Chapitre I: Tout ce qui est doux
Autour de la ville de Cuilnen, siège des elfes, créatures empruntes d'élégance et de beauté, s'étendait leur forêt. Ce seul bois était un moyen de dissimulation exceptionnel, tant leur capitale attisait leur fierté, déjà grande par nature. Mais surtout, cette forêt avait quelque chose de magique. C'était un havre de paix pour ceux qui y vivaient, autant qu'un puits de ressources naturelles. Et pourtant, jamais l'on aura vu de chemins plus difficiles à pratiquer, tant la pousse des arbres n'était même pas régulée. A voir l'immensité des végétaux, la largeur gargantuesque des troncs et les à quel point les feuillages étaient fournis, il semblait que des géants devaient avoir élu domicile ici.
Et tout ce gigantisme était soutenu par la présence d'un trésor naturel magnifique. Une cascade gigantesque, constituée de chutes par dizaines, trônait quelque part, au plus profond de la forêt. L'eau s'écoulait dans un torrent infernal, donnant presque l'impression qu'elle bouillait. Mais un peu plus loin, légèrement en périphérie, une petite étendue d'eau reposait à côté des courants. De minuscules failles entre la pierre et la mousse avait permis à l'eau de s'écouler lentement ici. Et autour, à la surface, la large écume blanche s'était formée. Mais d'un coup, un visage boursouflé, déformé par l'effort, traversa les bulles blanches pour aller expirer un grand jet d'air au plus profond de la flaque. Les bulles tremblèrent alors que l'eau gargouillait bruyamment, et puis la tête en sortit. Le colosse respira lourdement. Et sans attendre, il se mit à laper l'eau, ingérant au passage l'écume blanche. Derrière lui, un homme plus jeune le rejoignait en courant.
"Jôs ! Foutre con ! Bois pas ça !"
Le colosse s'arrêta alors et ouvrit enfin les yeux. Deux grandes boules rouges roulèrent vers le ciel avant de s'attarder sur l'autre jeune homme à la peau blanche. Un instant, il parut ennuyé, mais très vite, il sembla oublier le reproche de son compère. Il plongea alors sa grosse patte dans l'eau, la remua, et magiquement, l'écume s'écarta pour aller former un tas de bulles isolées sur le coin du point d'eau.
"Regarde Ren ! Regarde ce que j'ai fait !" disait le colosse avec engouement.
Le garçon ralentit sa course avant de poser sa main sur l'épaule de la montagne, accroupie à côté de l'étang. Ses yeux aussi étaient rouges, mais s'ils paraissaient moins innocents que son compagnon, ils n'étaient pas dénués d'une certaine bienveillance, doublée d'une lassitude ostensible.
"Faut pas boire ce genre d'eau, Jôs. Tu as toute une cascade autour, et toi, tu bois celle-là."
"Elle avait des bulles, se justifia l'homme. Comme la crème qu'on faisait bouillir, mais pas pareil. Mais l'eau est pas mauvaise, j'ai goûté."
Ren s'accroupit à son tour, plongea la main en y faisant un creux et prit un peu d'eau. D'un air suspect, il donna deux coups de langue avant de se raviser.
"Faut pas boire une eau stagnante comme ça. C'est pas bon, même pour toi. Et par Fenris, calme toi. T'es comme un chien : tu pourrais te crever à jouer et à courir sans même t'en rendre compte."
"Comme un chien", répéta Jôs après avoir longtemps contemplé son ami.
Dans un air de plaisanterie, Ren attrapa le chapeau que le géant avait laissé tomber par terre avant de se jeter dans l'eau. C'était un énorme chapeau de mage comme l'on en voyait en tant que caricature. Des bords immensément longs, ainsi qu'une qu'une grande pointe constituaient ce couvre-chef. Son cuir brun lui donnait une qualité qui n'était toutefois pas négligeable, tout comme ses petites broderies dorées autour des bords. C'était bien là le seul vêtement de qualité que portait le géant. Car si son chapeau avait quelque chose d'exceptionnel, il n'avait rien de plus. Pas même de fourrure. Seulement une robe en haillons d'où pendait, à sa taille, une masse de bois grossière. Ren, quant à lui, n'avait rien de plus. Il était torse nu, avec seulement un pantalon de lin et une ceinture de fourrure ornant ce vêtement. Il avait aussi un petit couteau de chasse, fabriqué à partir d'un os d'orignal qui lui pendait à la ceinture. Mais il avait pourtant l'air plus soigné. A l'inverse Jôs qui était coiffé d'une longue tresse blanche maladroitement nouée, il avait décidé de se couper les cheveux et de les porter courts. Il s'était rasé les côtés de la tête, même la barbe, et avait décidé de coiffer en brosse. Il trouvait que cela lui donnait l'air plus vif. Ce qu'il était.
"Il fait chaud, fit Jôs avec plainte. Pourquoi qu'il fait si chaud ici ?"
"On est plus bas, fit Ren, de manière bien brève. Mais voyant que son ami le regardait encore, buvant presque ses quelques paroles, il rajouta quelques précisions. On a vécu en montagne. On est des phalanges de Fenris et on est naturellement...."
"Plus froids, termina le géant. On est plus froid parce qu'on est constitué comme ça, alors qu'en bas, les gens sont plus chauds, et qu'il y fait plus chaud. Alors pour nous c'est plus dur, mais en haut, c'est plus dur pour les gens d'en bas, parce qu'ils sont plus chauds mais qu'ils connaissent pas le froid."
