« Eh ben approche l'palot, t'as pas à avoir peur, c'est dehors qu'tu risques que'qu' chose. Si t'as pas d'ennemi, ici y s'passera rien. »
La grosse voix roulait de l'autre côté de la herse relevée, et un homme trapu émergea de l’ombre, la main tendue comme on le faisait pour un animal craintif, à peine plus petit que Nipul, aux épaules – et avec elles le corps en général – beaucoup plus larges. Sa grosse paluche semblait être à même de briser une nuque sans trop de peine ; son bras gauche s'achevait sur un moignon de tissus cicatriciels et de chairs recomposées dans un embrouillamini répugnant ; il manquait plus d'une dent à son sourire, si bien qu'on aurait pu penser que les cicatrices courant sur sa face compensaient l'absence de ratiches. Il ne serait venu à l'esprit de personne de lui accorder la moindre parcelle de confiance, si infime fut-elle. Ce manchot appartenait à la catégorie d'humanoïdes qu'il ne fallait jamais laisser errer dans les rues à la nuit tombée : sans aller jusqu'à se livrer à des actes répréhensibles, ils provoquaient des sursauts fatals aux cardiaques à simplement émerger de l'ombre.
« Aller, bouge donc ! Tu vas pas rester là, c'est nos lieux d'aisance ! » Ces mots prononcés d'une voix qu'il voulait raffinée, d'un ton ampoulé, lui arrachèrent un ricanement, qu'il étouffa pour reprendre : « Écoute, j'sais pas si c'est ta première fois au mitard ou pas, dans l'doute j'vais t'rapp'ler les règles. Ici, tu touches pas aux camarades. On peut tous finir ici, sans l'vouloir, on peut s'balancer au bout d'une corde, alors pas b'soin qu'un gars comme nous fasse le boulot des gardes. Vu ? Si t'entres, y t'arriveras rien, tu dois pas avoir des enn'mis au point qu'y'en ait un ici qui t'fasse la peau? Non ? Amène toi gamin, j'aime pas quand les aut' nurses me lorgnent comme ça. »
Sans prendre la peine de répondre, Nipul emboita le pas du manchot, qui par dessus son épaule balança un « J'm'appelle Gaspard ! », sans que cela entraîne pour autant une intervention du jeune homme, qui était fermement décidé à délivrer le moins d'informations possible sur son compte.
« Bon, c'est pas l'palace, mais ça vaut mieux qu'la pluie certains jours. Fait pas chaud la nuit, mais bon... Tu t'trouves un coin propre, tu t'y colles et t'en bouge pas, c'est l'mieux. Tes trucs, tu les fais du côté d'chez les gardiens. Y z'aiment pas, mais y peuvent pas grand chose... vaut mieux qu'ça pue là bas qu'ici. Si tu veux pas, tu t'débrouill'ras avec les aut' gars, mais y vont pas apprécier. Ça non... moi non plus, mais moi j'suis pas d'taille à aller faire tinter les oreilles à un jeunot. »
Le premier jour s'acheva dans le calme relatif de la prison, et Nipul n'avait pas encore cédé aux pressions que l'inactivité exerçait sur lui. Ses déplacements se bornaient à aller de l'autre côté de la cellule pour ses besoins naturels, pour récupérer son repas, son eau, rien de plus. Les autres bougeaient sans cesse pour combattre l'engourdissement, la fraîcheur de sous-sol dont la sensation était d'autant plus forte que l'humidité montait des dalles. Le sang qui coulait dans les veines de Nipul le protégeaient de ces désagréments, aussi ne ressentait-il pas un besoin physique de faire les cent pas. Pour ce qui touchait à l'esprit, il avait derrière lui les journées d'attente dans sa cave. Bien entendu, il avait alors la possibilité de sculpter de petits animaux dans le bois, chose inaccessible dans ce cachot, mais il lui suffisait de fermer les yeux pour revoir chaque geste, imaginer la tension qu’il lui faudrait imprimer à ses muscles pour que la lame pénètre le bois en profondeur, sans heurt, afin de retirer un copeau là où le corps serait plus fin ; la torsion du poignet nécessaire à la formation du creux des oreilles ; les ouvrages délicats de finition qui permettaient de donner à la fourrure ou au plumage un relief, un réalisme. Son corps ne souffrait pas trop, son esprit restait suffisamment actif pour que l’enfermement n’ait pas d’incidence sur sa santé mentale : sa condition n’était pas enviable, mais selon lui, elle aurait put lui être bien moins favorable. Il ignorait cependant combien de temps la claustration serait sans effet sur lui, et voyait avec bonheur l’issue des deux jours de cachot approcher, sans pour autant se focaliser dessus, car à ses yeux, cela représentait le meilleur moyen de mettre en branle la machine de l’attente et de l’ennui qui ne tarderait pas à lui user les nerfs. Dès que l’envie de former des plans le prenait, il employait ses capacités à se replacer dans le présent : l’avenir était son pire ennemi de ce côté des barreaux. Moins il songeait à la manière dont il devrait rembourser sa dette, plus il arrivait à se maintenir dans une certaine stabilité.
