Esmé se tient très droite, très digne – très elle tout compte fait – sur l’un des fauteuils moelleux, tout de velours tapissés, du « bureau » d’Ivan Lomet, propriétaire du Purgatoire, établissement discret d’aspect mais renommé pour qui sait les plaisirs qu’on y trouve. Le plaisir n’est pas franchement ce qui a amené la sorcière dans cette maison, ce sont les affaires qui ont guidé ses pas. Son travail exige de la rigueur, du calme, beaucoup de concentration, aussi a-t-elle obtenu du propriétaire de l’endroit qu’il envoie glousser ailleurs ses poulettes aux tenues affriolantes, si tant est qu’on puisse appeler « tenues » les voiles et autres pièces minuscules de cuir et de tissu qui ornementent leurs corps plus qu’ils ne les couvrent.
« Vous fumez, madame Esmé ? » demande l’homme en allumant une pipe d’écume finement sculptée, figurant une femme nue lascivement allongée, dont le fourneau se trouve être une partie de son anatomie que l’on n’imagine pas destiné à cet usage.
« Non. Quand je vois l’état du conduit de ma cheminée, cela me dissuade d’essayer. Je ne dirai pas non à une tasse de thé. »
« Vous ne voulez pas quelque chose d’un peu plus fort ? » et Ivan Lomet appuie sa proposition d’un clin d’œil ; il a atteint un âge mûr, et se réconforte dans les bras de femmes bien plus jeunes que lui, à la taille faite au tour, aux hanches pleines, aux seins lourds et fermes, car ce sont là ses goûts : mais quelque chose dans la tenue sévère et absolument couvrante d’Esmé, dans l’attitude distante de la femme, dans son caractère d’acier, l’intrigue. Il n’est pas excité par cette femme qui lui fait face, c’est bien ce qui l’ennuie : l’excitation, il sait comment la traiter, quelques servantes la feront bien passer de leurs attentions câlines, mais l’attirance étrange que suscite chez lui la sorcière lui est complètement inconnue. Ce n’est pas de l’amour, ça non, il en est certain ; il a été amoureux autrefois, et ne souhaite pas recommencer, il se méfie de ce sentiment comme de la vérole. Pourtant, c’est assez tenace pour qu’il apprécie les visites de cette femme mystérieuse et dangereuse, et qu’il se plie à ses quelques caprices. La première fois qu’elle a demandé du thé, il s’est arrangé pour lui trouver un mélange capiteux, parfumé d’épices, de fleurs et de fruits, un peu plus que légèrement aphrodisiaque : elle s’est contenté de renifler le liquide avec une moue de dédain, puis son visage reprit son immobilité marmoréenne, et elle tint la tasse tout au long de l’échange, sans pour autant en boire une gorgée. Lors de son deuxième passage, un thé noir attendait, et elle but celui-ci sans faire le moindre commentaire, ni même exprimer un quelconque remerciement.
« Le thé me convient parfaitement », la réponse fuse comme un trait de glace, ne souffre aucun commentaire, aucune insistance. D’un claquement de main, l’hôte convoque une hôtesse, à qui il donne ses ordres ; quelques minutes plus tard, le thé est servi. Esmé n’aime guère le service : si l’excellente porcelaine d’Oranan ne lui pose aucun problème, il n’en va pas de même des corps enlacés et imbriqués peints sur celle-ci, car elle répugne à poser ses lèvres sur des fesses, qu’elles soient d’hommes ou de femmes, ou d’autres parties intimes du corps humain, quand bien-même ne s’agit-il que d’images. Alors, elle boit, portant à sa bouche un coin de la tasse vierge de toute démonstration érotique, à petites gorgées.
« Vous savez, vos services me sont précieux. Sans vos soins, je perdrais sans doute des femmes de qualité, des pouliches qui me rapportent particulièrement gros : c’est bien pour cela qu’elles sont grosses d’ailleurs, à force de se faire monter. Enfin… Au moins ne les voilà plus la cible de ces charlatans, de leurs mixtures infectes et de leurs aiguilles empoisonnées. Vous procédez avec bien plus de douceur… Pas une infection, pas une malade, pas une morte. Vous ne demandez pas beaucoup pour les services que vous rendez. »
« Je demande un prix, le prix. »
« Vous seriez disposée à me fournir… exclusivement ces services, si j’augmente le prix en conséquence ? »
« Exclusivement ? »
« Il y a sans doute d’autres concurrents qui requièrent vos services ; oh ! je ne vous demande pas de nom, je me doute que vous avez un sens aigu du secret, mais je me dis que s’ils doivent recourir aux pratiques habituelles pour éviter les grossesses, cela ne peut que leur nuire, quand mes femmes sont en bonne santé et prêtes à satisfaire les désirs des clients en tout temps. »
« Il n’y a pas que les bordels et les prostituées en ville et aux alentours. » rétorque Esmé, qui perçoit une fin toute autre à la proposition que celle d’une mise à mal de la concurrence.
« C’est vrai. Disons que beaucoup de familles, et des plus riches, ne souhaitent pas voir naître un enfant, surtout s’il est conçu dans des circonstances… douteuses. Un monopole de votre pouvoir, et de votre efficacité, nous serait à tous deux profitable : vous auriez ma protection, et une bonne part des revenus que génèrerait notre petit accord. » Une lueur de cupidité luit dans les yeux du gérant du bordel tandis qu’il visualise les revenus de son plan à mesure qu’il l’expose. Et puis il aurait près de lui Esmé, cette femme étrange qui suscite chez lui des états qu’il ne se connaissait pas.
(Nous y voilà… C’est bien ce que j’avais vu, dans tes yeux, ce que j’avais entendu dans tes mots… De l’argent, beaucoup d’argent, et du pouvoir… Les riches, les femmes lassées de leurs maris, ou ces derniers ayant engrossé une maîtresse, ceux là pourront payer les tarifs imposés par Ivan, mais les autres ? Ces femmes désespérées, subissant les assauts de leurs hommes, qui savent qu’un autre chiard risque de les achever, qu’elles ne pourront pas nourrir une bouche en plus… Celles-là pourront-elles payer ? Non. Les tarifs d’Ivan ne sont pas faits pour des gens du commun. Et ‘Man Grenotte a toujours répété qu’une sorcière, c’est une sorcière pour tous : pour elle, il n’y a pas de roi, pas de pauvre, pas de riche, pas de puissant, pas de noble, pas de roturier, pas d’innocent, pas de criminel, il n’y a que des êtres vivants, et chacun doit être jugé également, suivant ses actes et ses mots, par la sorcière et non par la foule, la rumeur, la communauté ou les dieux.)
« Non. »
_________________ Esmé, sorcière à plein temps
|