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Une large fenêtre, haute dans le mur, éclaire la pièce. Celle-ci est grande, mais entrecoupée d'étagères remplies de livre. La pièce se trouve au centre du temple, et les épais murs de pierre retiennent longtemps fraîcheur de la nuit. La bibliothèque reflète une ancienne gloire, une époque où toujours quelqu'un cherchait un livre, archivait, compilait. Aujourd'hui, elle est quasiment abandonnée. Une épaisse poussière recouvre les livres, les registres sont perdus.
Lors de son activité, le temple accueillait une dizaine de membre du clergé, qui se sont occupés de collecter toutes sortes de textes, des historiques des récoltes à quelques anciens grimoires retrouvés par hasard, précieux témoignage du passé, recueils de connaissances diverses. Sans être au centre de grand axe de commerce, le travail méticuleux de prêtre avait donné une certaine renommée à l'endroit. Tous les textes passant à portée des habitants du temple étaient achetés ou copiés, accumulant au fil des ans une bibliothèque originale, où des livres sans valeur côtoyaient des exemplaires uniques. Le temps passa, et les fondateurs avec. La tradition perdura quelques générations, mais la passion d'archiviste se perdit. Les effectifs du temple diminuèrent, pour qu'il ne reste plus à notre époque qu'un prêtre, chargé des offices religieux et en aucun cas de la bibliothèque. Celle-ci resta longtemps fermée, à prendre la poussière. Seuls quelques érudits de passage, cherchant un ouvrage particulier et rare, y pénétraient parfois, espérant y trouver l'objet de leur recherche.
Cela, je l'ai appris dans la bibliothèque même. Le temple en question se trouve non loin de la demeure familiale. Un large livre, près de l'entrée, le premier que l'on voit en fait, relate l'histoire du lieu. La première écriture est celle du fondateur, un passionné d'histoire. Suivent celles de ces disciples, puis de ces héritiers. Enfin, vient une chronique moins détaillée, par certains des prêtres qui ont suivi. Les dernières pages écrites sont de Leam.
J'ai découvert le temple l'année de mes treize ans. Cela faisait alors bien longtemps que je n'avais plus entendu parler de Grand-Père. En fait, depuis l'enterrement, à part à l'occasion de quelques formalités officielles, je ne crois pas que qui que ce soit dans mon entourage n'en ait parlé. Tous avaient semblé affectés par sa mort. À l'enterrement, de grandes paroles avaient été échangées, des promesses de souvenirs. Pourtant, autant que j'avais pu le voir, tous semblaient l'avoir oubliés. Peut-être pas Mère. Mais sinon ?
Alors, lorsqu'un jour j'appris que le prêtre qui avait présidé la cérémonie résidait non loin de nous, je décidai d'aller le trouver, de lui demander si le coeur des hommes est aussi hypocrite qu'il y parait. Pourquoi lui plutôt qu'un autre ? Je ne sais pas. Le prêtre qui officiait dans notre église ne m'inspirait pas confiance. Il me paraissait plus apte à rapporter mes propos à ma famille qu'à me trouver des réponses.
J'étais peu libre à l'époque, considérée comme trop jeune. Je profitais donc un jour d'une promenade à cheval pour passer par le temple. Une nourrice était attachée à mes pas, me surveillant, mais elle ne s'opposa pas à l'idée d'aller saluer Leam. C'est ce jour-là que j'appris son nom. Je ne pus parler librement avec lui cependant. En fait, cela ressembla à une simple visite de courtoisie, où nous échangeâmes quelques formules de politesses.
J'avais peu vu, et de loin, le prêtre lors de l'enterrement de Grand-Père. L'aperçu que j'en eus ce jour-là me conforta dans l'idée que je pouvais lui faire confiance. Agé d'une cinquantaine d'année, il arborait un visage glabre, continuellement orné d'un léger sourire. Ces cheveux courts étaient noirs, parcourus par quelques stries grises. Ces gestes avaient une sorte d'élégances, d'économies de mouvement, lui donnant une certaine noblesse. Il semblait fait pour écouter, avec toujours un air d'intérêt sur son visage, malgré les banalités que lui déblatéra alors ma nourrice. On ne l'imaginait que calme, écoutant ou conseillant.
