Je suis manifestement tombée sur un groupe des plus inhabituels selon mes standards, mais, le premier instant de tension passé, je ne trouve pas cela si désagréable que ça.
La femme réagit à ma remarque avec des yeux rieurs et je devine un sourire sous le voile noir qui recouvre son visage. J’ignore si c’est ce voile ou ce maquillage sombre qu’elle arbore, mais il se dégage d’elle une aura de mystère, sans doute renforcé par le fait qu’elle soit la seule femme de cette petite compagnie. Le moustachu, cependant, ignorant le nerveux, poursuit avec l’entrain qui semble le caractériser. Il semble plus qu’impatient de m’entendre conter mon histoire et me propose de leur conter directement à eux sans en passer par un grand spectacle, et qu’ils se chargeront de porter mon histoire dans tout le désert, même jusqu’à Neo-Massaliah. Ce n’est pas vraiment dans mes ambitions, mais si cela peut m’aider dans ma quête…
Son enthousiasme est soudainement soufflé avec la même rapidité avec laquelle il s’était éveillé, et il me propose de conter et de danser moi-même pour les Hommes du Désert, car un peu de concurrence ne ferait aucun tort.
Avant que je ne puisse répondre, Marthis, qui semble être décidément le plus posé du groupe et peut-être même la tête pensante – bien qu’il reste encore cette femme dont j’ignore tout – répond à mes demandes. Il m’explique que la règle principale en ce lieu est de toujours respecter ses marchés, ce à quoi j’acquiesce comme si c’était la chose la plus naturelle au monde – et c’est le cas pour les miens et c’est ainsi que l’on m’a élevée. Il m’explique également que la justice est très expéditive à Methbe-el, particulièrement pour punir les larcins et les arnaqueurs. Principalement les arnaqueurs, en fait, puisqu’ils se voient aisément raccourcis d’une tête.
Si je pouvais m’adapter aisément aux coutumes de Methbe-el, il en était tout autrement avec celles de Neo-Messaliah, où il était interdit de regarder quiconque dans les yeux et que les femmes ne pouvaient parler sans autorisation des hommes. Certains clans du désert d’Imiftil avaient le même type de coutumes, mais c’était différent chez moi, et je sais d’ores et déjà que j’aurais grand peine à supporter une quelconque marque de supériorité ou de paternalisme à mon encontre. Il semblerait que les sorciers soient à la tête de l’ensemble et refusent que les citoyens eux aussi les regardent. Misère, dans quoi me suis-je lancée ? Comment peut-on traiter humainement et logiquement avec ce type de personnes ?
Marthis me demande de lui expliquer quels sont mes buts et que contre mes histoires, ils m’aideront à les atteindre, me demandant si le marché est conclu en tendant la main.
- Si mon histoire vous convient et que mes buts sont acceptables par les vôtres, alors le marché est conclu, réponds-je en serrant sa main avec force.
Mon père m’a toujours appris, lorsque je saluais ou concluais un pacte, de toujours avoir une main ferme. Les quatre me proposent de prendre place sur de grands coussins afin que je commence mon histoire. J’acquiesce, non sans ajouter une question :
- Vous dites « nos » coutumes, pourtant les vôtres semblent éloignées des leurs. Ont-ils tant d’influence qu’ils s’imposent ainsi à vous ?
Finalement, je rassemble mes idées avant de commencer.
- Pour que vous compreniez mes buts, vous devez d’abord entendre mon histoire. Je ne suis pas très bonne conteuse, et certains faits resteront crus, mais je suis certaine que vous saurez réagencer ceci pour en faire une belle histoire.
« J’ai été élevée dans l’un des nombreux clans qui parsèment le Désert d’Imiftil du monde de Yuimen. Le Kel Asheara était un vieux clan, renommé, qui traitait ses amis comme des rois et honorait ses ennemis, nous étions connus pour notre hospitalité et pour toujours payer nos dettes mais nous étions également insoumis, invaincus et intraitables. Nous n’avons jamais eu la volonté de nous hisser parmi les plus grands clans du Désert, par trop intrigants, mais nous étions néanmoins d’une importance certaine. Mon père était le Cheikh, le chef du clan. J’avais un frère aîné, et nous étions à deux ses seuls enfants. Une grande partie de nos richesse reposait sur un grand corral de chevaux que nous sélectionnions depuis des siècles, réputés autant pour leur fiabilité que pour leur vitesse et leur endurance. Mais vint un jour où tout bascula.
Je savais que mon visage n’était plus qu’un masque s’apprêtant à se remémorer un passé douloureux.
- C’était un soir. Bahia, la femme qui m’a nourrie et élevée m’a soudainement éveillée, m’indiquant que notre clan était attaqué et que mon frère était déjà mort. En effet, je pouvais entendre les bruits de bataille me parvenir au loin. Nous nous sommes échappées de la tente et nous avons parcouru, subrepticement, les tentes qui nous séparaient de la tente de commandement. Les ennemis étaient déjà dans les rues, et j’ai vu, incapable de bouger, les miens se faire massacrer sous mes yeux. J’ai été élevée dans l’idée que si nous dirigions ce clan, c’était avant tout pour le servir et qu’il passait avant toute chose, avant toute ambition personnelle. Mais je crois que même sans ça j’en aurais été dévastée. Nous nous sommes faufilées dans la tente de mon père, pour n’y trouver que son corps. Il avait été décapité et sa tête avait été emportée au loin, laissant son corps sans vie et bafoué se maculer de son sang. Dans la pièce, il y avait également les corps des membres de sa garde personnelle, que des hommes de valeur. Et puis, mon fiancé… C’est ainsi que j’ai pu voir pour la première fois son visage, il était exsangue, vidé de son sang par d’horribles balafres, à tel point que le sol tout autour de lui était rougis par une couche épaisse qui ne commençait qu’à peine à coaguler.
