Le vent qui balaie la surface est bien plus mordant, glacé, charriant particules de glace et flocons de neige tandis qu’il cherche à emporter avec lui vers les terres tous les bâtiments de pierre ancrés sur le sol inégal et déserté par les shaakts. Les clans les plus riches vivent à l’abri de la fureur des éléments et de l’agression des faibles rayons du soleil de ces latitudes. Les bâtisses des shaakts et des quelques étrangers vivant là sont adaptées à ce rude climat : des murs épais, de petites fenêtres fermées par de solides volets lorsque vient la nuit, trapues, creusées en partie dans le sol, dômes de pierre se laissant caresser par les bourrasques, couvrir par les congères que les habitants les plus courageux parfois dégagent, mais le plus souvent laissent s’accumuler en guise d’isolation plus efficace que la roche, la mousse ou le lichen.
Ce n’est toutefois pas la tempête qui cueille les deux hommes à leur sortie des entrailles de la terre, simplement la bourrasque commune, qui pourrait cependant être considérée comme un vent à décorner les bœufs pour qui ne réside pas à l’année en haut de cette falaise. Enveloppée dans la cape de Théoperce, Caabon serre plus les dents à cause de son état physique que du fait du froid dont il est plutôt bien protégé. Son sac est lourd, pas tant que ses jambes toutefois, et il doit reconnaître que c’est tout son corps qui lui paraît trop encombrant, au dessus de ses forces, surtout après cette marche sinueuse dans la cité souterraine. Rien de comparable à ce qu’il a vécu après la bastonnade reçue dans les rues de Kendra Kâr, mais assez pour l’inquiéter, car Bahalt n’a apporté aucune précision quant au voyage et à ses modalités, il a simplement précisé que Thrang leur a confié une mission opportune, puisque les éloignant de la cité le temps que les choses s’apaisent, sans doute par le biais de quelques assassinats, empoisonnements, séances de tortures ou quelque autre moyen à même d’adoucir la surface des relations entre les clans. En profondeur, la colère, la rancune, l’ambition et le désir de voir son adversaire choir jusqu’aux tréfonds de la défaite feront toujours leur long travail de sape, mais cela est le lot de la vie politique de Gwadh depuis des générations, depuis la création de la cité, aussi nul ne s’en formalisera vraiment.
Un bâtiment plus long se profile dans le jour blafard, peut-être la construction la plus importante si l’on excepte les murs et la porte de la cité, percé d’une grande porte de bois à double battants, auquel sont accotés des appentis où s’accumulent fourrage et fumier, outils divers, roues, essieux, charrettes endormies sous des toiles les protégeant de la neige et de la glace. A côté de l’édifice dont l’odeur, charriée par le vent, annonce sans équivoque le statut d’écurie, se trouve une demeure dont l’architecture générale, même dissimulée par des plaques de neige et de glace, révèle l’aisance financière de celui – ou plutôt celle, car l’argent est chez les shaakts aux mains des femmes, sauf en de rares cas – qui l’habite. Cependant, Bahalt dédaigne l’habitation pour se diriger vers les communs.
Passé la porte, la première surprise, avant même l’odeur, est la température. Deux poêles diffusent un doux rayonnement calorifique, les animaux présents ajoutant leur propre chaleur corporelle à l’air ambiant ; les murs épais, la couche de neige, tout cela contribue à conserver cette atmosphère tempérée, renouvelé par quelques petites fenêtres garantissant une certaine aération sans pour autant faire régner un froid dérangeant. Les narines des visiteurs ravivées, ce sont les parfums que l’endroit qui viennent l’assaillir, un mélange de paille, de crottin, de fourrage, de laine grossière au séchage, de fumée et de bois consumé, mais surtout et avant tout la fragrance particulière des bêtes mêlée à celle de la sueur des hommes au travail. La chaleur n’était pas qu’une question de température ici, elle relevait plus d’une ambiance peu commune dans la cité shaakt, dans cet espace où dominait la vie animale, bestiale, cette existence si éloignée des raffinements cruels propres aux créatures trop pensantes. Plongé dans ces lieux, Caabon ne rêve maintenant plus que d’une chose : réunir une botte de fourrage, y étaler une couverture, s’allonger sur coussin moelleux et piquant à la fois, fermer les yeux et s’endormir, bercé par les respirations tranquilles et puissantes des chevaux, leurs hennissements légers, le chant des grains et des fétus broyés par les implacables mâchoires.
« Tu es là pour les chevaux Bahalt ? La Matriarche m’a informé. »
« En effet, noble Seënva, on m’a ordonné de me présenter à vous. » « On m’a aussi dit que vous aviez l’argent. »
« Je… Que… » « Quelle sommes désirez-vous que nous vous versions, noble dame. » Seënva semble alors enfin remarquer le wotongoh. Un froncement des sourcils qui dominent son visage fin marque une curiosité passagère pour cet humain à la peau noire, si semblable par certains aspects à celle de son peuple, puis l’expression fugitive s’efface pour laisser à nouveau la place à la froide contenance de cette race fière et débordante de mépris pour ceux considérés comme des inférieurs. Sans doute d’une taille moyenne pour ceux de son espèce, elle paraît bien plus grande que la majorité des humains ; son corps fin mais qu’on devine taillé en muscle n’est guère mis en valeur par les robes raffinées et les bijoux somptueux qui sont le commun des toilettes des plus riches femmes des clans shaakts, une tunique de laine et des braies, bien que d’excellente qualité, constituent avec un tablier de cuir ses seuls atours ; les épingles qui maintiennent ses cheveux d’une blanc de neige en chignon rappellent toutefois par leur raffinement de leur exécution et la rareté des pierres qui les ornent le rang et la fortune de la shaakt. Ce dernier point excepté, celle qui fait face aux deux humains est avant tout un être dévoué à son art et aux bêtes qu’elle élève avec un amour qu’elle ne saurait offrir aux autres races, et pas même à ses semblables.
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C'est par la sagesse qu'on bâtit une maison, par l'intelligence qu'on l'affermit ;
par le savoir, on emplit ses greniers de tous les biens précieux et désirables.
Proverbes, 24, 3-4