La prison, ce n'est pas si différent de cet instant, cette fraction de seconde, qui précède la mort après tout. C'est une pénible éternité, douloureusement courte pourtant à l'approche de la fin. C'est un battement de cœur, une inspiration, bloquée mille ans et balayée le temps d'un battement de cils. C'est une vie entière qui défile et un bref aperçu du néant. Ça vous prend à la gorge, ça vous prend au creux de l'estomac et ça vous retourne de l'intérieur comme un frêle esquif emporté sous la houle. Vous en perdez le Nord, le Sud et n'avez guère d'idée de la direction dans laquelle nager pour crever la surface. La tourmente vous laisse hagard et vous en oubliez de vous battre, jusqu'à ce dernier élan, cette ultime manifestation de l'instinct de survie, qui parvient souvent trop tard.
Mais non, je savais que ce ne serait pas la fin. Je n'avais pas peur. Emplie d'une froide assurance, je me disais que je m'échapperais s'il le fallait. Que je ne me laisserais pas faire. Et cette résolution n'avait guère faillit. Malgré cela, et malgré le fait que j'avais déjà fais cent fois le tour de la situation, des possibilités, de toute cette histoire en somme, il est des choses qui m'assaillirent que je n'avais pas songer craindre.
Trois jours. Trois jours assise dans un coin de ma répugnante cellule, le dos calé contre la pièce glacée d'un mur qui ne me coupait ni des plaintes ni des relents de mes voisins. Je n'avais pas froid. Je n'avais pas franchement faim. Je n'avais pas sommeil. Et ce furent, me semble-t-il, les trois plus longs jours de ma vie. Trois jours à n'avoir d'autre occupation que la torture de mon pauvre esprit, tournant en rond comme un chien galeux après sa queue. Petit à petit le fond sonore aux airs de concert pour chevalets s'estompa, remplacé par le fracas de rêves confus et de regrets chaotiques grondant sous mon crâne.
Que m'avait-il pris de revenir ? Il n'y avait rien pour moi ici, rien. Ni frères de sang, ni frères de coeur. Père se reposait en de lointaines terres et je ne doutais pas l'avoir vu pour la dernière fois. Il ne m'avait pas paru vieilli mais j'avais sentis au plus profond de mon être qu'il était trop las et estimait avoir déjà assez vagabondé en ce bas-monde pour s'en remettre aux dieux. Il quitterait notre monde comme il y avait séjourné ; fier, serein, prospère et rêveur. Nul doute que même la toute fin éveillât sa curiosité. Et je l'avais laissé. Une fois encore nos routes s'étaient séparées, comme si nous n'avions pour tout lien que celui de deux voyageurs marchant ensemble, s'arrêtant quelques temps sur le bord du chemin, bavardant volontiers, partageant avec la même allégresse pains et silence, le regard plein des mots qu'il était inutile de dire, avant de repartir, chargé de la poussière dont son faits les souvenirs. Une fois encore, peut-être une autre, peut-être jamais... Nos rencontres étaient toujours agréables, un chaleureux sourire au beau milieu d'une foule d'inconnus. Un sourire contagieux, un cœur qui ne bondit pas, car il savait déjà retrouver ce cher ami. Une absence qui ne naît qu'à l'instant où l'on découvre qu'elle aurait pu exister. Et pourtant je craignais un jour chercher ce regard bienveillant dans les badauds, et me rendre compte que je ne le reverrais plus. Alors mon cœur se fendillerait, car plus aucun lien de sang ne serait le mien. Ça n'a l'air de rien, surtout des liens si lâches qu'on en oublie les avoir, mais le jour où l'on tombe, on sait qu'on a toujours cette sécurité, un recours, l'assurance de pouvoir compter sur autrui. Avoir les poignets libres de ce genre de liens, c'est ça être vraiment seul. Dans le fond je ne m'étonnais pas de ces bougres qui faisaient tout pour garder leur geôle. Au moins n'étaient-ils pas si seuls, pas comme dans la rue...
