Quand il eut poussé la porte, ce fut comme si les lieux avaient été totalement rénovés. Il n'y avait plus une trace d'humidité. Le bois du plancher et les murs ne comportaient pas même quelques craquelures. Tout était en très bon état. Et en plus, le rez-de-chaussée était peuplé. Il devait y avoir une bonne dizaine de clients assis, en pleine consommation. L'endroit était tout particulièrement vivant, d'autant que les deux filles de Bruno Freinlyn, le propriétaire, étaient en train de circuler entre les tables. De dos, Ziresh reconnut immédiatement la jolie Cecilia Freinlyn, avec qui il avait longuement discuté de sa quête pour sauver son clan. Et aussi de sa fiancée, Kâhra. Après réflexion, il se rendit compte qu'il avait parlé plus intimement avec cette étrangère qu'avec aucune autre personne dans la forteresse. Ni même Calimène ou ses parents. Il ne pouvait pas l'expliquer, mais cette jeune fille semblait avoir une empathie remarquable. C'était cela qui l'avait poussé à discuter avec elle. Et même après coup, il sentait qu'il n'avait aucune envie d'émettre davantage de réserves avec elle.
"Bienvenue à l'auberge au Bon P... Oh ! s'interrompit elle-même la belle serveuse. Ziresh ! On ne vous attendait plus ! C'est un vrai plaisir !"
Un instant, elle s'était presque élancée vers lui, comme pour l'enlacer. Mais par pudeur, elle interrompit maladroitement sa course pour ne rester que statique devant lui. Elle le regarda de bas en haut, de haut en bas, jusqu'à timidement ouvrir les bras, laissant l'initiative au liykor. Ce dernier, fidèle à sa race, hésita encore un peu avant de passer ses bras autour de la taille de la jeune fille. Une embrassade gênante fut suivie, mais la maladresse sembla vite s'estomper pour que finalement, ils se serrent affectueusement l'un contre l'autre. D'ordinaire, le loup d'argent aurait trouvé cela étrange et ne se serait jamais permis d'enlacer une femme qu'il n'aurait vue qu'une seule fois, quasiment une étrangère. Mais il sentit un grand réconfort en humant délicatement ses cheveux.
"Ça me fait plaisir aussi, Cecilia." Répondit le fauve avec pudeur, sans être plus expansif dans ses sentiments.
Ils profitèrent longuement de cette embrassade, jusqu'à ce que le jeune fille se décide à quitter son étreinte. Encore une fois, elle le regarda et remarqua cette fois-ci l'arme qu'il arborait sur son dos. Son visage s'éclaircit naïvement.
"Vous avez la hallebarde ! s’exclama-t-elle. Vous avez réussi alors ! Votre clan est sauf !"
Ziresh n'eut pas à répondre. Son silence ainsi que son regard posé sur le sol traduisaient tout l'échec de sa mission. Bien sûr, il possédait la relique, mais le reste...
"Et alors Kâhra..."
Il étouffa un sanglot, sans laisser couler de larmes. Il sut heureusement bien mieux se retenir que la première nuit qu'il avait passée ici. Il fit de son mieux pour que sa voix ne tremble pas quand il répondit.
"Je n'ai pas été assez rapide... Une grande partie de mon clan a été décimée et Kâhra... Kâhra est morte sur le Col Blanc. Elle a été incinérée au village d'Amarok..."
Un ange passa encore une fois. Cecilia ne savait tout simplement pas quoi répondre pour se défaire de cette situation qu'elle avait créée.
"Je suis désolée, je ne voulais pas paraître indiscrète, ni remuer tout cela... s'excusa-t-elle, toute penaude.
Heureusement pour eux deux, son père intervint immédiatement pour les sauver de ce moment gênant. Il débarqua au départ comme pour aller chercher sa fille, qui avait interrompu son service. Mais dès qu'il vit le loup qu'il avait recueilli l'espace d'une nuit, il changea complètement de ton. Un sourire se dessina très vite sur ses lèvres et il empoigna virilement la patte de Ziresh en lui souhaitant la bienvenue.
"Ah vraiment, je suis heureux de vous revoir ici ! Et avec la relique, en plus ! Je ne suis pas étonné ! Je vous en prie, installez-vous ! Vous restez longtemps ?"
"Merci, monsieur Freinlyn. Non, je ne vais pas rester très longtemps. Pour tout dire, j'aurais aimé vous parler."
"Faisons cela autour d'un repas, les autres ont presque tous terminé et vont certainement boire quelques bières. Nous n'avons pas encore mangé, alors ce sera l'occasion de discuter !"
Ziresh s'installa immédiatement à l'une des rares tables vides. Effectivement, les assiettes de tous les clients étaient presque vides, mais cela ne fit que réveiller son appétit. La dernière fois qu'il avait mangé ce bœuf d'Akinos, il l'avait fait en solitaire, dans une chambre de l'étage, tout en supportant le deuil de Kâhra. Il dut attendre un certain moment, le temps que son plat soit cuisiné et que les bières soient servies. Quand Bruno s'installa enfin en face de lui, il avait pris un air un peu plus grave. Le loup d'argent comprit bien vite qu'il devait avoir appris la vérité au sujet de clan et de sa fiancée. L'homme le confirma en présentant ses condoléances.
