Effluves efflorescentes et ripailles de couleurs autrefois ardentes. Un paravent, jaune peut-être, ou bien d’un rose très pâle – qui aurait pu le dire dans cette lumière tamisée à l’extrême, contrefaçon de vêpres amènes ? Point de flambeaux, point de candélabres, non, mais seulement le volet abîmé qui laissait entrevoir, sur les drapés de lin, des gouttes d’un boréal grenat. L’encens, et la myrrhe, vraiment ? Mais que faisaient-ils là, devant une icône de Gaïa, à exhaler tant et plus de fumées, doucereuses, entêtantes, troublantes… Rêve ne savait plus, Rêve ne voulait plus ni savoir, ni voir, ni se rappeler. Les couvertures de lin sur le corps inerte de Satin, le vermeil éclat du soir sur ses lèvres charnues, et haves, et sans fard, ses yeux noirs comme la nuit disparus derrière les paupières closes – à jamais, avait-il semblé à Rêve. Et sur l’épaule, Nars lui avait montré la morsure vénéneuse d’une quelconque bête, d’un opaque violet de fin du monde, souillant l’albâtre brillant de fièvre d’une tache en forme de rose… Là-dessus, une voix, douce et humble, sortie de nulle part : les ombres du paravent, comme mille fois grandies, avaient fait apparaître en un instant la silhouette svelte d’une jeune fille. Elle se changeait.
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Oh, Rêve, n’est-il pas ? Ne passe pas par-devers moi, je t’en conjure, je ne suis pas montrable ! Et elle avait ri, et ajouté :
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C’est bien là Satin, la petite que dans Tulorim on appelle Eugénie de Rubempré ? Nars appellera les médecins, c’est une certitude, mais crois-moi : cours à Kendra Kâr, mander les gens de la Rose…Il n’en avait pas fallu plus pour que Rêve s’en fût, laissant derrière elle le dernier client qu’elle avait ramené dans la Chambre des Damnées, abandonnant aux mains griffues de Calice ses maigres biens : les chopines, une douleur de ne plus les porter à loisir ; les étoffes, une tristesse sans nom de ne plus s’y envelopper ; Neige et Satin, un supplice insupportable de ne plus leur parler. Elle l’avait fait pour elle. La petite Eugénie… La petite Satin, autre joyau parmi les joyaux
[...]*
Son cœur manqua un battement lorsqu’elle croisa son regard. Cela lui fit l’impression d’un éclatement soudain dans la poitrine. Sur sa jugulaire, elle sentait la délicate anglaise d’or frémir au contact de son pouls impétueux – mais bien vite elle comprit sa faute, et se ressaisit.
Perdue dans ses pensées, elle n’avait pas su éviter le pavé désolidarisé et avait dû se rattraper dans son élan sur un homme qui passait. Il ne se retourna pas, ne lui adressa pas un coup d’œil, pas un mot, préférant aboyer comme une bête sur celui qui avançait par là… Celui-là ne la quittait pas des yeux, et Rêve avait senti, à la rencontre de cette bouillonnante nuit sans étoiles, le poids des astres peser sur tout son être. Comment décrire l’éternité qui s’arrête et vous contemple, perdue depuis les limbes évanescentes d’un au-delà qui n’existe pas ? Il n’avait pas d’âge. Les cheveux noirs. Le jais. Veinés de blanc. L'opale. Et puis la peau d’argent, diamantins reflets de la lune qui versait son pâle enchantement sur lui seul en plein milieu du jour. Plus une gravure précieuse qu’un homme, de cela seulement Rêve pouvait être sûre. N’être certaine que du songe qui se joue, onirique, et ne pas pouvoir croire en la réalité.
Elle aurait pu partir. Elle aurait
dû partir. Ses joues l’avaient trahie, sulfureuses, sanguines, brûlantes comme l’aurore sur le champ de bataille. Mais la bataille, désormais, se jouait là, entre deux faces d’elle-même, chacune des deux honnie de l’autre. La muraille s’érigea, seule, et sans aide, devant les yeux de Rêve. Ce qui est au temple reste au temple, et là seulement sont saufs les sentiments et les émotions. Sa bouche s’ourla en un discret sourire, non feint, mais trop doux pour n’être pas mesuré, et elle dessina dans les joues de petites fossettes délicieuses qui se voulaient innocentes. Son épaule roula, dans un mouvement gracieux, suivant la courbe de son visage alors qu’il se tournait tout entier vers l’inconnu ténébreux. Elle ignorait encore quel jeu elle adopterait pour lui, pour lui plaire, ne serait-ce qu’un instant, et obtenir de lui ce qu’elle désirait – alors elle préféra la sûreté, la jeunesse, la bienveillance tout juste teintée de coquetterie féline. Voilà que, de lui-même et sans détours, le masque avait fait son office, et que, prudemment, les impressions s’étaient tapies tout près du cœur, là où même sous le joug, même sous les chaînes d’un univers par trop hideux, personne n’irait les chercher.
La science des drames lui fit lever la main sur sa gorge gourmande, une colombe sur une fontaine de marbre, et sous ses doigts fins elle s’abreuva du contact lactescent et onctueux de ce qui était son armure et son arme la plus chère. Du plus agile des cinq, elle effleura imperceptiblement la pierre noire enchâssée à même sa chair, le petit diamant sombre qu’elle ne pouvait pas quitter, et dont elle ne savait rien. Dans sa forteresse de taffetas rouge, du haut de ce corps dont elle connaissait la perfection, elle n’avait pas peur. Comment, par ailleurs, craindre ce qu’on lui avait déjà fait mille fois endurer, avec son consentement ?
Pourtant, ce fut comme face à un fauve qu’elle avança. Les hommes du commun livraient leurs secrets sans le savoir, dévoilant dans leurs yeux la faiblesse qu’il suffirait à Rêve de frôler pour que tous les artifices s’effritassent comme statue de sel ; mais celui-là avait dans l’œil un mystère impénétrable, et pour le moins redoutable, semblait-il…
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En réalité, Monsieur, dit-elle avec un ton affable et un éclat joueur dans l’œil,
je suis tout à fait perdue. J’arrive de frais de Tulorim, et je cherche un endroit où me reposer de mon voyage…Elle hésita à se confier davantage, mais après tout, il devait connaître cette ville blanche, non ? Et s’il la croyait folle, à raconter pareilles élucubrations tenues d’une fille dont elle ne savait rien ? Elle préféra en rester là pour le moment, garder pour elle le secret de ces gens de la Rose, envoûtée qu’elle était par le regard vespéral de cet inconnu aux charmes évanescents.