La rue elle vous tournait la tête, vous éblouissait, vous portait de ses chants et vous jetait à terre la nuit tombée. Vous porter aux nues, vous traîner dans la fange... Ainsi sont les femmes, aime-t-on à dire. Ainsi sont les femmes... Comme si les femmes étaient responsables du caprice des sentiments. Comme s'il y avaient des victimes et des bourreaux. Mais chacun porte le poids de ses choix et nul ne peut reprocher à autrui de s'être déchargé un temps de ce poids avant de devoir le supporter à nouveau. Ce n'est pas un grand mal, simplement un retour à la normale, souvent trop brutal. Se retrouver seul avec soi-même, c'est une épreuve, difficile, accepter de se regarder en face, embrasser ses choix passés sans honte, accepter d'avoir commis des erreurs, accepter d'en faire à nouveau, en accepter les conséquences. Seul avec soi-même on ne cesse de se découvrir quand bien même se connait-on depuis plus longtemps que n'importe qui d'autre. Aussi peut-on redécouvrir des blessures, des craintes et des espoirs enfouis depuis si longtemps qu'on en ignorait l'existence, ainsi peut-on s'abîmer dans la contemplation de soi-même et en être encore confus. Il serait bien ardu de pouvoir analyser quelqu'un en son entier tant et si bien que l'on puisse comprendre la moindre de ses pensées. Ce serait non seulement ardu mais aussi dommage. Mais les âmes sœurs existent. Deux êtres qui par un fantastique hasard se comprennent parfaitement. Nul n'est besoin de garder ses noirs secrets pour soi, une âme sœur les accueille et les comprend, quand bien même ne les partage-t-elle pas. Ce peut être un ami, ce peut être un amour. Et rien ne vous manque plus alors que cet être perdu. Il est si merveilleux de savoir qu'il y a quelqu'un, quelque part, qui sans un mot, peut comprendre, sans un regard, sait. Il est si rare et si délicieux d'avoir cette chance qu'elle n'en est que plus terrible lorsque cet être est également celui qui s'est emparé de votre cœur.
Combien ? Trois année me semblait-il, peut-être cinq, je ne savais plus. J'avais essayé d'oublier. Nous nous étions trouvés, épaulés, réconfortés, suivis, unis, perdus, retrouvés, séparés et plus jamais revus... Ma main tâtonna machinalement sur le côté gauche de ma poitrine mais on m'avait retiré, entre autres biens, ma pelisse. Je laissai mollement retomber ma main sur la pierre glacée, vide de cette lettre qui ne m'avait plus quitté. Un vieux bout de papier chiffonné, griffonné d'une écriture penchée, vaguement tordue, se resserrant comme si le temps pressait ses derniers mots. Regardant sans voir, je fis mine de lire cette lettre, une centième fois, une millième peut-être ; je la connaissais par cœur.
« Siiwih, ma douce. » soufflai-je sans émettre le moindre son.
« Mes nuits étaient emplies d'angoisses. Te savoir ici a ramené en moi clarté et paix. Te retrouver a chassé les ténèbres qui me tourmentaient depuis ta disparition à Tahelta. Pourtant, je ne peux rester plus longtemps auprès de toi.
Maintes fois je t’ai promis d’être là à tes cotés… Et le moment venu, je brillais par mon absence. J’ai désormais conscience de mes faiblesses et tiens à y pallier. Je te quitte pour mieux de te retrouver, et ne plus risquer te perdre. Je ne choisis pas la fuite. Je ne suis pas un lâche. Je choisis la voie de ce qui me semble être la sagesse. J’espère, à mon retour, être en mesure de ne plus voir les êtres qui me sont chers disparaître sous mes yeux… Une fois me suffit. Je ne supporterai pas une autre épreuve aussi dure et violente pour l’âme. Je risquerais de sombrer dans les ténèbres. Et ce serait anéantir trop de travail. (...)