"Navré, je n'avais pas imaginé que cela puisse arriver."
Le Porteur de Lumière ne répondit pas à ces paroles. Encore une fois, avec pudeur, il se tint dans le silence. Alès et Cecilia continuaient de déambuler autour de l'auberge pour distribuer tous les breuvages aux clients. Elles en profitèrent pour offrir une choppe à Ziresh qui, en réponse, chercha poliment quelques pièces dans sa bourse.
"Je vous en prie, c'est offert par la maison !"
Quelque peu gêné par tant d'estime, le bratien se contenta de remettre ses pièces dans sa bourse. Peu de temps encore après, le plat fut apporté, fumant juste sous ses babines. Les filles arrivèrent par la suite à la table, avec leurs propres ustensiles de cuisine. Cecilia ne sembla pas quitter le loup des yeux, tandis qu'Alès, elle, restait encore fidèle à elle-même en n'osant même pas prendre la parole. Elle ne fit que saluer l'hôte d'un signe de tête et d'un timide sourire, presque dissimulé.
"Alors, Ziresh ? Qu'est-ce qui vous a mené jusqu'ici ? Et puis, que s'est-il passé ces derniers mois ? Et qu'avez-vous fait de votre bestiole...? " demanda enfin Bruno, pour ne plus tergiverser.
"Et bien... Comme vous le savez, j'ai échoué. Je n'ai pas été assez rapide, alors les Noirs ont repoussé mon clan. Ils ont fini comme moi au village d'Amarok, mais depuis quelques mois, nous nous sommes alliés à un groupe d'humains de Kendra Kâr. Nous nous sommes découverts des points communs dans nos objectifs. Du moins, pour les miens et ceux de la femme qui gère cet endroit. Mon clan y trouve une protection et aide au développement de la forteresse, comme les autres personnes y résidant. De mon côté, j'essaie d'enquêter sur le mal qui a poussé les Noirs à nous attaquer. Et nous nous sommes trouvé des similitudes dans nos récits avec Calimène, dont je vous ai parlé. Cela a fini par nous mener à la Porte d'Ynorie. Voilà pourquoi je suis ici. Quant à Ren, mon lutinora... Et bien je l'ai laissé à la Citadelle. Ma mission va devenir un peu plus dangereuse cette fois-ci. Je préfère partir seul."
Bruno s'étonna de certains éléments du récit de Ziresh. En haussant les sourcils, il répondit :
"Pour tout dire, je n'imaginais pas que votre clan puisse se retrouver au sein d'un aussi grand conflit... On raconte pas mal de choses au sujet d'Oranan... Mais des tas de courriers ont été envoyés partout dans Yuimen, donc je ne dois rien vous apprendre..."
"Je ne suis pas retourné en ville depuis ma descente d'Amarok... Que se passe-t-il ?"
Pour la première fois depuis leur rencontre, Alès s'adressa enfin directement à lui. Et elle semblait très au courant de ce qui se passait.
"Oranan demande de l'aide partout, dans toutes les cités alliées. Là où les gens se posent des questions, c'est que cette ville est incroyablement fortifiée. Aller jusqu'à chercher des aventuriers quelconques, cela signifie très certainement qu'ils sont en grand danger."
"Une idée de ce qu'il s'y passe en particulier ?"
"Pas vraiment. Il y a surtout des rumeurs. Certains disent qu'Oaxaca veut attaquer Oranan en se rendant invisible... D'autres parlent même de fin du monde... Et autre chose : vous disiez que vous étiez allé dans une forteresse après Amarok. Je suppose qu'elle est en montagne, ou pas loin des Duchés. Et bien certains disent que des garzoks creuseraient un tunnel pour attaquer les Duchés de l'intérieur..."
Tout cela n'étaient que rumeurs. Mais pourtant, elles étaient toutes proches de ce que Ziresh et Calimène avaient estimé. La Citadelle endormie donnait sur des boyaux où de violents combats avaient eu lieu, c'était certain. Et ces informations selon lesquelles la Porte d'Ynorie était menacée... Décidément, tout prenait un sens alors que depuis le début, rien n'était sûr.
"Bon sang..." marmonna Ziresh, pour lui-même. Il fit une pause de réflexion, puis il reprit, presque paniqué. "Avez-vous accueilli Calimène, une femme dans une très belle armure ornée d'argent ?"
"Cela ne me dit rien du tout... Et des personnes en armure, il n'y en a pas beaucoup qui viennent ici." conclut Bruno en cherchant la confirmation de ses filles du regard. Elles acquiescèrent toutes silencieusement, d'un hochement de tête.
"Ce n'est pas normal... Elle devait être presque arrivée au moment où je suis parti de la Citadelle... Et je ne peux pas me permettre de revenir en arrière ou d'attendre, vus les évènements..."