« Retenant mes larmes, luttant pour rester lucide, nous sommes ressorties. Le camp était en flammes, les gens criaient et les chevaux hennissaient. Une femme fut violemment prise sous nos yeux, tandis que d’autres mourraient. J’avais entre mes mains une épée d’apparat, dont je ne m’étais jamais servie contre des ennemis. Alors nous avons fuis le camp, car nous n’avions pas d’autre solution. Nous nous sommes dirigées vers le corral, où je me suis emparée d’un cheval, mais ma nourrice s’est faite attraper par des soldats ennemis qui l’ont transpercée de leurs lames car elle se débattait pour m’avertir.
Je marque un temps de pause, une boule dans la gorge. Assise en tailleur, j’ai le dos droit, ressassant les images si horribles que je me suis refusée à m’en souvenir jusqu’à présent. Mais les paroles reprennent cependant, intarissables. J’ai besoin de les exprimer.
- J’ai fuis avec ce cheval, assistant au massacre des miens, à la dévastation de mon clan, me promettant de revenir lorsque j’en aurais la force afin de rebâtir les terres des miens, et découvrir qui était l’auteur de ce massacre, car encore à présent, je l’ignore.
Je serre ma robe entre mes doigts jusqu’à ce que leurs jointures en blanchissent.
- J’ai atteint un oasis perdu dans le désert, à la lisière de notre territoire. Je savais l’eau croupie, aussi n’ai-je pas tenté de boire l’eau de la mare qui s’y trouvait pour m’abreuver à un puit, caché non loin. Puis le cheval et moi nous sommes éloignés et j’ai passé la nuit contre son flanc dans l’espoir de chasser la froidure. Au matin, je fus réveillée par un homme, courtaud, se soulageant non loin. A ses paroles, je compris vite qu’il s’agissait d’un des chiens qui avaient massacré mon peuple et qu’il était à ma recherche. Je le suivis, mais le cheval me trahit et il se rendit compte de ma présence. Nous nous affrontâmes sur le sol de cet oasis, moi, simple femmes n’ayant jamais combattu à l’épée et lui, homme féru de joutes. Je parvins cependant à enfoncer ma lame dans son corps, mais je n’en éprouvais nulle joie, nul sentiment d’achèvement. Rapidement, je me rendis compte qu’un homme se trouvait là, mais je parvins à l’achever alors qu’il était dans la pire posture qui soit. Sans délai, je repris mon chemin.
« Pour la première fois de ma vie, je quittais le désert, pour entrer sur de nouveaux territoires, ceux d’une grande ville chez les miens nommée Exech. Une ville sordide, puante, entourée de marécages dans lesquels je ne m’attardai guère car là-bas, j’appris qu’une autre grande ville de mon monde, Oranan, était sur le point de se faire envahir par une force obscure qui parcourt Yuimen. Je ressentais leur future perte comme celle qui me cuisait les entrailles à cet instant. Mon peuple s’était fait détruire, et le leur était menacé de la même fin. C’était plus que je ne pouvais cautionner. Aussi j’embarquai dans ce que l’on appelle un aynore, un gigantesque engin volant qui fend les airs pour nous mener d’une ville à l’autre, traversant les océans et les cieux éthérés. Ce fut une expérience sublime, magnifique et je me sentais tel un oiseau dans le ciel. Arrivée à Oranan, je fus rapidement propulsée sur votre monde à vous, Aliaénon, car la menace qui pèse sur Oranan vient de ce monde, les hordes traverseront le fluide pour se répandre sans aucune pitié sur Yuimen au travers du fluide qui se trouve à Fan-Ming. Sur place, j’appris qu’il y avait un désert sur ce monde, et des hommes valeureux qui le peuplaient, bien qu’ils ne soient guère connus de la cité. Aussi décidai-je de venir quérir votre aide, de la façon qui vous paraîtra la plus appropriée si d’aventure vous acceptiez, car, aussi sûrement qu’Oaxaca, la reine noire qui régis ces armées, s’apprête à se fondre sur Oranan, elle s’en prendra également à l’intégralité de ce monde et le prendra sous sa cruelle férule. Alors je suis venue chercher votre aide, votre soutien. Certaines des créatures d’Oaxaca résistent à tout sauf aux flammes, aussi j’espérais obtenir une audience auprès des sorciers de feu de Neo-Messaliah.
Je marque une petite pause, assoiffée d’avoir tant parlé, avant d’ajouter, une once d’affolement dans le regard que je ne peux retenir, pas après mon récit.
- Mais après ce que vous m’avez dit d’eux… Je ne sais pas s’ils apporteront une quelconque aide. Cependant je me dois d’essayer. Connaitriez-vous un moyen d’obtenir cette audience, quelque chose que les sorciers désirent, peut-être, ou quelqu’un pour parler en mon nom si les femmes n’y sont pas reconnues ?
_________________
|