La nuit tombait, et Jôs titubait encore à travers la forêt de Cuilnen. Mais il s'était souvenu de ce qu'avait dit Ren. Il fallait suivre les chutes du Ramnen pour ne pas se perdre. Ça, il s'en souvenait, justement parce qu'il l'avait dit. Alors il avait écouté avec attention et au moment où il entendit l'eau couler, il s'y était dirigé. Ce n'est qu'en y arrivant qu'il se décida enfin à se reposer et à panser ses plaies. Il retira les flèches qu'il avait sur son corps avec douleur. Le plus difficile fut de retirer celle qui rejoignait ses deux avant-bras, mais quand cela fut fait, il commença à lécher ses plaies comme une bête blessée. Quand il put enfin écarter ses mains, il constata le corps déformé de la pauvre petite Mü, si fragile.
"Je suis désolé, Mü... J'ai fait ce que j'ai pu..."
Et soudain, elle s'anima. Elle se mit droit sur ses pattes arrière, ses pattes avant sur les hanches, et s'adressa directement à lui, en colère.
"Tu es mauvais, Jôs. Je te faisais confiance et pourtant tu m'as tuée !"
"J'devais le faire moi-même. Sinon c'était les autres qui l'auraient fait..."
"Et qu'est-ce que ça t'a apporté ? Hein ? Tu as dû tuer un quelqu'un et maintenant, Ren va te laisser !"
"Ah ça non. J'connais bien Ren, et il me laissera pas, c'est pas un type à faire ça."
"T'es trop idiot. Tout le monde pense que t'es idiot, et à raison. Il te laissera parce que tu lui apportes que des ennuis."
"C'est pas vrai... On a des embêtements des fois, mais c'est pas ma faute. C'est les autres qui sont venus."
Et d'un coup, la petite Mü prit l'apparence d'un mage gigantesque. Il lui manquait seulement son grand chapeau pointu, que Jôs portait sur lui.
"Je t'ai offert ce chapeau pour lui faire honneur. Et regarde ce que tu fais à Ren. Il doit être en colère. Il va te laisser, parce que tu ne sais pas te débrouiller."
"C'est pas vrai, papy Bör. Il va pas me laisser. Il faut juste que j'apprenne."
"Tu n'apprendras jamais."
Mais d'un coup, une voix bien connue se fit entendre au bas des chutes. Et en un instant, l'image de Bör s'évanouit pour ne laisser apparaître que le corps fragile de la petite Mü. Mais cette vision, pourtant, prit une forme étrange qui sembla entrer dans l'esprit du grand Jôs. Ren débarqua en marchant le long de la rivière. Quand il vit la silhouette de Jôs, ce dernier courut vers lui et le prit dans ses bras encore ensanglantés par les plaies fraîches. Il n'avait pas non plus quitté le corps de Mü.
"Je me suis rappelé ! dit-il, vainqueur. Je me suis rappelé du chemin ! Tu m'avais dit que la cascade ferait qu'on se perdrait pas, alors j'ai suivi !"
"C'est bien." fit Ren, tranquillement.
Et ils s’assirent près des cascades. Ren avait pris un paquetage avec lui, et il en sortit directement des bandages. Sans rien dire, il fit un signe à Jôs pour lui signifier qu'il devait retirer ses vêtements pour guérir ses plaies. Les plus importantes étaient celles à ses bras et le coup de couteau qu'il avait reçu au ventre, mais par miracle, aucune artère ou organe n'avait été touché. Dans la nuit, à la seule lueur de la lune, le jeune homme tentait de coudre des points de suture à son frère, et y mettait un cataplasme d'herbes de guérison quand il en avait fini.
"J'ai fait une bêtise." dit Jôs, honteux, mais encore innocent, et plus tellement certain de se rappeler de ce qui s'était passé réellement.
"Ça fait rien."
"Tu vas me laisser?"
"Non."
"J'vais me trouver une grotte si tu veux plus de moi."
"Non, j'veux que tu restes avec moi."
"J'savais bien que t'étais pas un gars à me laisser."
Les plaies étaient guéries, mais Ren était resté silencieux. Il ne dit rien à propos du crime, il n'essaya pas même de savoir.
"Tu vas m'engueuler ?"
"Pourquoi que j't'engueulerais ?"
"Tu vas pas me dire ce que tu m'as dit ? Que tu voudrais avoir ton propre tipi, que tu aurais fait ce que tu veux... Que tu aurais combattu avec tes loups. Que tu..."
"Fenris m'en soit témoin, Jôs, tu comprends rien de ce qui se passe mais tu retiens tout ce que je dis !"