"Vous vous étiez donné rendez-vous ici ? Ça ne devrait pas être un problème de la prévenir si elle vient. On la tiendra au courant."
"Je vous remercie, cela m'aidera infiniment. Une autre question, à propos."
"Mmh ?" fit Bruno, presque inquiet.
"Auriez-vous entendu parler de troupes ynoriennes dans les Duchés ? Un maître d'armes qui abuserait de ses compagnons..."
"Je n'ai rien entendu à propos d'un maître d'armes en particulier... Mais je sais qu'il y a un groupe assez turbulent pas loin de la Porte. Ils bougent beaucoup et y reviennent généralement le soir. Si c'est un homme violent, peut-être que cela influent sur le groupe... Ils sont déjà venus ici et vraiment, ils étaient loin de nous paraître rassurants, en tant que "gardes"."
Un groupe, donc. Récupérer la Masamune de l'Imperturbable ne serait facile si tout une escouade se dressait contre lui. Et prendre l'arme par la violence n'allait pas l'aider à poursuivre sa quête : il deviendrait l'ennemi de ses propres alliés. Ainsi donc, il allait devoir agir en toute discrétion. Prendre le iaïto que Levon lui avait décrit, puis aller directement à Oranan. Rester dans les environs ne lui servirait à rien pour protéger les Duchés. Heureusement que Calimène avait suggéré de passer à l'auberge d'Akinos, autrement, ils seraient passés complètement à côté de leur projet de protéger la Citadelle endormie. Au final, même si les choses annoncées n'avaient rien de plaisant, Ziresh avait le bénéfice d'avoir une quantité d'informations impressionnantes compte tenu de ce dont il avait besoin. Le loup d'argent finit alors très vite son repas, bien plus vite que les trois humains autour de lui. Sa puissante mâchoire eut rapidement raison de la viande et il ingurgita très vite sa bière. Maintenant qu'il était au courant de cette menace qui planait autour d'Oranan, il se devait de hâter le pas. Il était arrivé à Akinos tranquillement. Mais maintenant, il n'y avait pas seulement la capitale d'Ynorie qui était en danger : tout les Duchés, voire même tout Nirtim risquait de subir les assauts d'Oaxaca.
"Je suis navré, mais maintenant que je sais tout, je ne peux pas m'attarder ici. Je vous remercie infiniment pour votre hospitalité."
"Je croyais que ce n'étaient que des rumeurs... Alors nous sommes en danger ? Vraiment ?" fit Cecilia, les yeux brillants.
"Je ferai tout mon possible pour protéger les Duchés, je vous le promets."
"Attendez, avant de partir."
Encore une fois, l'initiative d'Alès eut de quoi surprendre le liykor. Elle troqua sa discrétion contre une étrange vivacité qui la fit presque voler à l'étage. Elle redescendit alors aussi vite qu'elle y était montée avec un quantité étonnante d'objets. Il y avait un petit sac en toile de jute, une fiole que Ziresh ne pouvait pas identifier et deux runes. Rien que les runes eurent de quoi l'étonner, tant celle qui lui avait été offerte par son clan avait amélioré sa relique.
"C'est vraiment très gentil, Alès. Mais je ne voudrais pas abuser..."
"Non, non, ça me fait plaisir. Des clients ont laissé ça ici et nous n'en avons pas l'usage. Alors j'ai pensé que cela vous servirait, à vous." Elle fit une petite pause, sans jamais oser regarder les yeux du loup. Puis elle présenta les différents objets. "Là, ce sont des runes. Je crois qu'en allant voir un mage, vous leur trouverez une utilité. Cette potion, c'est un poison. Le propriétaire disait qu'il pouvait plonger sa victime dans une étrange déprime. Quant à ces billes, là, dans le sac, j'en ai fait exploser une. Elles dégagent une épaisse fumée qui donne le tournis. Si jamais vous avez besoin de fuir, je pense que cela pourrait vous aider..."
"Merci beaucoup, je pense que cela m'aidera énormément."
Sur ces paroles, elle le regarda enfin pour lui adresser le plus doux des sourire. Compte tenu de ce changement de comportement, il supposa que les filles Freinlyn devaient avoir parlé de lui pendant son absence. Ces présents et son caractère nouvellement loquace devaient être une manière de s'excuser de son manque de courtoisie lors de leur première rencontre. Bruno, en tout cas, sembla enchanté. A l'inverse de Cecilia qui ne regardait plus que son assiette. Ziresh plaça donc les objets dans son paquetage, exploitant les nouvelles poches qu'il avait eues de ce sac, en le récupérant dans mines de Lebher. Puis, se relevant, il se pencha respectueusement.
"Vraiment, je vous remercie. Je vais à la Porte d'Ynorie, maintenant."
"Je vous souhaite autant de courage qu'il en est possible. Mais je crois entièrement en votre réussite."
"Vous vous en sortirez, Ziresh."
"N'hésitez pas à revenir quand vous le voudrez."
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