Sur la côte ouest de la baie de Nessima, face à la puissante cité militaire Sindel, se trouve le village de Missayn. Petit village de deux cents âmes, et encore, Missayn est avant tout un port de pêche. La très grande majorité de la population est en effet directement liée au port, que ça soit en tant que pêcheur, barreur, mais aussi en tant que poissonnier, en tant que saleur ou en tant que réparateur de navire.

Tout le monde dans le village se considère comme membre d'une même famille, même si ce n'est guère le cas. Le village est en effet constitué de jeunes hommes et femmes ayant appris un métier et quitté leur famille à quatre-vingt dix ans, comme de coutume. Parfois les enfants restent pour accomplir le métier de leurs parents, mais ce n'est pas la majorité.

A part des poissons et des navires, il n'y a presque rien dans ce port, si ce n'est la vue particulière qui permet de distinguer Nessima les jours où la mer est calme et sans la moindre brume. Les pêcheurs vont régulièrement y vendre le produit de leur pêche et acquérir ce qu'ils ne peuvent fabriquer ou produire.

Arrivant dans la ville, je démonte, marcher un peu me fera du bien après une journée de cavalcade. Le village n'est pas bien gros et sent pour l'essentiel le sel et le poisson, rien de bien anormal pour un port de pêche finalement. Malgré le crépuscule, il y a des gamins qui jouent encore dehors et des femmes occupées à remailler les filets. Je m'approche de l'une d'elle, lui demandant où je pourrais trouver un bateau, avec un conducteur de préférence. Sa réponse est évidente, au bar le plus proche du port. La journée est finie, la criée a eu lieu, il est temps de trouver le repos, dans la cervoise, l'armoise et le vin.

Me voilà donc en direction du port, l'endroit est le plus logique finalement pour trouver un marin. J'arrive à une taverne, sur le port, ou pour être précis, accrochée à l'un des quatre pontons du coin. Vu le bruit qui en émane, je n'aurais aucun soucis à trouver ce que je cherche ici. Je pénètre donc dans la barque géante de bois, ignorant le roulis de la marée en cours. A l'intérieur, des hommes et des femmes, rien de bien anormal, et une odeur de sel et de poisson bien plus fort encore que dehors. Manifestement pas habitués à avoir une arrivée tardive, tout le monde se tourne vers moi et le silence se fait immédiatement.

Je suis abordée par l'aubergiste, un mâle d'un bon millénaire bien avancé, les cheveux blancs secs, le visage marqué par le sel et l'alcool, rien de bien surprenant vu le lieu :

"Alors, ma petite dame... Que puis-je faire pour vous aider ?"
"Vous pas grand-chose, à moins que votre rafiot à alcool puisse traverser un bras de mer !"
"Un bras de mer ? Vous voulez allez où ?"
"Sur Tolénya, vers Tahelta à vrai dire !"
"Par Sithi, allez à Nessima et prenez le cynore, nous pêchons ici, nous ne faisons pas du transport !"
"Puis Tahelta, j'veux pas dire, mais depuis quelques jours, ça le fait pas !"
"Qu'est-ce que t'en sais, l'poivrot ?"
"Le phare est rouge, pas moyen d'accoster avec une mer limpide..."
"Z'ont pas dû draguer l'fond, s'tout !"

Le débat s'enflamme entre les deux marins et, fidèle aux instructions mentales d'Anouar, je ne m'en mêle pas, il est mieux pour eux qu’ils ignorent tout de la situation réelle, cela rendra plus crédible les mensonges politiquement corrects que Naémin trouvera à leur transmettre. Cependant au bout de trois bonnes minutes à attendre qu'on s'intéresse de nouveau à ma requête, je finis par en avoir marre et tourne les talons, parlant à voix assez haute pour couvrir le brouhaha et être entendue de tous.

"Tant pis, j'avais 1000 yus à mettre dans le voyage."

Je ne m'attendais pas à ce que l'annonce de ce prix ait un effet à vrai dire, mais à peine la phrase finie que trois marins viennent me rejoindre, dont celui qui a vu Tahelta. C'est un elfe dans la fleur de l'âge, 800 ans environ, les yeux gris, la peau grise burinée par le soleil et rugueuse comme celle d'un travailleur manuel. Les deux autres sont un peu plus jeunes, mais les mêmes yeux gris, un fils et une fille, sans doute trois membres de la même famille donc.