Le géant se tût alors. Il sanglota mais Ren l'en empêcha. Très vite, il lui dit avec malice :
"J'ai quelque chose pour toi."
Il fouilla encore dans son paquetage, puis il lui tendit une petite boule terriblement douce. Quand elle tomba au creux de l'énorme main du monstre, elle s'étira, et un minuscule mammifère au pelage blanc se montra à lui. Comme la première fois qu'il avait touché Mü, elle lui lécha les doigts. Elle était tellement, tellement plus petite encore. En la voyant, de grosses larmes prirent le géant en otage et sa gorge se serra au point qu'il ne put plus parler.
"Tu savais ?" dit-il avec peine.
"Depuis le début, Jôs."
"Mais... Tu disais que c'était des vermines ?"
"C'est pas tant grave, Jôs. Voilà. Mü avait des petits. C'est le seul que j'ai pu sauver. Une femelle, comme sa mère."
Jôs pleura encore comme un animal blessé. C'était difficile de dire s'il était heureux pour ce cadeau, ou s'il était triste en se rappelant la mort de sa petite rate. Mais maintenant, il pouvait se racheter. Tout en sanglotant, il s'adressa encore à Ren.
"Je croyais que t'étais fâché après moi."
"Je suis pas fâché, répondit Ren, pour la première fois au bord des larmes. J'ai jamais été fâché, tu entends ? Ça, c'est une chose dont je veux que tu sois bien sûr."
Ils s'enlacèrent.
"T'es mon frère, Jôs. Souviens-t'en bien."
Mais leur embrassade ne put durer. Au loin, des torches s’allumèrent et des voix commencèrent à résonner dans la forêt. Dans un bond, Ren se détacha du colosse. Il laissa tomber son paquetage et en tira trois poignards en os d'orignal. Il en garda seulement un et tendit les autres à son frère.
"Prends ça. T'en auras besoin en partant. Ce sont des poignards comme le mien. Tu pourras les lancer si t'es adroit. Je savais que tu aimais le mien, alors je te les ai faits. Et prend le sac, il y a de la nourriture et de graines pour..."
"Pourquoi tu viens pas ? demanda Jôs. Un silence passa encore et il reposa la même question. Pourquoi tu viens pas ?"
"Si je viens, ils vont nous rattraper et ce sera bon pour personne. Et toi, tu pourras pas t'enfuir. Tu vivras pas, tu t'en rends compte ?"
Encore une fois, du silence, mais les voix des elfes se firent encore un peu plus entendre. Jôs tenta de répliquer, mais le souffle lui manquait. Il sentait que quelque chose de grave allait arriver.
"Je peux me battre." dit-il, moyennement convaincu.
Mais son frère le poussa violemment en lui donnant un coup de point sur la poitrine. Il était en larmes.
"Dépêche-toi ! Barre-toi ! Il faut que je te dise quoi, hein ? Je veux plus de toi ! Je te laisse !"
"C'est pas vrai, je te connais, t'es pas un gars à faire ça."
"Je te rejoindrai, d'accord ? En attendant, souviens-toi de tout ce que je t'ai dit pour vivre. Éloigne toi de la cascade et marche toujours dans cette direction, là-bas. Tu finiras par sortir de la forêt et tu pourras partir vers Kendra-Kâr. Tu trouveras une route, tu suis le panneau qui commence par un K. Tu connais cette lettre. Et là-bas, tu m'attends pas. Tu vis, d'accord ? Peut-être que je te rejoindrai, mais m'attends pas pour vivre. Ta bestiole aura besoin de toi."
"Promis ?"
"On a pas le temps, vas-y !"
"Promets-moi !"
Ren se tourna vers les torches, serra le poignard et conclut alors.
"Promis."
Cela suffit au géant. Rassuré, il prit le paquetage en prenant soin de ne pas trop serrer la jeune rate dans son effort. Il mit ses armes à sa ceinture enfin, ramassa le petit corps de Mü pour le mettre dans son sac. Il se dirigea ensuite vers la direction que lui avait indiqué son frère. Derrière lui, Ren fut enfin repéré par la garde de Cuilnen, et il s'engagea dans un combat intense. Jôs ne put en entendre qu'une partie, alors que les sons de ses pas et du vent dans ses oreilles ne viennent l'en écarter. En se retournant, il vit seulement la silhouette de celui qui signifiait tout pour lui reflétée par les torches dansantes et menaçantes. Il ne put que serrer sa rate contre lui en retenant ses larmes, alors qu'il lui semblait abandonner une nouvelle fois un être qu'il aimait.
_________________ Multi de Goont et de Ziresh
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