Mes démons ne me laissent pas en paix. (...) Trop de remords et de regrets me suivent depuis lors. La seule chose que je puisse faire pour eux est de venger leur mort. Et cela je dois l’accomplir seul. (...) Il devra payer. Une vie pour une vie, tel est le prix du sang. La vengeance n’est pas un chemin agréable mais c’est celui que j’ai choisi d’arpenter. Je l’ai mis trop longtemps de côté. Il me faudra le retrouver dans peu de temps. Une fois que j’aurai accompli ma vengeance, (...) je pourrai revivre. Je serai en mesure de m’adonner complètement au bonheur. Mais avant… Je le dois… Je ne te demande pas de le comprendre, mais seulement de l’accepter.
(...) Si je dois périr pour retrouver mon honneur et soulager les âmes de ceux qui m’ont aimé, je le ferai.
(...) Je ne sais pas si tu comprendras ni même si tu l’accepteras… Je ne le saurai qu’à mon retour. Mais je te promets une chose… Quand je reviendrai, je serai en mesure de protéger toutes les personnes qui me sont chères. Toi y compris… Sache que mes pensées t’accompagnent bien que je ne puisse être à tes côtés…
Siiwih… Tu me manqueras… Je regrette sincèrement de te quitter ainsi…
Adieu. »
Ces dernières paroles me laissèrent un goût amer dans la bouche tandis que mes yeux se mirent à me piquer.
Il n'était jamais revenu. Menteur. Tous des menteurs. Menteurs. Avec leurs grands airs. Leurs rêves gonflés d'héroïsme. Leur sentiment de puissance lorsqu'ils me prennent dans leurs bras, leur sentiment d'invincibilité, leur fierté, leur envie irrépressible de me protéger. Que de vaines promesses. Tous. Pas une n'a jamais été tenue.
J'écrasai une larme sur ma joue d'un geste rageux du revers du poignet.
J'en avais assez de regretter. Assez de m'épancher sur des romances pâlies par les jours passés. Assez d'attendre. Assez d'espérer. Le cœur a ses failles et le mien manquait de quelques mots seulement pour exploser. Mais j'avais peur de laisser jaillir ces flots, de m'ouvrir ainsi, j'avais peur de me perdre, de ne plus être qu'une coquille vide en fin de compte s'il ne me restait plus ces peines. Alors je préférai
déglutir maladroitement, inspirer puis expirer longuement, battant des paupières pour chasser les dernières larmes, refermer ce cœur promptement, le consolidant d'une résolution nouvellement forgée.
Je ne craindrais plus jamais rien. Nul ne saurait m'atteindre. Nul ne saurait toucher un point sensible chez moi. Il n'en était pas question. Je ne voulais plus. A quoi bon jouer les sentimentales lorsqu'il n'en résulte jamais rien de bon.
A quoi bon se sentir blessée par des propos insensés, leur auteur n'en vaut pas la peine. Qu'il se méprenne. Peu importait. J'étais seule. Je n'avais pas à me soucier de ce genre de choses. Dans la solitude seul compte son propre avis.
* * *
« Condamnée Sinaëthin ? »
Je mis un instant à rassembler mes esprits. Un soldat patientait devant ma cellule. Je pris la peine de me relever et étirai maladroitement mes muscles endoloris, tentant en vain de calmer le rythme de mon coeur. Le verdict ? Enfin ?
« Par ordre du Capitaine Nimar et par la décision du juge responsable de votre condamnation, vous êtes à présent libre de toutes accusations. »
Je faillis défaillir tant la moindre parcelle de mon corps se détendit brusquement. Cette annonce me laissa pantelante tandis que des larmes de joies me montèrent aux yeux. J'avais imaginé cette scène. Je m'étais imaginée arborant un sourire carnassier, vociférant un chapelet d'insultes prenant les dieux pour témoins de la stupidité des hommes pour ne pas en avoir décidé autant plus tôt, je m'étais imaginée si glaciale que les soldats en aurait pissé dans leur froque, ou encore si cinglante qu'ils auraient bredouillé des excuses jusqu'à même s'excuser d'être nés. J'avais imaginé tout ça, mais un tel poids s'est ôté de ma poitrine que j'ai cru m'envoler.
« Le Capitaine Nimar souhaite s'entreprendre avec vous. »
- Je vous suis, m'entendis-je répondre d'un voix atone, un peu éraillée de n'avoir pas servi depuis trois jours et d'avoir la gorge sèche.