Après avoir vérifié qu'aucun humain n'arpente la ruelle, je la survole et me dirige vers la grande rue. Le trafic s'est rudement intensifié, au point que les fouilles par la milice bloquent une partie du chemin. Avisant un lot de tonneaux proches d'une paroi, je me camoufle derrière, regardant bien à chaque fois qu'aucun de ces bipèdes malodorants ne me remarque. Finalement, sortir des lieux est plus simple que je ne l'avais cru. Les véhicules, devant attendre aux portes, forment un chemin tout tracé jusqu'à l'extérieur. Je n'hésite pas. Quand l'un d'entre eux s'approche de ma cachette, je vole dessous, prenant garde à ne pas m'y heurter.
En levant le nez, je remarque des poutrelles de bois reliant les essieux entre eux. Voilà une solution pour ne pas trop fatiguer mes ailes. Je me saisis des longs pans de mon pagne que je noue autour de la barre centrale. Plissant les yeux, je vois plusieurs paires de pieds, certaines dans des bottes renforcées de métal, faire le tour du chariot. Des bruits de paquets déplacés résonnent contre le bois, mais pas un de ces idiots ne pense à vérifier en-dessous. J'attends, sans un bruit ni souffle superflu, que le convoi reparte. Un hennissement mécontent suivant un coup vif m'informe que c'est le cas.
Je me fige, attendant jusqu'au dernier moment pour esquisser un mouvement. Le chaos de la voie provoque un soubresaut suffisant pour que je me cogne le haut du crâne contre le bois. Un grommellement manque de m'échapper, que j'intériorise de justesse. Tout en me frottant la zone meurtrie, je vois se rapprocher des champs d'une plante verdâtre que je ne parviens pas à identifier. Dénouant mon pagne, je reprends mon vol et, lorsque la charrette dépasse une large et haute pierre, j'émerge de ma cachette et plonge entre les plants.
Posant un genou à terre, je m'immobilise, guettant le son du véhicule. Rien ne change dans l'allure. Tant mieux. Cela veut dire que je suis enfin sorti de cet atroce ramassis de pierres mal dégrossies. Reste à savoir où j'ai atterri. Je me relève et m'enfonce un peu entre les tiges, droit devant moi.
(Mieux vaut rester à couvert pour le moment. J'ai davantage de chance d'esquiver des ennuis de cette façon qu'en volant.)Je n'ai aucune idée de ce qu'est cette plante qui pousse tout autour de moi et de façon faussement contrôlée. Parfois, des fleurs d'un rouge vif brisent la monotonie des environs. Je poursuis ma route, passant entre les pieds des végétaux plutôt que de les écarter. Rien de tel qu'un lot de feuilles mouvantes pour attirer une attention non désirée. Plissant un oeil, je masse la bosse naissante sous ma tignasse, sans réprimer cette fois un grondement agacé. Voilà encore de quoi me mettre de mauvaise humeur. Un petit caillou entre dans mon champ de vision. Mu par une envie irrationnelle, je m'en empare et le jette avec force dans la forêt de culture. Je l'entends disparaitre dans la pénombre après quelques rebonds. Je ne comprends pas l'utilité de mon geste, mais en tous cas je me sens incroyablement soulagé.
Mon étrange duo bottes-pantalon se tache de parcelles de terre humide alors que je reprends la marche. Je ne sais pas où je vais, mais je sais que c'est loin du tumulte de la ville et du passage des chariots le long de la voie. Je dois être en train de me diriger vers les étendues de champs situées entre la cité et la forêt. Quoique ? Au final, je n'en sais rien. De toutes façons, cela n'a guère d'importance. Au milieu de ces plantes, je ressens une certaine sécurité. C'est donc avec une certaine méfiance lorsque j'atteins un chemin de terre que j'en mets le nez dehors. Sur ma gauche, loin au bout de la voie terreuse, j'aperçois des bâtiments. A ma droite, les murs du ramassis de tombeaux pour vivants, si clairs qu'ils en font mal aux yeux, se dressent encore non loin.
