Victoire s'était réveillée aux côtés de sa servante, peu avant que le soleil ne se lève. La forêt était calme, les oiseaux commençant à chanter doucement les premières mélopées de l'aurore. Tout était différent, plus serein, au petit matin. Les blessures de la veille étaient étouffées sous le lourd drapé d'oubli de la nuit mourante.
La jeune fille se leva avant d'aller se laver dans un ruisseau voisin, se devant d'être impeccable pour son intronisation. Elle reprit ses atours de Dame chevalier, rendant des vêtements terreux et déchirés à sa servante, avant de monter en selle. Les seigneurs devaient se réunir dans la salle du trône dans la matinée et, vu le sérieux des événements, peu de doute qu'ils soient à l'heure.
Seule la capuche de sa cape protégeait son identité, alors qu'elle traversait le village de Beauclair, rejoignant les différents chevaliers qui se rendaient au château, encore inconscients de la terrible tragédie qui avait eu lieu pendant leur sommeil. Victoire trouva qu'ils étaient nombreux à avoir séjourné en ville, les chambres d'invités de la demeure ducale ayant probablement été données aux valoriannais.
Il ne lui fut pas difficile d'accéder à la salle du trône, le héraut étant absent, tout comme le sénéchal, les seules personnes qui auraient pu la reconnaître en un clin d’œil. A priori l'annonce de la mort d'Anatole n'avait pas été faite, même si nombre de nobles semblaient s'interroger. Il y avait une délégation valoriannaise, le diplomate, un homme maigre portant un bouc finement taillé, semblant vraiment très inquiet.
Le souvenir de son crime la hantait toujours, bien sûr, mais elle se devait de le faire passer en arrière plan. Ce matin il faudrait qu'elle convainque tous les seigneurs de son duché que Valorian était l'ennemi et qu'elle pourrait reprendre les rênes du pouvoir, elle, la petite cadette de la famille, une fille de seize ans. Si elle échouait, ce serait la mort ou l’exil.
Le précepteur d'Anatole fit faire le silence, longtemps après que la cérémonie eut dû commencer. Il portait à présent une écharpe aux couleurs de Blanchefort, preuve qu'il était devenu Chambellan, très certainement après l’exécution des conseillers du Duc. Sa mine était grave, solennelle. Il se plaça devant le trône vide, dépliant un parchemin.
"Messieurs les Comtes de Nalarre, de Torquin, de Jizabelle et de Mancy. Messieurs les seigneurs de Blanchefort, Messieurs les chevaliers. En ce jour je suis au triste regret de vous annoncer le décès tragique d'Anatole de Blanchefort, fils de Pierre de Blanchefort et héritier du duché de Blanchefort."
Un grand silence se fit, tout un chacun arborant une mine déconfite à l'annonce impromptue. Le chambellan marqua une courte pause, visiblement affecté par la tragédie, ou du moins par le précaire de sa position si nouvellement gagnée. Victoire ne put s'empêcher de serrer le poing, debout dans un des coins de la salle, toujours encapuchonnée.
"Anatole étant le dernier descendant direct de Pierre de Blanchefort, le duché est officiellement placé sous régence, jusqu'à ce qu'un héritier puisse être choisi pour reprendre le titre de duc de Blanchefort."
La salle explosa dans un tumulte assourdissant, chacun se levant, adressant des questions au chambellan totalement pris de cours. On lui demanda comment le duc était mort, qui était derrière tout cela, quand la décision allait être prise ou encore ce qu'il en était de la situation avec le duché de Valorian. Autant de question auxquelles le pauvre homme n'avait aucune réponse à donner. La douloureuse interrogation du régent fut aussi un coup qu'il ne parvint à parer, ne pouvant donner de nom de régent, Anatole l'ayant été jusqu'à ce jour.
Victoire ôta sa capuche, se dirigeant lentement vers l'allée principale de la pièce, autour de laquelle les sièges avaient été installés pour le conseil des seigneurs. Personne ne réagit au début, se demandant simplement qui pouvait être cette femme, qui avançait d'un pas sûr, le port droit. Peu à peu cependant, des murmures se firent entendre, les regards des personnes les moins prises par le débat se tournant vers elle, faisant signe à leurs voisins de regarder la jeune femme qui à présent était à mi-chemin du trône.
Bientôt tous se turent, tandis qu'on la reconnaissait. Le regard du chambellan parut totalement incrédule, le pauvre homme n'osant dire mot ou faire le moindre geste, tout comme la délégation valoriannaise. Satisfaite de son effet, la jeune fille monta les quelques marches menant au trône, l'ancien précepteur d'Anatole s'étant écarté. Elle se retourna vers la salle à présent totalement silencieuse, observant les hommes, ceux qui seraient bientôt ses sujets ou ses bourreaux.
Elle avait peur, tout devant se jouer en un instant, tant qu'elle profitait de la surprise qu'elle avait instaurée. Des gardes avaient placé les mains sur le pommeau de leurs épées, prêts à intervenir au moindre signe du chambellan, qui ne savait quoi leur ordonner. Profitant de ce répit, elle s'exprima d'une voix forte:
"Anatole a été assassiné, tout comme mon père, le duc Pierre de Blanchefort, ma mère, Aliénor de Blanchefort et mon frère ainé, Roland. Tous morts, assassinés sous mes yeux, alors que je fuyais le massacre."
