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La surprise qui s’éprit de mon âme fut forte, alors que cet elfe, que tout désignait comme une personne hautaine, centrée vers elle-même et ses recherches hermétiques et secrètes à tout impie ou amateur souhaitant s’y intéresser, quelle qu’en soit la raison, écouta mes dires avec une attention non feinte. Je notai l’intérêt notable qu’il avait de m’écouter narrer les exploits de mes vies passées, des rares dont j’avais un souvenir suffisamment précis pour l’évoquer ici sans paraître incongru. Et s’il parut si intéressé par mes paroles, il m’en donna la raison peu de temps après, indiquant sans détour ni honte son propre échec sur ce qu’il nomme les âmes ataviques. Les esprits ancestraux. Le sang ancien. De nombreux noms signifiant la même chose, finalement. Il avoue donc un cruel manque d’informations sur la question, précisant que si je ne suis pas le premier esprit ancien qu’il rencontre, je suis celui qui se souvient le mieux de mes vies antérieures. J’opinai sentencieusement du chef. C’était logique, après tout. N’avait-il pas fallu que je m’interroge longuement sur cette potentialité, lors de mes vies précédentes, pour en acquérir la conscience ? Et seulement alors, fouillant dans les souvenirs perdus au plus profond des abysses de mon âme, j’ai pu me souvenir de certains détails antiques, des visions, très floues dans un premier temps. Des souvenirs qui n’étaient pas ceux de ma chair, mais ceux de mon âme. Et il l’affirmait lui-même : quiconque est frappé de ces souvenirs, de ces rêves troubles sans grande signification, n’y prête guère attention, passant dessus sans plus jamais s’y attarder.
Car voilà, au final, le but de mes recherches : théoriser en un recueil le plus d’éléments possibles sur ces âmes ancestrales, et le vulgariser ensuite pour permettre sa vulgarisation, et, à terme, rassembler sous une même bannière toutes ces essences vitales d’un passé révolu. Reformer les peuples fondateurs dans leur force, leur unicité, leur origine.
L’elfe blanc poursuivit son discours en affirmant connaître un procédé permettant de faire ressurgir certains souvenirs de façon plus nette, plus précise, par le passage par une phase de sommeil artificiel nommée hypnose. S’il semblait persuadé de l’efficacité de la méthode, m’étant totalement inconnue, il affirma néanmoins ne connaître aucun être capable de la mener à bien. Une piste que je notai dans un coin de mon esprit. Une quête ultérieure qui s’ouvrira à moi, avec sa volonté, dans une entreprise commune. Un hinïon œuvrant communément avec un bâtard de shaakt et de garzok. Du jamais vu, en vérité. Le Général Hiraën devait être doté d’une très grande confiance en lui pour ternir aux yeux de son peuple sa réputation de la sorte, besognant avec des êtres vils de nature comme moi.
Hiraën ne semblait guère se soucier de son image : il parlait avec passion, une flamme illuminant son regard avec ferveur et abandon. Il poursuivit son discours en évoquant, cette fois, les légendes de Coureurs des Plaines. D’aussi loin que je pus remonter, je ne me rappelais aucune d’elles, ni même la signification de ces mots. Sans attendre de réponse de ma part, il poursuivit en comblant mes lacunes. Lesdits coureurs semblaient être des personnes liées intimement avec un esprit animal, à tel point qu’ils deviendraient les facettes d’une même pièce, âmes liées dans la vie comme dans l’au-delà. Son hypothèse de travail, liée à la mienne, mais différente en même temps, tenait dans le fait que ces âmes liées seraient elles aussi des âmes ataviques. J’opinai du chef, concentré et sérieux. À côté de moi, ma fille l’était bien moins, insouciante et impatiente, soufflant son ennui et remuant comme pour se défaire de liens qu’elle ne possédait déjà plus. Je lui lançai un regard sévère, qu’elle me renvoya avec bravade. J’avais beau l’avoir convaincue de ma paternité d’alors, je n’étais plus son père, pour elle. Et toute notion