Évidemment, Erastos n'avait pas pu jouer aux cartes. Le temps n'était plus à la distraction, mais à l'anxiété... Posté sur le bastingage à l'arrière du navire, il constatait avec appréhension l'approche du bâtiment hostile, cet énorme complexe de corde et de bois, aux voiles noires gonflées par le vent marin, qui lui offrait cet aspect étonnamment aérien. Il était à présent parfaitement visible et suivait leur sillage avec intérêt.
« Nous devrions nous débarrasser des marchandises les plus lourdes. Lâcher du lest afin de gagner de la vitesse. » proposa fébrilement Erastos.
« Et puis quoi encore, c'est moi qui vais te jeter par-dessus bord ! Sans ses marchandises nous ne ferions pas de bénéfice ! » gronda Gorduil qui venait de faire son apparition avec une grande hache verte à la main.
À la vue de cette arme, Erastos occulta totalement leur situation de péril.
« Mais, cette couleur émeraude, c'est... de l'acier feuillu !? Je peux toucher ? »
Le nain le dévisagea comme s'il venait de perdre subitement la raison, mais il accéda à sa demande, visiblement charmé par l'intérêt que lui procurait son arme. L'apprenti forgeron s'en saisit avec délicatesse et passa sa main le long des veinures blanches qui rappelaient celles du marbre, mais avec d'étranges formes semblables à des végétaux agglomérées, comme des fossiles.
« Incroyable... » s'extasia-t-il, « Je n'avais jamais vu cet alliage réalisé avec une telle finesse. On y voit même la marque des feuilles sur le manche et la lame. »
« C'est que tu n'as jamais vu du vrai feuillu de Shory, mon p'tit gars. Les hobbits font un formidable travail et cet alliage est parfait pour des marins. En général une bonne lame ne dure que quelques années sur un navire, les embruns et l'air salé ont tôt fait de rouiller les aciers classiques. »
Gorduil émit un petit rire teinté de fierté et voulut reprendre son arme, mais le jeune homme résista.
« Attendez, j'aimerais l'étudier de... »
Un trait jaillit devant leurs yeux et une flèche se figea sur la balustrade du pont supérieur, coupant court à la conversation.
« Plus tard ! » répondit le nain en lui arrachant l'arme des mains. « J'ai du travail moi... Tu n'as pas d'arme ? »
Erastos se tourna pour présenter l'épée courte à sa ceinture, rangée sans son fourreau. Il s'agissait de sa première lame forgée à Yarthiss, courte et arrondie, d'une faible valeur pécuniaire, mais un trésor de sentiment.
« Quel dommage d'être aussi grand et d'avoir une si petite chose. »
Battant la houle à grande vitesse, l'immense bâtiment pirate s'approchait dangereusement à tribord. Une ombre les recouvrit, ainsi que l'intégralité du pont. Il dominait indiscutablement le Fortune, tant en hauteur qu'en longueur. Une myriade de pirates accrochés au bastingage ou au gréement les menaçait déjà en se jouant des flots déchaînés en contrebas. Puis ils commencèrent à s'armer d'arc et d'arbalètes hétéroclites.
« Sur le pont, à couvert ! » brailla le nain avec un grand geste de main.
Erastos le suivit en panique. Il dévala les escaliers pour atteindre le pont, mais avant d'atteindre les dernières marches, Gorduil l'attrapa par le pli de sa veste et le flanqua à terre d'un geste brusque. Sa mâchoire heurta brutalement le sol. Il se retint d'évacuer un gémissement de douleur et voulut se relever, mais le nain le maintint fermement. Alors, une averse de flèches s'abattit sur tout le navire. Recroquevillé, à couvert derrière le bastingage, il constata qu'aucune perte n'était à déclarer dans leur équipage. Tous avaient anticipé l'attaque en se dissimulant derrière des boucliers ou des tonneaux.
On lui ordonna d'aller se mettre à l'abri derrière le mât. Erastos galopa à genoux comme un enfant apeuré, quand un choc sourd retentit et ébranla le navire. Le pont se déroba sous ses genoux et il roula jusqu'à un tas de caisse, au-dessus, les voiles des pirates côtoyaient la bleue du Fortune.
Aussitôt, des pirates se détachèrent, suspendus aux cordages, de l'immense masse noire. Le premier qui atteignit le pont ne fit pas long feu. Un coup de hache fusa entre ses côtes et il tomba raide. Mais bientôt, ils tombèrent de partout et une véritable bataille s'engagea. Erastos se redressa et dégaina pour exhiber la pointe de sa lame. L'équipage du fortune composé pratiquement et exclusivement de hobbits, il dépassait de deux bonnes têtes tous ses alliés et attira donc irrémédiablement les faussaires dans sa direction. Il brassa de l'air pour éloigner les assaillants, qui ne reculèrent pas d'un pas. Tous avaient des dégaines d'un autre monde, couverts de cicatrices, les vêtements rapiécés. Mais ce qui l'effarait, et l'effrayait même, c'était leurs attitudes moqueuses qui frisaient l'hilarité. Pour eux, cette sanglante bataille semblait s'apparenter à un jeu...
