Il pleuvait sur Kendra Kâr, et Nipul Enesra remerciait les dieux pour autant de sollicitude. Certains individus ne pouvaient faire autrement que de se rendre au marché, pour leurs activités, ou autre. Et ils ne pouvaient s'empêcher de passer dans la rue. Certaines étaient moins fréquentées que d'autres, mais voyaient tout de même un passage appréciable, parce que les toits s'avançaient assez pour offrir un abris sur une distance honorable : la configuration de la rue obligeait les passants à porter de hautes bottes, et à les tremper dans une eaux dans laquelle flottaient différentes matières dont ils préféraient éviter de connaître l'origine.
Enveloppé dans son manteau, trempé jusqu'à l'os, il attendait qu'un citadin tombe dans son piège. De l'autre côté de la rue, il avait fixé le bout d'une corde à un anneau, auquel on nouait habituellement la bride des chevaux, et tenait l'autre extrémité dans sa main droite. Lorsqu'une cible de choix se présenterait, il tirerait d'un coup sec, elle se prendrait les pieds dedans. Là, il n'aurait plus qu'à jouer le mendiant soucieux de rendre service dans l'espoir d'y gagner quelques piécettes pour assurer sa subsistance.
Chez le Guérisseur, il y avait de quoi manger, boire – dès lors que l'on ne recherchait pas l'ivresse – et dormir. La situation avait cependant un caractère provisoire, pour Nipul tout du moins ; Barnabé devait, aussi longtemps que son garde-malade le jugerait nécessaire, rester couché, être l'objet de soins attentifs, ingurgiter des médications diverses et variées, chose dont il ne se plaignait que peu : une part de ces décoctions de plantes avaient pour but de le plonger dans le sommeil, ou au minimum dans un profond état d'hébétude la plupart de la journée. Quelque chose dérangeait le Guérisseur dans l'état de celui qui devait être – mais à ce stade, Nipul n'en était qu'aux suppositions larges – un ancien compagnon du mentor de l'albinos, ce qui ne manquait pas d'éclairer sous un nouveau jour les récits du vieil ivrogne. Impossible d'en connaître plus, le Guérisseur ne répondait à aucune question sur sa vie avant l'ouverture de sa boutique, il se contentait de jeter des regards glacés à qui se montrait trop curieux.
Plus vite Nipul se constituerait un pécule suffisant pour rembourser la dette de Barnabé, plus vite il rayerait ce dernier, ainsi que ceux qui prenaient actuellement soin de lui, sans oublier sa propre personne, de la liste des débiteurs d'un malfrat déterminé à ne pas laisser sa réputation tourner vers la clémence et la bonté, une orientation nuisible aux affaires, puisqu'elle invite les mauvais payeurs à prendre de plus en plus de libertés avec les échéances de leurs remboursements. Sans argent, la boutique ne tourne pas. Nipul, pour plus de sécurité, avait envoyé une lettre à la taverne où le Borgne avait perdu plus que sa fortune, assurant à l'homme de l'ombre que son or lui serait versé avant la fin de la semaine, et qu'il n'avait aucune raison de s'inquiéter à ce sujet, ni de prendre à nouveau des mesures aussi sévères que le premier avertissement, sans quoi plus personne ne serait à même de lui verser quoi que ce soit. Une réponse lui parvint : pas de danger pour une semaine, mais aucune garantie pour un délai plus conséquent, au contraire, et la responsabilité s'était étendue au Guérisseur, à sa famille et à l'auteur du message. Il fallait reconnaître qu'il s'agissait d'un chef bien informé, et déterminé.
Il y eut deux passants, pressés, qui posèrent le pied sur la mince rigole entre les pavés dans laquelle reposait la corde de Nipul. Ce dernier les jugea peu intéressants ; à leurs vêtements, à leur allure, il reconnaissait de pauvres hères dont la bourse devait être aussi vide que son estomac, ne méritant pas qu'on prenne de risque pour si peu. D'autant plus qu'après une tentative, fructueuse ou non, l'albinos ne pourrait recommencer l'opération au même lieu : il suffisait d'un témoin pour que tout bascule en sa défaveur, et qu'une populace locale énervée vienne lui faire sentir à quel point sa présence était indésirable. Et pour la zone du marché, il tablait sur deux coups, avant que la Milice ou n'importe qui d'autre ne soupçonne l'action d'un même homme : son procédé signait presque son forfait, mais il lui trouvait des avantages qu'un vol à la tire classique ne comprenait pas. Un individu déstabilisé, au sol, peut-être en état de choc...
Cet homme avait de la prestance, de belles bottes malgré la boue et les flaques d'eau, une cape épaisse qui connaissait encore ses meilleurs jours. Une capuche cachait à peine une toison châtain clair, et une barbe fournie qui lui couvrait le bas du visage et une bonne partie de la gorge. Il allait à grand pas, droit de stature malgré la pluie qui lui giflait le visage ; son vêtement tenu fermé à la main de l'intérieur empêchait Nipul de distinguer deux éléments : où se trouvaient les économies, y avait-il une arme. Un risque à prendre, sans quoi ce seraient d'autres lames qui se chargeraient de son cas. Restait à voir si les longues leçons de Barnabé allaient payer...
D'un geste sec, l'albinos releva la corde au moment où l'homme l'enjambait : celui-ci perdit l'équilibre, battit des bras, lâchant par là même sa cape, laissait apercevoir à Nipul une dague, mais aussi l'objet de son entreprise, une bourse de cuir. Il plongea sur l'homme lorsque celui-ci se retrouva face contre terre, et s'empressa de l'aider à se relever, les mains plongées dans les vêtements vers le magot convoité.