Je repassais plusieurs fois au temple au cours de ma treizième année, espérant tout d'abord pouvoir parler au prêtre, puis par habitude. Cela pouvait être un simple détour pour saluer Leam, ou une journée entière que Père me laissait libre, et que je passai à l'écouter. C'était un bon conteur. Il pouvait aussi bien me narrer des anecdotes de sa vie ou qu'il avait entendu, comme me raconter les mythes et légendes qu'il connaissait. Je ne sais même plus si je lui ai posé un jour la question de l'hypocrisie humaine... Il avait de toute façon l'air d'être capable de répondre à des questions que l'on n'avait pas encore posées. Je ne me souviens presque que de cela de cette année de ma vie : la voix grave et lente de Leam, la fraîcheur et la quiétude du temple, isolé du monde extérieur.
Alors que mon quatorzième anniversaire approchait, Leam me montra la bibliothèque du temple. Je tombais sous le charme de l'endroit. Je passais la journée à feuilleter des livres, cherchant les ouvrages les plus rares et originaux, et ne ressortis de la bibliothèque que lorsque ma nourrice me traîna de force. Si mes visites au temple étaient une des sorties courantes que j'effectuais, elles restaient trop rares et espacées à mon goût. La plupart du temps, je devais rester dans la demeure familiale ou au alentour, apprenant à être une femme respectable dans la société Kendrane. Après l'aperçu de la bibliothèque du temple, l'envie d'y retourner fut forte, grandissant chaque jour. Mais je n'eus pas l'occasion d'y aller pendant presque deux mois. J'atteignis mes quatorze ans, ce qui sembla être une raison pour me confier plus de tâches à accomplir encore.
Puis, environ un mois après mon anniversaire, une lettre de Leam arriva chez nous, adressée à mon Père. J'ignore toujours le contenu précis de cette lettre, mais Père m'annonça que Leam serrait désormais mon précepteur. Je devais grâce à lui augmenter mes connaissances des offices religieux, de la société Kendrane, et je crois, m'assagir à son contact. Si je n'avais jamais été réellement désobéissante, je montrais assez peu d'intérêt pour les leçons qu'on m'avait prodiguées jusqu'ici, et j'avais développé une certaine mauvaise volonté.
Pendant un an, j'allais régulièrement à l'ancien temple, quittant le quotidien de notre maison. Je fus rapidement autorisée à y aller seule. Là-bas, Leam m'enseigna effectivement ce que Père souhaitait, mais je passais aussi beaucoup de temps dans la bibliothèque, tentant de tout lire, de réorganiser, classifier, dépoussiérer. J'explorai souvent seule le contenu des livres, mais parfois Leam m'accompagnait, me conseillant un ouvrage. En un an, j'appris beaucoup, du savoir bien souvent inutile, des détails d'une vie passés. Pourtant, je sentais bien que le temple renfermait toujours autant de secret, que ce que j'avais découvert n'était que peu au vu de ce qu'il restait à trouver.
Pendant cette année se dégrada mes relations avec ma famille. Je voyais moins ma soeur et Mère, nos activités ne nous laissant pas beaucoup de temps libres communs, Père devint plus distant, passant plus de temps à s'occuper de mon frère aîné, qui commençait à devenir un bretteur accompli. En fait, j'aurais aimé pouvoir partager mes découvertes avec ma famille, mais le sujet le plus courant que mes parents souhaitaient aborder étaient mon mariage, qui devait avoir lieu si on les écoutait dès ma majorité.
Une semaine après mes quinze ans, Père décida de m'envoyer au plus tôt dans un vrai temple, où je pourrais apprendre à servir Gaïa. Cela prit plus de temps qu'il ne le souhaitait, entre autres grâce à ma mauvaise volonté évidente. En fait, pendant six mois encore, ma vie ne changea pas. J'attendais les jours où je pouvais continuer d'explorer les bibliothèques du vieux temple, fuyais ma famille le reste du temps.
Finalement, Père m'envoya dans un temple d'un village proche. Celui-ci ne payait pas de mine, mais l’église dédiée à Gaïa pouvait accueillir une apprentie. Je retournais voir Leam une dernière fois, et celui-ci me proposa de prendre quelques livres avec moi, en souvenir. Je fis le tour des rayonnages, cherchant une perle rare qui me tiendrait compagnie, un livre épais si possible, qui m'occuperait longtemps. Je ne pris finalement qu'un seul ouvrage. Je le trouvai derrière une rangée de livre, dans le coin le plus poussiéreux du temple. Il avait dû tomber là il y a bien longtemps. Le livre avait quelque chose d'attirant, avec son air ancien, sa reliure de cuir usée, semblant contenir d'antiques secrets.