Le deuxième jour allait prendre les mêmes allures que le premier : aucun nouvel arrivant dans le cachot, et aucun des prisonniers présent ne manifestait d’agitation. Nipul ne demandait pas mieux que d’attendre l’heure de sa remise en liberté en paix. Le deuxième jour aurait pu prendre les mêmes allures que le premier si le dénommé Gaspard n’avait pas décidé de faire causer le peu loquace et très peu émotif nouveau.
« Dis donc gamin, ça va ? T’as pas d’problème ? T’as pas l’air bien… J’ai compris qu’t’était palot d’nature, mais faut quand même dire qu’t’es pas commun. On t’as pas vu beaucoup bouger. Qu’est-ce t’as ? Tu supportes pas l’trou ? Faut pas t’en faire, on en sort un jour ou l’autre. Ici on est tous pareil, enfin plus ou moins… Y a pas d’beau linge parmi nous aut’. J’t’ai dit, t’as pas grand-chose à craindre ici. Tu veux pas m’raconter un peu c’qui t’a am’né là ? »
« Non » « Ben t’es d’jà pas muet ! Les muets, à moins d’vivre avec tout l’jour, c’est pas l’poteau rêvé. Comment qu’tu veux comprendre c’qui t’veux ? Pis si l’gus en face est sourd par d’sus l’marché, t’as pas fini d’t’agiter dans tous les sens pour lui faire comprend’ c’que toi tu veux… Bon, puisqu’t’es pas muet, pis pas sourd, pourquoi qu’t’es là ? »
« J’me suis fait prendre pendant qu’fauchais la bourse d’un bourgeois. L’a gueulé comme un cochon, la Milice est passée par là… Pis me v’là. » « Ah ben j’crois qu’on est tous passé par là… Y a pas de honte… J’crois qu’personne peut t’j’ter la pierre. Et pourquoi qu’tu volais ? T’as pas d’quoi manger ? Un gars comme toi peut gagner sa vie. T’as pas l’air en mauvaise forme. Y a t’jours du boulot sur les quais. Tu pourrais t’embarquer sur un raffiot… »
« J’sais rien faire d’autre… L’homme qui m’a él’vé à une dette. Si j’paye pas, y a des gars qui vont y passer, et qu’ont rien à voir là d’dans. Et moi j’ai pas envie d’finir en cadavre. Alors j’fauche quand j’peux. Une semaine c’est court… » « Ah ouais… J’comprends… » Il se gratta une cicatrice avec son moignon, puis se ravisa et utilisa sa main, en maugréant après les gardiens qui lui avaient pris jusqu’à son crochet. « Et t’as quoi d’prévu à ta sortie ? Tu vas continuer le vol à la tire ? »
« C’est pas contre toi, mais j’ai pas envie d’causer là. » « D’accord, d’accord, c’toi qui voit… enfin si tu changes d’avis… j’suis là bas. »
Sans un mot, il repartit vers le groupe avec lequel il conversait avant de s’intéresser au jeune voleur albinos. Peu lui importait les gens qui ne voulaient pas parler, et plus encore lorsqu’il s’agissait de jeunots sans expérience. Les gens qui se taisaient pouvaient être fous, solitaires, dangereux, timides : le garçon ne semblait pas entrer dans l’avant dernière catégorie, la seule qui pouvait s’avérer véritablement préoccupante, la seule à laquelle il ne valait mieux jamais tourner le dos.
« Aller, dehors, et j’espère qu’on ne te reverra pas de sitôt ! »
Nipul n’attendit pas qu’on l’enjoigne à quitter les abords de Milice pour déguerpir. Ce lieu donnait des frissons à n’importe quel tire-laine, le genre de frissons assez désagréable pour conduire celui qui en est la victime à aller faire un tour quelques pâtés de maison plus loin. Se laisser guider par ses frissons ne présentait pas toujours des inconvénients, à condition d’identifier leur origine, et de faire la part de ceux qui étaient vraiment utiles, et de ceux qui ne relevaient pas des besoins de survie.
Résistant à l’envie d’adresser un geste provocateur aux gardes, le jeune voleur s’empressa de fixer son couteau et sa bourse à leurs places respectives et, ajustant son manteau, il s’enfila dans une ruelle pour s’assurer de semer d’éventuels traqueurs : il ignorait quelles mesures la Milice pouvait prendre à l’égard des voleurs, il supposait que les chefs pouvaient miser sur une filature pour dénicher la planque d’un groupe. De la première ruelle, il se glissa dans une seconde, et dans une troisième disparut sous un porche d’où il était certain qu’on ne pouvait l’apercevoir sans s’approcher. Si poursuivant il y avait, il serait obligé de passer devant la porte. Les minutes s’écoulèrent, personne ne parut.