« Oh mon bon m'sieur ! Laissez moi vous à vous r'lever ! C'pas honteux c'temps ? Pas à met' que'qu'un d'vot' importance dans les rues ! Ah, pis si encore elles étaient bien belles... mais n'import' qui s'tord la patte ! » L'homme aux cheveux châtain se releva avec force de grognements, repoussa le mendiant en lui beuglant de s'écarter de son chemin, et d'aller transmettre ses puces et ses maladies à quelqu'un d'autre s'il ne voulait pas avoir affaire à la Milice.
(T'as raison mon gars, je prends le large, mais avec ton or...) Nipul Enesra s'en fut sans demander son reste, trop heureux de sentir dans sa main le poids réconfortant d'une bourse pleine de yus ; il pouvait presque palper au travers de l'épais tissu noir la forme des pièces ; un sourire lui barra le visage, un sourire froid, dépourvu de toute bonté, un sourire carnassier. La journée s'annonçait bien, et le sort jouait en sa faveur, aussi décida-t-il de tenter un nouveau coup, mais cette fois-ci de manière plus « classique ». La corde demandait trop de temps, répondait à un trop grand hasard : si quelqu'un reprenait l'équilibre, le plan tombait à l'eau, et il valait mieux se carapater avec toutes la vitesse de ses jambes.
Tournant au coin d'une allée adjacente à celle qu'il venait de quitter, il s'arrêta, se pencha pour jeter un oeil et déterminer si oui ou non la voie était libre : le bourgeois était reparti vers sa destination, et avait disparu du champ de vision, l'albinos pouvait donc partir récupérer sa corde, élément qui ne lui servirait sans doute pas dans l'immédiat, mais qui avait malgré tout sa valeur. Rapidement, il défit le noeud qui la retenait à l'anneau, et jeta au sol la bourse vide, brodée du monogramme de l'homme, trop reconnaissable s'il devait se faire arrêter ; si le détroussé revenait sur ses pas, il pourrait penser avoir laisser choir son bien au sol dans sa chute, et s'imaginer qu'un passant avait saisi au vol l'aubaine. Peut-être pas. Il ne coûtait rien d'essayer de mettre une chance de son côté.
La corde enroulée en travers du torse, sous son manteau, donnait à Nipul une allure de bossu, qu'il renforçait en adoptant une démarche claudicante, plié en deux vers l'avant. Ainsi positionné, aucun passant ne pouvait percevoir les traits qui se dissimulaient sous sa capuche. Le succès ne lui montait pas à la tête, mais il se sentait tout de même heureux d'avoir si bien mis en pratique les compétences acquises au prix de longues et douloureuses séances d'entraînement : sa satisfaction se teintait de fierté, celle que ressent un individu capable de voler de ses propres ailes, débarrassé du poids des obligations. Mais cet argent n'était pas encore sa propriété : virtuellement, il était déjà dans la poche de l'Homme.
(150 pièces d'or ! Mais à quoi pensait-il ? 150 yus ? Et d'où je tire tout ça moi ? En tout cas, lui il ne risquait pas de les sortir de ses foutues poches, percées et plus vides que les orbites des crânes de ses ancêtres... Lui qui râlait toujours qu'il voulait crever dans son lit, et pas dans la rue... Eh ben voilà que son souhait sera exaucé, mais ce ne seront ni la crève, ni la vieillesse qui l'emporteront. Si je me débrouille bien, je pourrai régler toute cette histoire sans que le Guérisseur ait à en souffrir, ni Barnabé. Mais après un coup pareil, plus la peine de compter sur moi. Je me débrouillerai. 32 yus ! Mazette ! Mais avec ça j'aurais pu me payer une chambre pour le mois ! Et de la nourriture ! Et de l'eau ! Ce vieil ivrogne m'a au moins appris deux trois trucs utiles, et c'est bien pour ça que je paye sa dette. Sans ça... sans ça il aurait pu aller se faire poignarder sans que ça ne me fasse rien...) Ralenti par l'attitude trompeuse qu'il empruntait, ses pas le menaient vers le temple de Meno, par les chemins les plus longs : il n'hésitait pas à faire des détours pour emprunter à la fois ruelles de traverses et rues fréquentées. Il ne désespérait pas de croiser la bonne personne au bon moment, celle qu'il suffirait de bousculer, en poussant des hurlements de possédés, pour s'emparer de sa bourse. Les gens n'aiment guère les gens différents, ils préfèraient s'en éloigner le plus possible, mettre une distance suffisante entre eux et ces horreurs, comme si les afflictions qu'ils honnissaient pouvaient être contagieuses. Comme si on pouvait attraper la bosse d'un bossu...
Une femme, dans une rue de bonne largeur, sans trop de passage, et pour l'heure aucun, se montra être une cible de choix. Nipul la laissa aller : il n'aimait pas malmener les femmes, surtout celles qui n'avaient pas l'air trop riches. Un de ses rares principes, auquel il s'efforçait de se tenir, jusque là avec succès. Deux rues plus loin, une nouvelle occasion se présenta de mettre à contribution ses mains lestes.
« AAAAAAAAAAAAAH ! BARRDAAAAAAAAAAAAAAA ! GRAAAAAAAAAAAAAAAEEEEEEEEEEEEEEEEEEK ! KRÉÉÉÉÉZAAAAAARKAAAAAAAAABAAAAAAARK ! » S'agissait-t-il du commis d'un riche marchand ? D'un garçon de bonne famille ? Nipul l'ignorait et s'en fichait comme de sa première plaie : il paraissait avoir de l'argent, rien d'autre ne comptait, aussi passa-t-il à l'action sans hésiter. Ses hurlements pétrifièrent le jeune homme, qui vit foncer vers lui une forme répugnante, noire, vaguement indistincte sous les rideaux de pluie déversés par le ciel. Nipul le heurta de plein fouet, et ils s'emêlèrent dans leurs capes respectives. L'albinos en profita pour plonger subrepticement ses mains dans les vêtements de sa cible.