Elle marqua une pause, lisant un mélange bienvenu de surprise et de compréhension sur un bon nombres de visages. Elle venait d'énoncer à voix haute des doutes que beaucoup devaient déjà avoir, des doutes qu'elle n'avait guère eu besoin de propager, la présence de Valorian sur les terres étant suffisante.
"Je suis partie en exil pour sauver ma vie de ces mêmes assassins. Je suis revenue ce matin, cachée dans ma propre patrie, dans ma propre demeure, pour y apprendre la mort de mon frère bien aimé, par les mains de traitres et de lâches."
"Puis-je laisser un tel crime impuni? Non, je ne le puis assurément pas! Aujourd'hui devant vous tous, je me présente dévoilée et annonce à ces tueurs que Moi, Victoire de Blanchefort, ne les crains pas. Moi, Victoire de Blanchefort, fille du duc Pierre de Blanchefort le bon, je jure solennellement de ne pas laisser le moindre merci à ces criminels !"
"Aujourd'hui, devant vous, je prendrai la suite de mon bien-aimé frère et lutterai contre l'envahisseur. En tant que duchesse, je chasserai ces meurtriers où qu'ils se terrent! En tant que duchesse de Blanchefort, j'accuse Valorian de traitrise et d'assassinat et lutterai de toute mon âme pour que leurs crimes soient punis!"
"MOI, VICTOIRE DE BLANCHEFORT, JE LE JURE DEVANT LES DIEUX !"
Le diplomate de Valorian était devenu cramoisi. Il prit la parole, criant presque pour se faire entendre:
"CALOMNIES ! Valorian n'a rien à voir avec votre famille. Nous sommes là pour aider Blanchefort, nous l'av... -Silence vermine ! L'interrompit un seigneur dont Victoire ignorait le nom. Vous n'êtes que des fourbes qui ravagez nos terres! Combien des filles de mon domaine avez-vous violées? Combien de fermes pillées? Rats ! Chien galeux -Sans parler des accords ! Trois seigneuries qu'ils allaient nous prendre, un domestique m'a apporté un document officiel signé d'Anatole. Il est encore marqué de son sang!"
C'était le comte de Mancy, un homme dans la fleur de l'âge mais aussi robuste qu'à ses vingt ans, qui agitait les documents que Victoire avait fait signer à son frère la veille. Elle n'aurait pas pensé que ce serait un comte qui les récupérerait, le château ayant sûrement été surveillé. C'était une bonne surprise. Totalement perdu, l'émissaire hurla à ses hommes:
"Gardes! Soldats! Tuez l'usurpatrice !"
Le dernier ordre du diplomate était plus qu'il n'en fallait pour que la querelle ne se transforme en bataille. Les soldats de Valorian obéirent, se dirigeant vers le trône, les armes sorties. Le chambellan ne donna aucun ordre, se contentant de fuir, laissant la garnison sans ordres, ne sachant quel camp choisir.
Le comte de Nalare sortit le premier son arme, criant de sa voix forte et rocailleuse:
"POUR BLANCHEFORT !"
Il se lança vers les soldats valoriannais, agitant son épée avec une dextérité que l'on aurait pas imaginé chez un homme de presque cinquante ans, aussitôt imité par plusieurs seigneurs et la plupart des chevaliers. Certains restèrent de marbre bien entendu, ne sachant que faire, ne voulant prendre une décision si importante immédiatement. Ceux-là, Victoire n'oublierait pas leurs visages.
Le cliquetis des armes fut bref, trois soldats tombant rapidement, les autres se rendant presque immédiatement. Le comte de Nalare ordonna qu'on les escorte dans les cachots du donjon, de même que le diplomate qui avait bien sous-estimé la haine de Valorian. Haine qu'avait exacerbée Victoire par son sombre complot avec Erzébeth.
Le calme revint finalement, les sujets de Blanchefort reportant leur attention sur la jeune fille qui n'avait pas bougé. Celle-ci dégaina lentement son arme, la levant et la pointant en direction de la noble assistance. Les épées des seigneurs et des chevaliers se levèrent de la même manière, avant qu'une clameur ne commence:
"Victoire ! Victoire ! Victoire ! VICTOIRE !"
La jeune fille, habitée par les cris et la confiance qui éclataient dans la salle, recula, régale, se dirigeant avec cérémonie vers le trône du duc. Un sentiment étrange la prit, tandis qu'elle se souvenait de son père, assis sur le siège ducal, la prenant dans ses bras. Elle n'avait jamais eu de dernière étreinte avec lui, l'ayant quitté en furie.
Elle s'assit, solennellement, pensant aux genoux de son père, une larme coulant sur sa joue tandis qu'elle se promettait de ne jamais décevoir la mémoire de Pierre de Blanchefort. La clameur grandit encore, tandis qu'officiellement, elle devenait la duchesse de Blanchefort. Le chambellan était revenu, avec un autre discours celui-ci, rédigé pour Anatole mais modifié à la hâte, intronisant la jeune fille sous les applaudissements.
Chaque comte, chaque seigneur, chaque chevalier vint s'agenouiller devant elle, lui jurant fidélité et la reconnaissant comme duchesse de Blanchefort.
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