Jôs prit un air victorieux, alors que Ren le grondait. Il se leva, l'air mécontent, dominant l'homme de par sa posture et son intellect. L'homme au chapeau, lui, restait devant l'eau à contempler son reflet. Des yeux, il suivait les minuscules courants qu'il avait réussi à créer lui-même, pas magie, un peu plus tôt. Ren, lui, s'éloignait lentement pour s’asseoir sur la mousse d'un petit rocher qui donnait sur la cascade.
"Pourquoi tu me forces à répéter si tu sais déjà tout ça ?"
"J'avais oublié le début... Et puis c'est pas pareil quand c'est moi qui le fait. Je préfère quand c'est toi."
Comme son ami s'était éloigné et qu'il ne le remarqua que plus tard, Jôs bondit du bord de la flaque pour aller le rejoindre. Il glissa sur les grosses mousses humides avant de réussir à atteindre Ren. Après trois chutes, il put enfin s'accroupir devant lui. Ses grands yeux innocents transperçaient l'obscurité que marquait son chapeau. Il semblait que cent questions lui passaient par la tête. Mais il n'en posa qu'une seule.
"Où c'est-il qu'on y va, Ren?"
"J'en sais rien, Jôs. J'en sais rien." Admit-il en détournant le regard.
"T'es fâché ?" fit le doux colosse avec des yeux larmoyant. Sa voix de stentor contrastait avec le ton enfantin qu'il employait. "T'es fâché ?" répéta-t-il, voyant que son ami se complaisait dans le silence.
"Tout aurait été tellement plus simple si tu avais été intelligent." Jôs le contemplait encore, suivant le mouvement de ses lèvres. Attentif, il opinait du chef en écoutant ses paroles. "J'aurais chassé, j'aurais combattu avec mes loups. Je serais resté dans le clan et j'aurais pu manger à ma faim, comme je suis bon chasseur. J'aurais construit mon propre tipi et rien à foutre du monde, j'aurais pu y rester comme je veux. Si je voulais quelqu'un avec moi, j'aurais pu lui dire de venir coucher et de partager une bouffe. Et si je voulais être seul, j'aurais dit juste "casse-toi" et Fenris soit témoin, l'autre se serait barré. Au lieu de ça, je suis mille pieds plus bas, je crève de chaud et..."
"J'me coltine un gars con comme la lune !" conclua Jôs, fièrement.
En entendant ces mots, le jeune homme explosa.
"C'est pas possible ! Tu comprends rien de ce qu'y se passe, mais tu retiens tout ce que je dis ! Ren avait pris un regard sévère. Et même si Jôs le surplombait de vingt centimètres, même accroupi, il ne put s'empêcher de baisser les yeux de honte. Alors retiens ça : On reviendra pas au clan ! Et c'est ta faute ! Tout ça parce que t'es pas fichu de te repérer tout seul, ni même de manger ce qu'il faut ! On est seul et on sait même pas où aller, tellement qu'on sait pas ce qui pourrait vouloir de nous deux ! Ce qui pourrait vouloir de toi !"
Jôs avait commencé à écouter, écarquillant ses yeux rouges qui traduisaient à quel point il faisait l'effort de comprendre. Mais quand il comprit, ses yeux devinrent troubles et de grosses gouttes ruisselèrent sur ses joues, allant se mêler à sa barbe. Avec sincérité, il répondit, peiné :
"Si tu veux pas de moi, je peux partir."
"Et où tu irais, foutre con ?"
"Dans les montagnes... Mais comprenant sa bêtise, Jôs se reprit étonnamment vite. Mais plus bas ! Je me trouverais bien une grotte, comme un ours."
"Et comment tu mangerais ?"
"Comme un ours, répondit-il, triomphal. Je chasserais et puis voilà."
"Tu ne sais même pas allumer un feu."
"Comme un ours." conclut-il, toujours aussi fier.
Exaspéré, Ren se colla la paume de la main contre le front. Cela suffit à vexer le géant qui, timidement, s'éloigna en prenant le sens inverse du chemin qu'ils avaient entrepris jusque là. Au bout de dix mètres, il commença à regarder par dessus son épaule, recherchant la réaction de son compagnon. Mais il ne cessa pas de s'éloigner pour autant. Après quinze mètres, ses grosses épaules se secouèrent et il sembla que sa stature gigantesque s'effondra pour le transformer en une grosse boule coiffée d'un chapeau de mage. Seuls quelques couinements plaintifs transparurent de cette drôle de transformation.
"Allons... Et voilà que tu pleures ! Un grand gars comme toi !" fit la jeune phalange, d'un air supérieur.
Mais pourtant, il n'en fallut pas plus pour qu'il se lève de son rocher et le rejoigne en quelques bonds sur la mousse moelleuse. Son ton paternaliste disparut alors qu'il reprenait la parole, aux côtés de Jôs.
"Écoute Jôs, je suis désolé. J'aurais pas dû parler comme ça. C'est pas tant ta faute, Jôs."
"Tu me laisseras pas, hein Ren ? Parce que si tu me laisses, je peux pas faire tout ça tout seul."
"Mais non, Jôs. Je te laisse pas."
Une petite main rassurante empoigna la grand épaule du géant, le poussa d'un coup à se lever. Le petit homme fit alors un signe de tête vers le chemin que prenait la cascade. Comme ils n'avaient pas de parcours à suivre, il lui sembla que suivre le courant les mènerait quelque part. Ils n'eurent à marcher seulement une vingtaine de minutes pour qu'une voix retentisse dans le profond de la forêt, s'adressant directement à eux.
_________________ Multi de Goont et de Ziresh
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