Je passe les journées suivantes, ainsi que la majeure partie des nuits, à apprendre à tailler cette étonnante matière qu'est le bois.
"Elladyl, un arbre, ça pousse de la terre vers le ciel ou du ciel vers la terre?"
"Euh...de la terre au ciel, pourquoi?"
"Parce que c'est le sens du bois, le sens dans lequel il faut le tailler, là tu travailles à l'envers."
Et de fait, user de la plane pour écorcer puis aplanir s'avère tout de suite plus simple.
"Jeune Elfe, réfléchis: pourquoi est-ce que ton outil plante comme ça?"
"Euh...je ne sais pas. J'appuie trop?"
"Regarde les veines du bois, les lignes, tu vois qu'elles plongent juste là? Alors change l'angle de la plane quand tu arrives à cet endroit!"
Les erreurs et les conseils s'enchaînent, une chance que nous ayons ramené plusieurs branches parce que je massacre allègrement les cinq premières avant d'arriver à tailler sommairement quelque chose ressemblant vaguement à un futur arc. La sixième succombe également lorsque je tente de tailler la poignée, à force de vouloir rectifier je l'ai tant amincie que le bois en a perdu toute sa résistance, ainsi que me le démontre dans un grand craquement le Bratien hilare. Dépité, je n'en poursuis pas moins mon laborieux apprentissage et m'efforce de ne pas commettre deux fois la même erreur, si bien que la septième branche d'if survit assez longtemps pour que je puisse le courber et y fixer une corde offerte par Geri.
Fier comme un paon, je vais essayer mon arc dans le champ voisin sous les regards amusés de quelques Liykors, mais j'ai beau faire, aucune de mes flèches n'atteint la cible. Les deux branches de l'arc ne sont pas équilibrées, m'apprend mon maître, la supérieure est de plus un peu tordue et cela suffit à rendre l'arme totalement imprécise. Force m'est de recommencer, non sans maugréer longuement, depuis le début. Écorçage, dégrossissage, affinage des branches, contrôle de la droiture, contrôle encore pour être vraiment sûr. Puis façonnage de la poignée, si prudemment que Geri me demande si je compte la finir le siècle prochain, taille des encoches pour la corde, polissage de l'ensemble, nouvel essai enfin.
Mes flèches volent droit cette fois, mais au-delà d'une cinquantaine de pas elles perdent toute puissance et l'explication ne tarde pas:
"C'est une branche courbée munie d'une corde, Elladyl, un peu améliorée, certes, mais guère. Je te l'ai dit, il faut des années pour apprendre à fabriquer un véritable arc, c'est un art difficile. Mais c'est un bon début, tu n'es pas trop maladroit pour un Elfe. Demain je te montrerai l'un de mes secrets."
Cela fait maintenant cinq jours qu'Isil et Lhyrr sont partis et je commence à être un peu inquiet, mais nul au village n'est en mesure de répondre à mes questions et les montagnes sont trop vastes pour que je me mette à leur recherche au hasard. L'Ancien finit par m'enjoindre à la patience et je retourne donc à la forge le lendemain, non sans jeter de fréquents coups d'oeil en direction de l'entrée de la bourgade. Une inattention qui me vaut quelques réprimandes taquines, d'autant plus que l'apprentissage du jour est complexe puisqu'il s'agit d'apprendre à courber le bois à l'aide de vapeur d'eau. Le but, m'explique Geri, est de fabriquer un arc à double courbure, ce qui doit accroître notablement sa puissance sans pour autant qu'il soit plus massif et donc plus lourd.
Le principe est ingénieux: un feu, une marmite remplie d'eau mise à chauffer dessus, que l'on recouvre d'une espèce de chapeau de cuir depuis lequel part un tube de même matière de deux mains de diamètre. Ce tube est coudé juste au-dessus du chapeau et relié à une espèce de boite rectangulaire munie d'un couvercle, assez grande pour y placer la branche qui constituera le futur arc. La vapeur d'eau issue de la marmite ne peut s'échapper dans l'air du fait du chapeau qui la ferme, elle est donc canalisée dans le tube et remplit la boite sans avoir eu le temps de refroidir. Cette vapeur brûlante imprègne la pièce de bois placée à l'intérieur et la rend momentanément beaucoup plus souple si on l'y laisse le temps adéquat. Le problème, ainsi que je le découvre très vite, est que la pièce de bois retrouve sa rigidité originelle en un temps très restreint après être sortie de l'étuve. Il faut donc lui donner la forme adéquate et la bloquer dans la position voulue en un temps record, la moindre hésitation, le plus petit retard, et tout est à recommencer.
Afin que la courbure voulue soit régulière et équilibrée, Geri a conçu un surprenant système qu'il appelle "gabarit", une simple table percée de nombreux trous, en fait, dans lesquels prennent place des chevilles qui maintiennent le futur arc dans la forme souhaitée. En fonction de la taille de l'arc et de la puissance voulue, toutes choses qui doivent être adaptées à la morphologie de l'utilisateur, il choisit dans quels trous placer les chevilles et le tour est joué. A le voir faire cela paraît d'une simplicité enfantine, mais derrière cette apparente facilité se cache en réalité un savoir complexe car il s'agit de savoir déterminer avec précision les capacités physiques de l'archer, ce qui passe par toute une série de mesures préalables et de savants calculs. Il ne m'en explique que les bases, mais cela suffit déjà largement à me faire transpirer, jamais je ne me suis senti aussi inculte qu'aujourd'hui et il y a des concepts que je peine vraiment à appréhender. Heureusement le Bratien, bon prince, effectue pour moi cette étape délicate et, le soir tombant, me remet ma branche taillée désormais parfaitement courbée à l'inverse de la courbure qu'engendrera la corde. Il ne reste désormais plus qu'à la polir soigneusement et à pratiquer les encoches qui maintiendront ladite corde en place, tâches qui m'occupent la nuit et une bonne partie de la journée suivante.
Bien sûr c'est encore loin d'être l'oeuvre d'art à laquelle je rêve, mais cela ressemble vraiment à un arc et devrait me permettre de chasser un peu durant la suite de notre voyage. Il ne me reste plus qu'à espérer que mes compagnons reviennent, maintenant, je commence vraiment à m'inquiéter car cela fait déjà longtemps qu'ils sont partis, pourvu qu'il ne leur soit rien arrivé de fâcheux...
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Elladyl, Eruïon errant de son état.
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