La gentille madame de l’association semblait impatiente de revoir le jeune gobelin revenir de son entretien. Une fois de plus, une curieuse sensation naquit dans le ventre de Tips. Une chaleur qu’il n’avait jamais connu. De la gêne mêlée de plaisir. L’impression de compter. C’était tout nouveau pour lui, qui avait toujours été brimé et malmené par les siens. Ici, aujourd’hui, il découvrait qu’il pouvait aussi être respecté et considéré, qu’il ne servait pas qu’à assouvir les colères et envies mesquines de ses semblables. Il découvrait qu’il existait aussi pour les autres, tout simplement, et ça faisait tout bizarre dans son petit cœur palpitant d’excitation. Jamais il n’avait été ainsi le centre de toutes les attentions, si ça n’avait été au milieu d’une moquerie généralisée de son ancienne et défunte tribu.
Le Sekteg arriva dans la pièce et se plaça pile devant Midori, qui lui donna quelques consignes pour ce qui allait se passer. Il allait devoir découvrir sa voie, mener un rituel à bien, voyager à l’intérieur de lui-même. Il était effaré. Jamais il n’avait été aussi autonome. Jamais il ne l’avait été tout court, en fait. Sa vie avait toujours été dictée par les ordres des autres, et même si Midori lui demandait ici explicitement de le faire, et qu’il allait s’exécuter, il allait être totalement libre et indépendant, lors de cet acte nouveau.
Son gros paquet de sel en main, il continuait à regarder béatement l’humaine, sans trop savoir que faire à part écouter ses consignes. Il inspirait et expirait profondément, comme pour calmer un stress interne, une nervosité inconnue : le trac. Il n’avait pas peur de devenir fou, ou toute autre chose de ce genre, il ne savait juste pas du tout vers quoi il allait. Un peu perdu, il jeta un dernier regard vers Midori, au milieu de ses instruments bizarres et ingrédients incongrus. Elle lui souriait de manière un peu maternelle. Un sourire nouveau, une fois encore. Et il se sentit plus confiant, et baissa les yeux sur le paquet de sel qu’il tenait dans ses petites mains maladroites.
Inspirant et bloquant sa respiration, il en prit une petite poignée, et la lança par terre en tournant sur lui-même, en un cercle approximatif. Le sel tomba lentement sur le sol, comme une multitude de paillettes en suspension dans l’air. Tout sembla se ralentir, à l’extérieur du petit cercle qu’il venait de dessiner à main levée. Et lui avait sérieusement la tête qui tournait. Il ne tenta pas de lutter, et se laissa tomber par terre. Son petit corps était comme non-habité. Tel celui d’une marionnette. Il était inconscient de son propre corps, de ses propres facultés physique. Et cela s’expliquait aisément : il était ailleurs…
***
Il était face à la Pierre-Dragon. Celle là même qu’il avait rencontrée en quittant son campement, perdu dans la forêt. Imposante, elle le regardait, immobile et rigide. Et lui la regardait aussi, silencieux. Le décor alentours était flou, comme s’il n’existait pas vraiment. Une ambiance forestière, à n’en pas douter, mais sans contours fixe, comme immobilisée et effacée. La seule conscience qu’il avait réellement était celle du Grand Dragon de pierre, devant lui. Et aussi de la terre meuble, sous lui. Une terre vivante, une terre agréable, granuleuse. Il y était posé, et n’avait pas vraiment de conscience. Minéral, il n’était qu’une petite pierre blanche devant son maître. Il ne vivait pas, n’avait pas d’esprit. Il savait juste qu’il existait, et qu’il faisait partie d’un ensemble, d’un cycle, d’une planète entière. Sans importance, et pourtant crucial. Aucun sentiment, aucune sensation. Il était caillou.
La notion du temps était subjective et imprécise. Tout semblait se passer plus vite, sans que la notion de vitesse ne soit pourtant explicable ou expliquée. Le décors changeait autour de lui au fil des saisons qui s’écoulaient, et changeait de couleur. Le noir et le blanc de l’hiver, le vert vif et le rose tendre du printemps, les couleurs vives et éclatantes de l’été, sous un soleil rayonnant, l’orange et le brun de l’automne. Et tout cela se succédait avec rapidité, sans qu’il soit impatient…
Et de caillou, il devint terre. Une terre grasse et fertile. Il n’était pas la terre, il n’était pas non plus une entité précise ou nettement délimitée. Il était de la terre. De la terre parmi de la terre, toujours devant ce grand dragon de pierre. Il sentait la vie minérale le quitter pour la visualiser partout autour de lui. La terre était la vie, elle la faisait naître, la faisait croitre, et la voyait mourir, pour qu’elle puisse naître à nouveau. Cette vie le parcourait perpétuellement, alors que le fil des saisons changeantes se poursuivait.
Et de cette terre, il se changea en graine. Une graine qui germa, laissa s’échapper une petite tige verte, qui s’éleva doucement vers le ciel. Il n’était plus un ensemble, il était une unité. Une plante. La sève coulait en lui comme du sang, et s’il n’avait toujours pas conscience de son existence, il avait cette fois des sensations. Le vent qui caressait ses feuilles naissantes, l’eau et la terre qui nourrissaient ses racines. Et de la plante naquit une fleur. D’abord elle fut bourgeon, puis elle s’ouvrit au monde, belle, éphémère et fragile, mais vivante, ô combien vivante. La sensibilité était née, en plus des sensations. Des sentiments. La peur, l’amour de cette vie qui le dévorait.
Et puis eut lieu une dernière transformation. La sève devint sang. Les feuilles se mirent à bouger, à se métamorphoser en membres. La fleur forma la tête. Et ce qui était végétal devint animal. Vivant, mais à un degré supérieur. La conscience était bien plus présente, bien plus ancrée. Il pouvait bouger, voir, vivre activement. Et le dragon de pierre était toujours devant lui. Toujours minéral, lui. Et pourtant, il s’en sentait plus proche que jamais. Il déploya des ailes membraneuses et prit son envol vers la tête de son guide. Il y déposa ses quatre pattes griffues. Sa peau était recouverte d’écailles vertes. En observant le dragon, il était lui-même devenu dragon. Un modèle miniature, mais dragon quand même. Et la conscience de la vie s’orna d’une nouvelle sensation. Le sang n’était plus seul à couler dans ses veines. La magie y coulait aussi. Il ne savait pas ce que c’était, ni comment elle pouvait se manifester, mais une puissance inconnue l’habitait. Indéniablement. Il le savait, et en était désormais pleinement conscient.
Et alors que cette conscience magique s’emparait de lui, le décor s’effaça encore davantage. Tout ne devint que lumière. Une lumière brunâtre bestiale, sauvage, avec des éclats verts momentanés. Et des formes indécelables. Le tournis était la seule sensation qu’il avait désormais…
***
Et ce tournis le garda en ses bras lorsque le petit gobelin s’éveilla, au milieu du laboratoire de Midori. Il était allongé sur le dos, et sa tête lui tournait. Il tenta de poser le regard sur quelque chose, mais n’y parvint pas. Ses paupières se fermèrent une dizaine de secondes, et lorsqu’il les rouvrit, il vit Midori, qui le regardait toujours. Combien de temps s’était passé ? Il n’en savait fichtre rien. Des siècles, à l’intérieur, mais à l’extérieur ? Impossible de le savoir. Ses petites lèvres s’ouvrirent, et sa voix retentit dans la pièce, pleine d’espoir.
« C’est… magique ! »