Une clique de pirates commençait à l'encercler et Erastos crut ses derniers instants arrivés, quand sortis de leurs cachettes, des sinaris les assaillirent par surprise. Apparemment peu habitués à affronter des adversaires de petite taille, les flibustiers se surent comment accorder leurs gardes et ils n’eurent pas le temps de le regretter. D'autres, plus vifs, écartèrent les semis-hommes d'un coup de pied assurant une large distance et l’anarchie commune reprit le dessus. Cependant, l'un d'eux ne l'avait pas oublié et se précipita sur lui.
Erastos, sur la défensive, échangea quelques coups simples avec lui, un borgne coiffé d'un bandana bleu. Il l'attira vers lui en affectant la difficulté, pour ensuite le surprendre d'une vive estoque. Sa lame pénétra l'épaule du brigand, qui réagit cependant assez vite pour s'éviter tout dommage irrémédiable. Une auréole rouge se répandit sur sa chemise.
(Il n'a jamais pratiqué l'escrime, mais il est clair qu'il a des réflexes.) dut reconnaître Erastos.
Au centre du chaos, le pirate constata sa blessure de son œil valide. Il ne riait plus. La haine avait transformé son visage. L'apprenti forgeron brandit son épée courte en avant, de ses deux mains tremblantes et recula à l'avancée de l'assaillant. Profitant de l'allonge de son arme, le borgne le testa avec plusieurs estoques. Erastos dévia les coups tant bien que mal, mais il ne trouva jamais l'occasion de répliquer, la pointe de la longue épée continuellement dressée à son encontre. Il finit par buter contre un obstacle. Un bref coup d’œil en arrière ne lui montra que le bleu d'Aeronland... Il ne pouvait plus reculer, il fallait frapper, maintenant ! Erastos brandit son épée en hurlant, mais le pirate laissa tomber son arme au sol, l'air tétanisé. Il resta figé dans son mouvement, la bouche béante d'incompréhension ; le borgne s'écroula, une hache verte figée dans le dos.
« Arrêtes donc de lambiner ! » s'écria Gorduil. Il posa un pied sur la dépouille encore gémissante et retira son arme avec plusieurs à-coups. « Le pont est quasiment sécurisé, je pense qu'ils ont compris qu'ils n'aborderont pas comme ça. Mais il faut tenir, il vont réessayer. Il faut tenir, jusqu'à ce que le capitaine achève ses préparatifs. »
« Ses préparatifs ? » demanda Erastos.
Il constata que les ennemis étaient tous hors de combat, les hobbits se chargeaient d'achever ceux qui bougeaient encore. Ils avaient réagi avec une efficacité effrayante, conjuguant leurs assauts et profitant de leur surnombre ponctuel pour les terrasser, quitte à être déloyal. Mais la loyauté n'était pas le souci premier des corsaires... Les deux navires étaient à présent éloignés, surement à cause de leur collision qui les aurait déviés l'un de l'autre, mais les pirates s'attelaient déjà à corriger l'écart.
Le Fortune vira alors de bord afin de l'éviter, se mettant par la même occasion hors de portée des volées de flèche qui tombèrent à l'eau. Erastos rejoint Gorduil qui s'était dissimulé derrière le bastingage en vue du prochain abordage.
« En quoi consistent ses préparatifs ? »
« Une incantation. Elle nécessite beaucoup de préparation et le capitaine n'est plus dans ses jeunes années. »
« Mais, cela est déjà arrivé ? Des attaques comme celle-ci ? » chuchota Erastos.
« Oh, oh. Si le commerce entre les continents rapporte autant, ce n'est pas pour rien. De plus, les attaques s'intensifient ces dernières années, avec le retour de la reine noire... »
Le jeune homme médita les paroles du marin. Il n'avait pas réalisé que la traversée était aussi dangereuse.
Les premières clameurs hostiles se firent entendre, ainsi qu'une pluie de flèches. Le bâtiment pirate entra de nouveau en collision avec eux, cette fois-ci il s'y était préparé, se retenant pour ne pas chuter. Cependant, aussitôt après le choc, une volée de grappins atterrirent sur le pont. Il eut à peine le temps de comprendre de ce qu'il s'agissait, que le tirant du bateau les propulsa à sa rencontre. Les crocs des grappins s'ancrèrent dans le bois, juste devant son nez.
« Il faut les trancher ! » hurla Gorduil qui sortit à couvert et trancha la corde relié au trois mâts.
