doute. Puis une deuxième, et une troisième. Et il ne lui avait pas fallu plus pour qu’il s’entiche d’elle, et cherche à en savoir un peu plus sur celle qu’il avait troussé contre un mur de la cour, à la va-vite, faute de mieux. Ce qu’il apprit ne lui plut guère, et il s’estima heureux de ne pas avoir attrapé à son contact une maladie honteuse, dont il aurait fallu s’expliquer auprès du Borgne. Lorsqu’elle voulut l’inviter dans sa chambre pour une quatrième fois, il prétexta un vœu pieux de chasteté jusqu’à l’obtention d’assez d’argent pour se faire une situation et l'épouser. Elle se moqua gentiment, et ne se montra nullement offensée, plutôt amusée ; depuis, elle cherchait à le faire revenir sur sa décision dès que l’occasion se présentait.
Quand Nipul redescendit, il trouva Barnabé en train de compter les pièces de sa cassette, l’air morose : comme de juste, il considérait que les piles ne montaient pas assez haut. Le vieux possédait une passion du jeu qui lui jouait parfois des tours, plus souvent qu’il n’osait se l'avouer. S’il revenait d’une partie avec quelques informations sur d’éventuels coups à effectuer, c’était presque toujours des tuyaux de ses créanciers, le moyens le plus efficace qu'ils avaient trouvé pour qu'il éponge ses dettes, reviennent jouer, et se remette dans le pétrin. Invariablement il associait son jeune compagnon au prétendu coup juteux. Voir le vieux le nez dans sa cagnotte ne pouvait signifier qu’une chose : il souhaitait la remplir. Pour cela deux moyens : le jeu ou la rapine. Il commencerait par le premier, et si la chance ne lui souriait pas, il se rabattrait sur le deuxième pour garder la vie, et remplir les caisses des autres, faute de rendre la sienne plus lourde.
L’albinos débarrassa la table du fatras qui l’encombrait, et y plaça deux écuelles, deux cuillères en bois grossièrement sculptées où l’on distinguait encore les marques du couteau, deux gobelets du même matériau, la bouteille d’alcool de Barnabé, un broc de fer – fruit d’une récente descente dans une cave mal fermée – rempli d’eau ; chacun se servirait du couteau qu’il gardait sur lui. Les fèves n’étaient pas encore cuites, mais les deux hommes se mirent à table, Barnabé apportait la grosse miche de pain noir enveloppé dans un linge qui avait connu bien des horreurs depuis ses jours meilleurs. Une fois installés ils prirent chacun une tranche de la brique sombre qui constituait leur quotidien et se mirent à mâchonner en silence, n’ayant rien à se dire. Les paroles viendraient avec le repas, qui faute de remplir convenablement l’estomac le réchaufferait quelque peu.
« On n’a plus un rond, va falloir se mett' que'ques sous dans les poches, sinon on va finir par crever dehors comme des miséreux. J’veux pas finir dans la rue, ça non. J’veux mourir dans mon lit, comme un bon bourgeois. J’veux mourir dans un coin où les rats m’boufferont pas. Les vers oui, ça tout l’monde y passe, on s’f’ra tous bouffer par les vers. Mais les rats… y’a qu’les miséreux pour s’faire bouffer par ces crevures ! J’peux pas t’confier mon av’nir, ‘toute façon, c’moi qui t’nourri d’puis des années, j’vais pas commencer à vivre à ton crochet. C’soir j’vais aller chez des amis. Ils jouent beaucoup, et ils invitent du monde qui joue mal… » Il abandonna son discours sur un petit rire satisfait pour se rabattre sur ses fèves et ce qui restait du lard, il n’y avait de toute manière plus rien à redire. La soirée était déjà planifiée, et Nipul n’avait pas à protester : l’or n’était pas le sien de toute manière. Ses maigres économies, il les avait soigneusement cachées pour que Barnabé ne s’avise pas de les jouer en dernier recours ; à chaque coup il mettait quelques sous de côté sans que son maître ne s’en rende compte. Plus le vieux lui laissait de liberté, plus il faisait montre d’audace pour remplir ses poches. S’il rapportait plus à Barnabé que ce dernier ne l’espérait, alors tout grincheux et suspicieux qu’il était, il ne soupçonnait pas un instant l’albinos de l’avoir trompé, ou s’il le soupçonnait, il n’en disait rien, ce qui revenait sensiblement au même.
Barnabé-le-Borgne partit chez ses « amis ». Nipul n’avait plus qu’à laver la casserole, les gamelles, les couverts, aller vider le baquet dans les caniveaux à l’extérieur, puis faire quelques allers et retours jusqu’à la fontaine pour faire les provisions en eau pour les jours à venir. Il ne souhaitait pas particulièrement avoir à s'atteler à cette tâche lorsque son mentor serait rentré, assez ivre et assez en colère pour lui faire des crocs en jambe par simple volonté de nuire. La terre battue du sol séchait mal, aussi valait-il mieux être prudent. Il n’y avait de toute manière rien d’autre à faire que de s’occuper des tâches « domestiques », sinon attendre le retour de Barnabé, en pariant des sommes imaginaires sur l’issue de la soirée.
