Zaria m’annonce qu’elle m’attendra au campement près de la ville et me conseille la prudence. Je hoche gravement la tête, tenant compte de ses mots.
Nous nous saluons, et je ne peux empêcher une certaine ombre de s’abattre sur moi. Un regard en arrière vers ces quatre personnes qui en si peu de temps ont changé ma perception des choses. J’ai presque l’impression d’observer des compagnons me regardant monter sur l’échafaud. Je secoue la tête et repousse cette macabre pensée au loin et reviens sur l’instant présent, sous la forme de ce Cadi Yangin si assuré de sa toute-puissance. A le voir marcher ainsi, sans se retourner, assuré que je le suive sans pour autant m’accorder la moindre attention, je ne peux douter du genre d’être qu’il est. Le genre d’être que j’ai bien souvent vu chez les miens, chez les personnes à qui l’on donne une once de trop de pouvoir. Oh, ce n’est pas forcément quelqu’un de mauvais, c’est bien trop tôt pour que je puisse en juger, mais c’est quelqu’un de déconnecté des réalités, qui ne voit en lui-même qu’un être supérieur, élu, doté de capacités hors du commun, ou du moins suffisantes pour penser nécessiter un respect profond et sans appel. Et c’est ainsi que les gens réagissent, les hommes s’écartant de son passage comme les flots s’écarteraient d’un homme de légendes, tandis que les femmes, ces simples femmes baissent les yeux, comme si lever sur lui était la pire des offenses. Le sourire qu’il leur adresse, rarement entrevu, me fait crisser intérieurement des dents et c’est le dos droit, le regard braqué sur le turban qui enroule sa tête que j’avance.
Il y a quelques jours, une éternité, peut-être aurai-je moi aussi fait partie de ses femmes qui se prosternent, acceptent leur sort sous ce regard trop fier, mais ce n’est plus le cas. Il fut un temps où j’ai accepté de bonne grâce la main de l’homme choisi par mon père, mais ce temps est révolu, et plus jamais je ne me prosternerai ainsi aux desideratas d’autrui.
Le sorcier nous mène jusqu’à une habitation en dur dans une rue proche de la place. Le fait qu’elle ne soit pas constituée de tentes, sa grandeur et le faste de ses meubles rangent indéniablement mon hôte parmi les notables influents de la ville. Une porte de bois noir s’ouvre pour laisser place à une pièce aux couleurs rougeoyantes, plongées dans la pénombre, comme un cocon, un écrin au loin de l’agitation de Methbe-el. Cette pièce est magnifique, c’était indéniable.
La porte se referme toute seule et je ne peux retenir un léger regard en arrière et à cette lumière qui devient liseré avant de s’éteindre pour nous laisser dans le mordoré feutré de la pièce.
Le Cadi Yangin s’asseoit sur un lit et me regarde enfin, m’invitant à le rejoindre.
L’enfoiré.
La pièce ne contient rien d’autre que le sol, mes jambes ou son canapé pour accueillir mon auguste postérieur. Quelles étaient mes pensées précédentes, déjà ? Ne pas me rabaisser face à un autre être, c’est ça ? Et bien… cela ne me laisse guère de choix. Je m’avance sans un mot et m’assoit à côté de lui, les gestes suffisamment à l’aises pour ne pas laisser paraître mon trouble, mais suffisamment circonspects pour qu’ils ne passent pas pour de l’impolitesse.
Je l’observe prendre une pipe qui s’allume soudainement, comme par elle-même. Hum, quel petit tour qui semble bien pratique, ma foi. Surtout pour frimer.
Il en tire une épaisse fumée qui m’agresse les nasaux avec de la tendre vers moi. Je relève la main, la refusant. Ne tentons pas le diable.
Il me demande alors de lui narrer les raisons de ma venue sur Aliaénon, ajoutant, insidieusement, cela va sans dire, si je cherche à fuir les fantômes de mon passé.
La raclure.
Je ne l’avais pas faite, je crois, celle-là.
Je pose sur lui un regard qui ne fléchit pas, aussi glacial que peuvent être des yeux bleus vifs, si rares parmi les miens qui tendent à la noirceur ou au vert d’eau. Mon désarroi et mes craintes sont enfouis bien, bien profondément au fond de moi, dans la palpitation chaleureuse que je ressens auprès de mon cœur depuis que j’ai touché la clef de sol.
- Laissons le souvenir des sablons de mon désert demeurer sur cet autre monde qui ont vu mes premiers pas, car j’espérais pour d’autres raisons obtenir un entretien avec vous.
Je laisse un léger silence planer, à la fois pour réorganiser mes pensées et pour avoir l’impression de maîtriser un tantinet cette discussion.
- Une ombre menace les miens et utilise votre monde comme agent, et comme terrain de bataille. Cette ombre prend le nom d’Oaxaca et de ses hordes, qui souhaitent fondre sur la cité de Fan-Ming et la mettre à bas, la faire plier pour obtenir ainsi l’accès au portail menant à Yuimen, mon monde. Mais Oaxaca et ses sbires ne répandront pas uniquement la désolation chez les miens, mais également ici, partout ou son ombre pourra s’étendre et sa puissance croître. Aussi je suis venue ici pour discuter de cette situation et aviser, car votre aide, puissants mages de feu que vous êtes, serait assurément déterminante dans l’issue de cette guerre, et comme ses hordes ne tarderont pas s’approcher de vos terres… Une alliance pourrait nous être profitable.
_________________
|