Face à moi, je remarque un champ d'une plante qui m'est totalement inconnue. Verte, haute de plusieurs mètres, elle est mise en culture en rangs serrés, de sorte qu'une pénombre intense semble s'y trouver en permanence. Le feuillage dru m'empêche de plonger mon regard plus avant, mais le manque de lumière qui y règne m'inspire et m'appelle. De plus, si je continue dans l'espace cultivé où je me tiens, je vais inexorablement me rapprocher de la ferme sur ma gauche et augmenter le risque de croiser un humain. A peine cette idée a-t-elle émergé que ma décision est prise. Un duo de bipèdes se rapprochant de ma position, je me terre entre les plants, attendant qu'ils passent. Dans leur tunique sale et maculée de terre, ils en seraient presque supportables. Enfin, seulement s'ils n'avaient pas ouvert leur fichue mâchoire et brisé l'harmonie naturelle en déblatérant des choses inintéressantes.
Une main sur la forme de ma sarbacane cachée dans ma manche, je patiente encore un peu puis, lorsqu'ils sont suffisamment éloignés, je m'élance à couvert de ces étranges plantes. Je vole droit devant moi dans une allée, bloquant ma respiration pour faire une pointe de vitesse. Lorsque je sens un besoin impérieux de respirer, je me pose au pied de l'un des plants. Maintenant que j'y fais attention, il s'agit d'un étrange lierre, enroulé autour d'un pieu de bois. Je suis sur le point d'en détacher une feuille pour l'examiner quand un vacarme soudain résonne non loin. Des cris de volatile en colère se mêlent à des bruits de végétaux mis à mal. Quelque chose me dit que, sur ma gauche, se déroule une scène qui ne peut que m'attirer des ennuis.
J'hésite une seconde. Je peux contourner le problème ou aller voir ce qu'il se trame. L'idée de rester dans l'ignorance m'agace. Vivement, je sors ma sarbacane et la charge d'une fléchette, en gardant deux autres dans la main. Repliant mes ailes, je me dirige vers la source du bruit en longeant les pieds des plants. A mesure que je me rapproche, le bruit s'amplifie et se fait plus violent. Le cri éraillé d'une autre créature s'élève entre des bruits de coups répétés. Je presse le pas, scrutant les alentours pendant que j'avance. D'un coup, en contournant un poteau, j'assiste à une scène de lutte, ou plutôt de combat désespéré.
Droit devant moi, dans une dépression du sol, je peux voir un oiseau au plumage jaune, devant faire le double de ma taille, étendre ses ailes et les battre frénétiquement. Tentative d'intimidation ? Sans doute si le creux en question est son nid.
(Mais contre qu...) La réponse ne se fait pas attendre quand une voix enrouée émerge d'entre deux plants. Un volatile, ou du moins je pense pouvoir le qualifier comme tel, apparait. Son profil laisse voir un oeil d'un jaune uni, au-dessus d'un bec comme une tenaille et qui claque entre chaque cri. La tête de la bête arbore une crête d'un rouge défraichi et, à bien y regarder, son corps est écailleux du bas du bec au bout de la queue. C'est à croire qu'un serpent et une poule ont fauté pour qu'une créature aussi peu agréable à l'oeil apparaisse. D'ailleurs, ses ailes n'ont aucune trace de plumes, toutes faites d'une membrane d'une teinte difficilement jaunâtre. Cette chose pourrait-elle voler ? Je suis un peu perplexe tant les membres supérieurs de cet être me paraissent disproportionnés.
Immobile, je regarde avec une étrange fascination le volatile à écailles se rapprocher de l'oiseau au sol. D'un coup, tout se déchaîne. Au moment où l'oiseau jaune semble vouloir décoller, l'autre se jette dessus, toutes serres dehors. Alors que le bec de l'affreux volatile se met à plonger vers la tache colorée, un mouvement attire mon regard. Un troisième oiseau plonge depuis les airs, faisant un piqué droit sur le crâne de l'assaillant. Après son attaque, le nouvel arrivant fait du sur-place dans les airs, usant de ses pattes pour tenter de griffer la tête de l'hybride. Mes yeux sombres restent rivés à ce troisième individu.