Une fois l’intérieur en ordre, Nipul se consacra à sa seule passion : la sculpture du bois. Elle exigeait le recours à une lame, aussi entretenait-il une relation particulière vis-à-vis de tout ce qui pouvait trancher. Avant toute chose, il aiguisa son couteau sur une pierre de prix qu’il avait acquis auprès d’un forgeron en échange de quelques mois de services. D’un mouvement lent et régulier, il passait sur la surface rugueuse et humide, selon un angle soigneusement estimé, le fil du surin qu’il avait dérobé à un marin ivre qui ronflait sur la table d’une taverne. Le crissement résultant de l'opération revêtait pour Nipul des vertus quasi hypnotiques, et il annonçait des plaisirs créatifs, un temps de loisir et d’épanouissement calqué sur l’absence de Barnabé, qui désapprouvait ce qu’il appelait une perte de temps. Alors, dès qu’il partait, Nipul s’asseyait près du poêle, s’emparait d’une bûche et l’entamait à grands coups de canif, définissait les formes grossières, puis les affinait, encore et en encore, jusqu’à ce que se révèlent des animaux, des objets de la vie courante, des choses que le bois cachait en son sein et qu’à force de patience, d’exercice, il avait fini par apprendre à révéler. Malgré les moments agréables qu’il avait passé à les faire émerger des fibres sèches des rondins, il ne conservait aucune de ses modestes œuvres, il préférait les revendre pour améliorer le quotidien, en achetant de la viande lorsque cela s’avérait possible, des légumes frais, mais surtout assez de légumes secs pour ne pas sentir la faim lui labourer les entrailles quand Barnabé perdait sa somme hebdomadaire.
Jugeant avoir assez affûté son eustache, il éprouva son fil du gras du pouce, et approuva son ouvrage d’un hochement de tête satisfait. Après avoir replacé la pierre sous son lit, il tira vers le poêle un tabouret, un vieux morceau de tissu pour recueillir les copeaux, qui servaient par la suite à allumer le feu si celui-ci venait à s’éteindre. Songeur, il décida de sculpter un renard, en faisant appel à ses souvenirs : il en avait croisé un dans une ruelle l’hiver dernier, qui rôdait derrière une boucherie, et cherchait probablement une ouverture où se glisser pour subtiliser un morceau de viande, ou ne serait-ce que des abats, de quoi remplir son estomac, pourquoi pas celui de ses petits. Il n'y avait rien à prendre, les mendiants étaient tous passés par là. Mais le renard tournait, tournait autour de l'odeur de sang qui ne s'était pas évanouie. A mesure qu’il se remémorait cette scène, Nipul faisait apparaître des contours de plus en plus précis…
Le renard avait eu sa femme, couchée sur le flanc droit ; cette dernière n’attendait plus que les renardeaux. Le premier était à l’état d’ébauche lorsque la clef fit tourner la serrure rouillée de la porte, non sans avoir heurté plusieurs fois le bois et les ferrures avant de s'enfoncer dans le trou. Nipul s’empressa de cacher sous son lit son ouvrage, et de faire glisser les copeaux dans le seau près du feu, avant d’aller aider son mentor à descendre les escaliers. Grand bien lui en prit, l’homme était ivre mort, et tenait à peine debout, seul il aurait probablement manqué une marche, risquant une chute assez raide pour lui rompre le cou. Cette dernière raison motiva l’albinos, qui n’avait pas envie d’avoir un cadavre sur les bras, et tous les ennuis qui pouvaient suivre : la nécessité de se trouver un nouveau logement, de se débarrasser du corps, de trouver quelqu’un d’autre pour fournir des renseignements. Bien prit à Nipul d’avoir saisi au passage le seau d’aisance récemment vidé, dans lequel il dirigea la tête de Barnabé : il y vomit, et les escaliers furent épargnés.
Son pantalon mal remonté et les taches humides sur les braies du Borgne montraient qu’il avait uriné avant de rentrer.
(Tant mieux, il aurait été fichu de mouiller son lit dans le meilleur des cas…) Nipul retira la couverture de la couche du vieux, l'allongea et le couvrit, puis alla mettre deux bûches dans le poêle, avant de songer à aller lui-même dormir. Il replia son couteau abandonné sur la table, le glissa dans sa poche et gagna sa propre paillasse, se glissa sous sa couverture, et regarda brûler la chandelle sur la table. Il ne sentit pas le sommeil l’emporter, mais la flamme vacillante occupa ses rêves…