Encore un peu groggy par le précédent assaut du serpent sur le ponton détruit, le petit dragonnet secoua la tête pour se remettre les rares idées en place. Il fallait dire qu’il n’était guère gâté sur ce point : déjà normalement il n’en avait pas beaucoup, des idées, mais là, en pleine ferveur ludique, rien ne lui passait plus par la tête, qui en plus avait été bousculée voilà quelques secondes. Il resta ainsi immobile sur le ponton pendant un temps, alors que le barbu, de l’autre côté du trou béant dans la passerelle, continuait son jeu bruyant avec le poisson géant, à coups de hache et de cris furieux.
À un moment, il interpella même Tips, en l’apostrophant comme s’il ne le connaissait pas, et comme s’il ne parlait pas la même langue que lui, alors qu’ils s’étaient adressé la parole peu avant dans l’auberge. Évidemment, il avait omis de mettre sa transformation draconique dans l’équation, ce qui faisait que son vis-à-vis ne pouvait bien sûr pas le reconnaître. Ainsi, il tourna sa tête triangulaire vers le rouquin, qui avait l’air de signifier que c’était au tour de Tips de jouer, et que son adversaire n’était autre que le gros serpent vert qui dégoulinait tant d’eau que de bave affamée.
Le dragonnet répondit de manière éloquente par… un grognement imperceptible, qu’il pensait pourtant empli de signification profonde et sémantiquement correcte :
« Grraaaaou. »
Voilà tout ce à quoi Azric eut droit comme réponse du lézard géant miniature. Ce qui se passa après, Tips n’en eut qu’un bref aperçu, car il ne comprit pas tout. Avant même qu’il put se retourner sur son adversaire gigantesque, vu qu’il était en train de regarder le rouquin, le serpent d’eau abattit une nouvelle fois sa gueule béante sur la passerelle sur pilotis, détruisant celle-ci sur son passage. Tips s’était ramassé la gueule de l’animal en plein sur l’échine. Heureusement, celle-ci était fermée, et le choc des lèvres molles de la bête fut absorbé par ses écailles résistantes. Ça ne fut cependant pas le cas du ponton, qui se brisa de plus belle avec fracas, précipitant les deux participants de ce jeu dangereux dans les flots marécageux, et néanmoins profonds, de ce décor singulier.
Dans ces eaux troubles, Tips se sentit juste submergé, perdu, désorienté. S’il se déplaçait sur terre sans trop de problème, et qu’il avait conquis l’air tout aussi bien, ça n’était en rien le cas de l’eau : il ne savait pas nager, qu’il fut gobelin ou dragonnet. Il se débattit donc avec fureur dans cet élément par trop peu utilisé depuis sa naissance, ne fut-ce que pour se laver.
Par chance plus que par dextérité, il parvint néanmoins à sortir de l’eau, dans un flot d’éclaboussures qui ne manquèrent pas d’arroser la barbe rousse du petit être à la hache. Il s’envola vers les cieux au même instant que la gueule grande ouverte le poursuivait, droit vers le haut tout comme lui. Un spectacle surprenant, que de voir un serpent d’eau géant vouloir gober un dragon nain. Heureusement, les écailles humides du dragonnet n’empêchèrent pas son vol preste et agile, qui fut si vif quer les mâchoires énormes se refermèrent dans le vide, dans un claquement sinistre, laissant le petit être vert voler hors de portée du monstre.
Et là, Tips n’était pas content. Ou tout du moins, une frustration infantile venait de lui percer l’esprit : le gros serpent avait triché, car c’était son tour à lui de jouer ! Le nabot roux le lui avait dit, en plus. Alors, sans réfléchir, il fonça sur le serpent qui le lorgnait, griffes dehors, mâchoires ouvertes et dents déployées. Le monstre voyant fondre sur lui un dragonnet, à la manière des rapaces fonçant sur leur proie, évita sans mal l’assaut mal calibré en se tortillant sur le côté, ce qui précipité une nouvelle fois Tips vers les eaux. Les voyant arriver vers lui avec célérité, il fut pris d’un réflexe salvateur et spectaculaire, qui lui fit redresser son piqué au dernier instant, et il remonta vers les cieux après avoir frôlé les flots de justesse, laissant à peine la marque de ses griffes dans les mouvements de l’eau. L’élégance d’un cygne qui décolle, avec la majesté d’un dragon. Dans ce paysage mythique à la montagne surplombant ce village désert et sur pilotis, on se serait cru dans une histoire, dans une légende…
À ceci près que le majestueux dragon, dans son envol spectaculaire, oublia totalement son adversaire, qui fonça sur lui tête baissée pour le gober aussi sec, d’un coup. Tips disparut dans cette trop grande gueule. Le serpent ne prit même pas la peine de le croquer, de le mâcher. Il l’avala tout d’un bloc, le faisant disparaitre de la surface de la planète… La page biographique de ce petit gobelin-dragonnet allait-elle se tourner ? Ce fut en tout cas ce que crut le serpent, son tueur, puisqu’il se retourna avec rage vers le survivant au sang chaud : le rouquin. Et il allait sans doute le gober tout aussi sec. Il en amorça le mouvement, terrible et monstrueux, implacable, affamé.
Mais il s’arrêta net. Une douleur lancinante venait de lui traverser l’œsophage. Et la gorge, tout de suite après. Car dans celle-ci, un trou béant venait d’être creusé à coups de dents et de griffes, et s’en extirpait un dragonnet tout englué de bave dégoulinante. Tips avait perdu toute notion de l’espace, enfermé dans ce boyau sombre, et paniqué, il s’était débattu avec emportement. Griffes et dents avaient percé la chair aux muqueuses douces et humides, jusqu’à en faire gicler un sang gluant et transparent. Apercevant une lueur à travers la peau de l’animal géant, il avait poursuivi son excavation jusqu’à percer un trou énorme dans l’animal, lui arrachant presque la tête pour se sortir de son corps. Alourdi par la bave, il s’effondra sur le ponton, non loin du nabot, et se secoua dans tous les sens pour se débarrasser du gélatineux liquide. Derrière lui, en tout cas, l’adversaire était vaincu. Sa tête pendante retomba en arrière, tout comme sa silhouette désormais sans vie, qui provoqua une petite vague déferlante en tombant lourdement sur la surface des flots.
Le gobelin profita de ce jet d’eau inespéré pour se laver de la substance poisseuse qui le recouvrait, et il posa ses petits yeux sur l’être roux juste à côté de lui, grognant à nouveau symboliquement…
« Grou ? »
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"Le coeur grossier de la prospérité ne peut comprendre les sentiments délicats de l'infortune..."
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