Plumage noir sur la quasi intégralité du corps, de belles teintes d'un bleu nuit marquent ses ailes. Son profil révèle un oeil aux reflets d'un bleu crissant, à l'aplomb duquel démarre une très longue huppe de plumes d'un bleuté équivalent. Cet animal fait preuve d'une fougue impressionnante et d'un courage certain alors qu'il s'attaque à un adversaire légèrement plus gros que lui. J'ai du mal à détacher mon regard de lui tant je lui trouve un air
majestueux. D'un coup, alors que la bête à crête se retourne vers son agresseur, une petite pierre vole dans sa direction, la frappant juste derrière l'oeil. Un cri rauque lui échappe, suivi d'un vif mouvement de tête, sans doute pour trouver l'origine de ce caillou volant.
Non loin, entre les animaux et moi, une sorte de fourche entre les mains, un être de petite taille et bonnet tombant tremble de tout son corps, son bras encore tendu. Nez pointu, oreilles visibles et tenue faite de morceaux de tissus raccommodés me font savoir qu'il s'agit d'un lutin. Sa voix, mal assurée, s'élève.
"
L... Laisse-les ! Va-t-en !"
Je plisse les yeux à cette scène. Employer des mots menaçants en ayant l'air de pouvoir s'évanouir à tout moment est loin d'être efficace. L'hybride de poule semble interloqué un bref instant, puis elle crie de sa voix insupportable. D'un coup d'aile, elle déstabilise l'oiseau bleuté qui recule malgré lui, avant de se mettre à charger le petit bipède. Le lutin a l'air en mauvaise posture. Le voilà qui se retourne et court droit devant lui...
(Et droit sur moi !)Je suis certain qu'il ne m'a pas vu, jusqu'à ce qu'il rive ses yeux aux miens. Dès lors, il infléchit sa court et fonce dans ma direction. Je n'ai pas le temps de protester qu'il se cache derrière mes ailes. Je m'attends à ce qu'il me demande de l'aider, de le protéger ou de combattre avec lui cette chose. En somme, que nous fassions équipe, bipèdes de petite taille, contre un adversaire visiblement agressif. Je me sens prêt à toute éventualité.
Sauf à celle-là.
Le lutin ne prononce pas un mot, préférant agir. Attaque surprise sur le volatile ? Lancer de minéral ? Non. Sans que je puisse réagir, je sens une brutale et douloureuse poussée dans mon dos qui me fait trébucher. Après deux pas maladroits, j'étends mes ailes pour me rééquilibrer. En voyant la vitesse et la proximité de la bête, je change d'avis et plonge sur le côté, me faisant frôler par une serre et égratignant ma peau bleue contre des graviers. Par réflexe, j'ai gardé le poing serré sur mes fléchettes, m'éraflant les doigts au passage. Incrédule, je me relève aussi vite que possible alors que j'entends la bête à crête, sans doute emportée par son élan, heurter un poteau proche. Mon coeur bat à tout rompre en voyant le responsable de ma chute prendre la fuite.
Ce lutin que je ne connais pas vient littéralement de me jeter en pâture à cette créature. Cette chose à moitié serpent. Peu importe ! Je réalise avec amertume que même les membres du petit peuple sont capables de se conduire en lâche, en humains, et que je me retrouve face à face avec une bête plus énervée que jamais. Je me sens trahi, ravivant l'incompréhension et le mal-être du jour de mon enlèvement. Le mépris m'envahit, la colère et la haine aussi. Peu m'importe que ce volatile fasse le double de ma taille, je sens l'envie impérieuse de détruire quelque chose à mon tour. J'ai peur, mais l'excitation, la soif de vivre libre et le froid envahissant ma poitrine l'effacent.
La bête me fixe et pousse un cri rauque et strident, étendant ses ailes membraneuses. Ma main se resserre sur la sarbacane alors que je perçois la peine naissante des écorchures.
Je veux la faire taire.
Je veux la voir gésir.
Je veux la tuer, de mes propres mains.