D'autres l’imitèrent. Les dernières cordes cédèrent sous la pression et les deux navires s'éloignèrent à nouveau, mais pas assez rapidement. Une masse chuta sur le pont avec un grand fracas. Un sinari accourut à son encontre avant qu'elle ne se relève et se fit littéralement faucher par une gigantesque lame...
Le Fortune s'écarta une nouvelle fois, entamant une funeste ronde avec le grand navire.
L'étranger se dressa doucement, appuyée sur son estramaçon, d'une corpulence impressionnante et la peau verte. Un garzok et pas des moindres. La créature émit un râle rageur et fit tournoyer son imposante lame. Gorduil fondit aussitôt dans sa direction, mais il se heurta à un revers improbable qui le fit rouler bouler en arrière. Les autres nains, ainsi que les sinaris, tentèrent eux aussi des assauts plus ou moins directs, sans aucun succès. Alors qu'ils étaient venus à bout d'une dizaine d'intrus sans aucune perte et avec une surprenante efficacité, la vivacité furieuse de l'orque les submergeait tous...
Erastos, terrorisé, se leva et brandit son épée courte dans sa direction. Ce geste retint l'attention du garzok qui ne quitta pas la pointe des yeux. On aurait presque dit que cela l’apaisait, car il ne bougeait plus et observait en respirant bruyamment. Un des nains profita de son égarement presque hypnotique pour lui assener un coup de hache dans son angle mort. Cependant, bel et bien aux aguets, l'orque se détourna vers lui et abattit son estramaçon. C'est le moment que choisit Erastos pour porter sa première attaque. Galvanisé par le courage de ses alliés, il planta sa lame dans l'épaule de la créature de toutes ses forces. Elle hurla à la réception de l'impact et le repoussa brusquement en arrière, l'envoyant à terre d'un coup de manchette. Par un réflexe salvateur, il roula sur le côté pour éviter de justesse l'énorme épée qui brisa les planches du pont. Les membres de l'équipage vinrent à la rescousse et occupèrent la montagne. Le Kendran en profita pour ramper discrètement entre les cadavres jusqu'à son arme, il s'en saisit et se leva, se baissa pour éviter l'acier qui fendait l'air horizontalement, puis il reprit son allure de bretteur.
Acculée jusqu'au bastingage, la peau verte tremblait de fureur. Elle se retenait d'attaquer. Consciente de son lourd désavantage, elle semblait avoir changé de stratégie, ou plutôt adopté une stratégie, en attendant patiemment l'arrivée du navire pirate. Il était en effet tout proche, juste derrière, et bientôt à porté de tir...
L'étau se resserrait autour du garzok qui les toisait d'un air méfiant, quand soudain une bourrasque d'une force incroyable les bouscula. Erastos se protégea le visage et il vit la voile du Fortune se gonfler jusqu'à en devenir presque ronde. Des cris de joie montèrent parmi l'équipage et des « loué soit Rana » fusèrent de toute part. La porte donnant sur le pont s'ouvrit et le capitaine en sortit, les mains sur les hanches, il contemplait la voile avec un air satisfait.
« Ce n'était pas une incantation, mais une prière. Il demandait la protection de la déesse des vents. » soliloqua-t-il.
Le garzok assistait au spectacle hébété. Il constata que le navire pirate perdait de la distance à vue d’œil. Il émit un râle de rage, pour abattre son estramaçon sur un cordage retenant la voile. La corde ne rompit pas, mais une sérieuse entaille apparut. Son geste souleva un vent d'effroi en Erastos, car un coup de plus et la voile perdait toute prise au vent. Lorsque l'orque dressa à nouveau son arme, il s'interposa avec un cri de négation, suffisamment fort pour dévier la lame vers lui, qu'il esquiva d'un bond. Bien que surprit, son adversaire avait compris l'étendue de sa manœuvre qui visait à le détourner du cordage. Le jeune homme saisit aussitôt son intention à son regard. Le prochain coup allait sceller le dénouement de la bataille... C'était le moment pour Erastos d'utiliser son plus puissant coup, sa botte secrète enseignée par son maitre d'armes.
L'ennemi soulevait à nouveau son épée ; il n'allait pas esquiver, il en était certain. Plaçant une jambe en retrait et une main dans le dos, il plaça tout son corps de profil, face à la créature. Il prit appui sur sa jambe placée en arrière, puis il fit un pas vif en avant, déployant son bras comme le dard d'un scorpion.
L'orque émit un hoquet de surprise. La lame était figée entre ses côtes, directement dans son cœur. Il lâcha son arme qui rebondit derrière et il tomba à genoux, gratifiant Erastos d'un regard lourd de sens. Le jeune homme lâcha lui aussi le pommeau de son arme, abasourdit par ce qu'il venait de faire. Jamais il n'avait porté de coup fatal. La peau verte émit un grondement et lui envoya son poing en plein de visage.
Erastos chuta au sol. Tout devint noir. Des bruits de voix résonnèrent autour, progressivement recouvert par un sifflement strident...