Le voyage se passa sans événement notable. Le village où j'arrivais méritait à peine ce nom : il se constituait de quelques maisons groupées autour de l'église où j'allais devoir vivre désormais. Le prêtre qui m'accueillit fut fort gentil, comme les villageois que je connus par la suite, mais je gardai une grande rancoeur envers Père, qui me privait de mon temple. Cette rancoeur déteignit sur tous ceux que je rencontrais à ce moment. Le village se trouvait à deux journées de cheval au nord de notre maison. Plus près des montagnes, le temps y était plus froid. Je partageais mon temps entre l'église, où j'y aidais le vieux prêtre à officier, et ma chambre, seule pièce du presbytère où je pouvais être seule.
Je restais deux ans dans ce village, ne voyant ma famille que trois fois, en des occasions sans intérêt. Je me suis pendant cette période renfermée sur moi-même, parlant peu, m'éloignant lentement des humains que je côtoyais. Cela était en partie le résultat d'une frustration enfantine, une simple vengeance contre un père autoritaire.
Je commençai assez rapidement la lecture du livre que je gardais de la bibliothèque. Encore maintenant, son contenu m'étonne. Aucun titre, ni sommaire. Le début du livre n'était constitué que de légende classique, et racontait la genèse du monde. Suivait une présentation de chaque dieu, leurs liens de parenté, leur culte. Le dernier dieu présenté était Thimoros. Je crois que jamais auparavant je n'avais réellement entendu parler du culte dédié à Thimoros. Dans les contrées kendranes, l'éducation s'arrêtait à ce propos à "c'est le dieu du mal".
Pour être honnête, ce que j'appris du livre revenait à peu de chose près au même, en plus détaillé. Je ne lus à l'époque ce passage sur Thimoros que de manière académique : si massacrer tous les villageois que je pourrais trouver me paraissait certes une activité des plus attirantes, je ne l'avais jamais alors réellement envisagé.
Je disposais que de peu de temps libre, et de moins encore de bougie. Cela fit que je mis presque trois mois à arriver au coeur même du livre.
Ce livre était en fait un manuel de magie, destiné aux adeptes de Thimoros. Il était rempli de formules, de rituels, de conseils. Quelques cérémonies d'hommage à Thimoros étaient également détaillées.
Lire des pages et des pages de formules alambiquées et hermétiques n'étant pas des plus intéressant, je ne fis que parcourir cette partie du livre, puis je le laissais prendre la poussière. Pendant presque trois mois, je n'y touchais pas. Pourtant, la tentation de lancer un sort grandit en moi, et par une triste journée d'automne, alors que la pluie dégoulinait le long des vitres et que le prêtre était allé pour faire je ne sais quoi dans une ferme assez éloignée, je sortis le grimoire de sous la pile de vêtement où il était stocké jusqu'ici.
Je savais pertinemment que mes chances de lancer un sort était faible, très faible. Il n'y avait aucune raison que je possède des fluides, encore moins des fluides d'obscurité. Et je n'étais pas sûre de vouloir réussir. Toujours est-il que j'essayais.
Le premier sort proposé, le plus simple, avec pour but de masquer une flamme à la vue. Aucune indication particulière n'était donnée, à part quelques notes sur la prononciation. Ce sort était censé être tellement simple que n'importe quel néophyte devait pouvoir le lancer juste en lisant la formule. En tout cas, c'est ce qui se passa pour moi. Une fois que j'eus réussi à prononcer la formule, ce qui n'est pas aussi simple que l'on pourrait croire, la bougie allumée pour l'occasion sembla s'éteindre, mais répandit toujours sa chaleur. Je fus ravie du résultat, mais rapidement l'inquiétude me gagna. Je cachais le grimoire, m'enroulais dans une couverture, et réfléchis.
Mon premier problème était que les possesseurs de fluide obscur étaient loin d'être bien vu dans les duchés. Me dénoncer me parut suicidaire, mais je n'avais aucune idée de la manière de cacher ce fait. J'hésitais à développer mes pouvoirs. Si je n'avais jamais été dévote, et ne ressentais aucune fidélité pour un quelconque dieu, je ne souhaitais pas non plus me vouer à Thimoros. Faire le mal ne me tentait pas, seule la curiosité me motivait alors.
Je décidais finalement d'essayer d'autre sort. Je ne sais comment décrire ce que l'on ressent en manipulant des fluides. Je ne sais même pas si la sensation est la même selon les fluides et les personnes. Toujours est il que ce premier essai avait été presque jouissif. Et je ne pouvais pas me décider à abandonner cette sensation de puissance.
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Angèlique, Repentie. [lvl 8]
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