"Que voulez-vous faire à Tahelta ?"
"On m'y attend et je n'ai pas le temps d'aller à Nessima."
"Vous avez VRAIMENT les 1000 yus dont vous parliez ?"

Il insiste lourdement sur le vraiment tout en s'écartant du lieu de débauche en remontant le ponton, manifestement la récompense que j'ai promise représente une certaine somme pour sa famille. Pour toute réponse, je sors une pièce d'or de ma bourse.

"Les enfants, on y va. Et ne posez pas de questions à la Dame. A ce prix-là, elle loue le bateau, le service et la discrétion !"

Avec un sourire les deux enfants acquiescent et courent vers le bateau de leur père. Celui-ci reste non loin de moi -ou de la pièce d'or, je l'ignore-. Nous arrivons bientôt au navire, qui est plus un rafiot qu'un galion, mais dans ces mers à petits fonds, on prétend que seules ces barques peuvent naviguer sans heurter de récifs. Les enfants sont occupés à tasser le matériel pour nous permettre de rentrer à quatre à notre aise. Du moins, à leur aise...

Un poil inquiète, je monte sur le pont et me réfugie proche du fond du navire, ça tangue, je laisse les enfants faire grimper mon cheval. A peine les amarres larguées, je ne peux m'empêcher de me souvenir d'un de mes derniers voyages sur l'Aeronland, à bord de la Sterne Grise avec Nazca. Cet ensemble de souvenirs me rendent malade, ce qui n'augure rien de bon pour le trajet. Une simple tempête m'avait contrainte à voyager sur un bout de coque, dérivant jusqu'au désert de l'Imiftil, manquant de perdre la vie et perdant de vue mon aniathy, définitivement, j'en ai crainte. Certes, le voyage ici est plus bref, et le temps idéal pour une promenade en mer, mais cela ne suffit pas à me rassurer. Ma fatigue, l’inquiétude de la journée, celle d’avoir peur de chavirer, couplés à un léger mal de mer d'ailleurs, ne fait que me prostrer dans un coin, le cœur au bord de la bouche.

J'ai envie de vomir, je sers les poings et me retiens de râler ou autre. J'apprécie le silence de mes trois compagnons de voyage, parce que je pressens que si j'ouvre la bouche ça sera pour évacuer le faible contenu de mon estomac.

Au bout de trois bonnes heures de navigation, nous arrivons en vue des côtes. Le vent s'est levé et le roulis s'est accentué, tout comme mon mal de ventre d'ailleurs.

"Ce sont les hautes tours de Tahelta là-bas. La lumière brillante, c'est le phare, toujours en rouge depuis quasiment dix jours."
"hum..."

Je me vois pas ouvrir la bouche plus que ça, pour l'instant du moins, ou sans obligation à défaut.

"On vous dépose où ? Au port, à l'Est, à l'Ouest ?"
" Ouest, à l'abri."
"Y a pas mal de petites criques à l'Ouest, on vous dépose là-bas."

Il paraît que naviguer sur les côtes de Tolénya de nuit est dangereux, à cause des récifs acérées qui protègent les rives. J'ignore si c'est la rumeur qui est fausse ou le navigateur qui connait son métier autant que sa géographie maritime, mais toujours est-il qu'une heure plus tard, nous débarquons dans une petite calanque bien cachée, on ne sait jamais. A l'aide des jeunes, je descends sur le sable et retrouve, pour mon plus grand plaisir la terre ferme. Je sors de ma bourse une pièce d'or ainsi que deux pièces d'argent. J'en donne une de chaque aux enfants et la plus grosse au père.

"Pour la rapidité, le service et la discrétion de l'arrivée. Merci !"

Je ne peux que deviner le sourire de la famille devant ce gain inattendu, la lune est quasiment noire et le ciel bleu foncé. Il me faudra compter sans l'aide de Sithi cette nuit, quoiqu'il m'attende là-haut. Je demeure encore un peu sur la plage fine, regardant tant que je peux le morceau de coque s’éloigner.