d’autorité ou de respect de celle-ci semblait avoir disparu de son être. Une rebelle. Me résolvant à mon échec, et la laissant à son impatience, je reportai le regard sur l’elfe, qui poursuivait son histoire de Coureur des Plaines en invoquant un cas précis, récent, qui aurait erré il y avait peu de temps aux alentours de la cité elfe. Le temps d’apprendre la nouvelle et de s’y intéresser, l’être avait disparu vers d’autres contrées. Le regret de n’avoir pu le rencontrer perlait dans le ton de sa voix, serrée dans sa gorge emplie de remords. J’inclinai la tête avec une expression compatissante, et pris la parole pour lui répondre, sommairement :
« Si d’aventure je rencontre l’un de ces êtres dans mes voyages, sieur, je lui dirai qu’ici, quelqu’un l’attend. »
Une promesse bien évasive, qui ne pouvait cependant être plus précise. Mais l’heure n’était plus aux discours théoriques : la Reine, qui avait assisté en silence, mais avec attention, à tout l’échange, prit la parole à son tour pour résoudre la question, plus triviale certes, mais tellement cruciale, de ma mise en liberté. Accaparant ainsi toute mon attention, ainsi que celle d’Almavendë, subitement sortie de sa torpeur agacée, elle précisa que nous étions désormais libre de nos mouvements, et autorisés à parcourir les sentes et allées de Cuilnen. Une décision presque inattendue, qui me laissa pantois et muet de surprise, le temps qu’elle énonce la condition de cette impromptue libération. Je devais, une fois mes notes retrouvées, revenir trouver Hiraën pour partager avec lui mes écrits. Loin d’être une condition négative, puisqu’il m’honorait de travailler avec un être aussi éclairé que le général, je m’empressai d’opiner du chef, alors qu’elle précisait sa sentence à l’égard de la jeune elfe des bois : la liberté conditionnelle, elle aussi, pourvu qu’elle cesse ses activités de contrebande. Je vis l’ombre du défi parcourir le regard d’Almavendë, mais interrompit toute turbulence inappropriée pour prendre la parole à mon tour.
« Ce sera un honneur pour moi que je faire rapport de mes découvertes au Général Hiraën. Quant à Almavendë, je me porte garant de la non-reprise de son activité illégale : elle m’accompagnera dans mes recherches, à partir de maintenant, afin que je puisse garder un œil sur elle. »
Je m’y attendais : ça ne lui plut pas du tout. Elle me lança un regard noir de reproche alors que la Reine, satisfaite de ma réponse, sans doute, envoyait un garde prévenir ses pairs de cette clémente décision. J’allais, contre toute attente, pouvoir reprendre la route et le cour de mes recherches. Thelhenwen n’était pas connue pour avoir l’indulgence facile. J’avais eu de la chance, cette fois. Pourtant, une ombre restait encore sur le tableau : j’avais beau avoir l’autorisation de la royauté régissant le Royaume d’Anorfain, son peuple n’allait pas être ravi de voir se promener sur ses terres un être comme moi, que tout indiquait comme un ennemi ancestral. À Cuilnen, et dans ses alentours, j’allais être harcelé, insulté, battu, peut-être. Je ne pouvais permettre que ça arrive.
« Votre bonté est grande, ô noble Reine au cœur aussi pur que l’éclat de votre blanche peau. Mais il me reste une humble demande à votre égard, si vous daignez l’écouter. Votre magnanimité sera écoutée des vôtres, j’en suis certain, mais pourrais-je demander un signe, un symbole m’indiquant comme votre serviteur, citoyen libre autorisé à fouler votre terre ancestrale ? »
J’ignorais quelle forme un tel symbole pouvait prendre… Mais qui ne tente rien n’a rien. Et j’espérais m’en sortir avec quelque chose. Des lettres de marque, de recommandation. Une broche m’associant à la royauté d’Anorfaìn, que savais-je, encore, qui me lierait à elle. Soucieux de ne pas abuser de son précieux temps, néanmoins, malgré sa longue vie, je projetai de ne plus m’éterniser en sa présence trop longtemps après cette ultime question.
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