L'oasis d'Alsimura

C'est encore dans les monts aux pieds des volcans qu'on trouve ce joyau du désert. Née des larmes de Moura et de Yuimen, l'oasis géante d'Alsimura est un écrin de verdure au milieu de la sécheresse.

L'eau ici est comme le reste du désert, immense, immuable et éternelle. Nulle source ne semble emplir ce lac.

Les parois rocheuses se sont modelées au fil du temps, de profondes cascades se sont creusées, donnant un son léger, comme celui d'une flûte.

Vous trouverez de nombreux animaux ici et là, ainsi que des tribus Eruïons en moins grand nombre.

Plus je m'éloigne du sanctuaire, de mon sanctuaire, plus mon coeur se calme. Je ressens comme un soulagement à quitter ce lieu, mais ce n'est rien d'autres qu'une lassitude, triste et déchirante à la fois. Je me sens comme un enfant, chassé par ses parents pour une faute qu'il n'a pas commis. Qu'ai-je donc fait pour que Yuimen me punisse ainsi ? Et est-ce réellement une punition ou un simple nouveau départ ? Aurais-je le droit de m'établir simplement un jour, n'importe où ?

"Ca ne va pas, Gardienne ?"

Il est encore là, lui ?

"Je suis fatiguée..."
"Pas étonnant, vu ce que vous avez vécu."
"Ce que j'ai vécu ? Pourquoi toi tu sais ce que j'ai vécu et que moi je l'ignore ?"
"Parce qu'il y a des choses qu'il vaut mieux ignorer..."
"Sans doute..."

Je le laisse s'occuper de nous trouver de quoi grignoter. L'oasis est fertile, contrairement à la majorité du désert, il saura faire ça sans difficulté. Moi j'ai besoin d'un bain, de me rafraîchir la tête, les idées et surtout le corps. Je me déshabille, oubliant toute pudeur, comme à mon habitude, et pénètre dans l'eau doucement, me laissant envahir par ce froid salvateur. Ma peau est brûlante et couvertes de cicatrices autant que de petites plaies pas tout à fait refermées. La réalité m'en apparaît que plus sordide encore. Vu mon état, il ne fait aucun doute que la tâche de sang dans le sanctuaire vient de moi. Comment et pourquoi sont des questions auxquels la moitié de mon cerveau veut des réponses et l'autre moitié, largement encouragée par ma faera, tient à ce que ça reste bien planquée.

C'est ainsi dénudée et perdue dans mes pensées à flotter sur le lac, avec le bracelet de ma sœur comme seule arme, que je me fais découvrir par un groupe de Shaakt. Ils s'approchent de mes affaires et me pointent du doigt tandis que moi, sous la surprise, panique et coule à pic. Surprise par cette masse aqueuse, ma phobie revient brutalement et je me débats, coulant de plus belle. Je hoquète et bois la tasse avant qu'un éclair de conscience -sans le moindre doute issue d'Anouar qui batifole dans l'eau autour de moi- me fait comprendre que je n'ai plus rien à craindre de cet élément. Le ruban de ma sœur est décidément béni de Moura car je respire sous l'eau, tout simplement. Je n'aspire pas l'eau comme un poisson, je m'en assure d'ailleurs en tâtant, en vain, mon cou autant que mes épaules à la recherche de branchies. Non, je n'aspire pas, je respire, comme sur terre, mais dans l'eau en crachant de jolies bulles.

Rassurée, je me calme et, d'une propulsion sur le fond, remonte à la surface où je vois un Shaakt s'approcher de moi à la nage.

(Là, je suis pas dans la mouise !)
(Rappelle-toi ce que disait la prêtresse Shaakt et arrête d'être paranoïaque deux secondes !)
(Ah oui, deux lieux de paix... Les flancs des volcans et l'oasis; les larmes des Dieux.)

Il s'avère en effet que le mâle est là pour me repêcher. Arriver près de moi, il me demande, dans une langue commune hasardeuse si tout va bien, avant de m'aider à revenir au bord à la nage. Plus je m'approche, plus la jeune shaakt sur la rive me rappelle quelqu'un. En même temps, tous les Shaakts du désert se ressemblent. Mais il est étrange quand même qu'une enfant traîne seule ainsi avec des mâles, même si c'est une femme.

"Vous, ici ?"

Ce visage fin me dit quelque chose, tout comme celui du mâle venu me sortir de l'eau d'ailleurs. Tout en réfléchissant à ce que je vais répondre, je m'approche de mes affaires et, simplement, je remets au doigt la bague offerte par une jeune Shaakt, qui se disait matriarche, à l'entrée du désert. Jeune Shaakt ayant de nombreux points de ressemblances avec celle-ci. Même type de corset en cuir de dévoreur, même yeux violets et violents, même cheveux blancs aux teintes de glaces et même attitude d'ailleurs. C'en est troublant quand soudain je réalise qu'elles ne font qu'une seule et même personne !

"Oh oui, c'est bien vous." dit-elle avec un grand sourire en regardant l'anneau matriarcale qu'elle m'a offert.
"Gardienne ! J'ai trouvé de quoi manger !"

C'est bien sûr le moment que choisi mon compagnon pour revenir, alors que je suis nue (à l'exception d'un ruban, de mon diadème coincée entre deux lianes et d'une bague). Repérant sans doute mon regard vers Earnys, un des gardes de la matriarche vient dresser sa cape entre moi et lui, me dissimulant des regards, me permettant de m'habiller tranquillement.

"Un homme comme esclave ? Je vois que les Sindels savent être intelligentes parfois !"
"Esclave, pas tout à fait. Serviteur volontaire à vrai dire."

La discussion a reprise tout naturellement, une fois tout le monde correctement vêtue, devant un petit-déjeuner assez copieux, entre mes réserves, celles de Earnys, celles des Shaakts et les fruits des environs.

"Que venez-vous donc faire ici, d'ailleurs ? C'est guère courant de croiser deux peaux grises de ce côté-ci du volcan."
"Je venais voir de mes yeux le sanctuaire du Pardon de Yuimen."
"C'est un lieu sacré, qu'il est bon d'avoir contemplé une fois dans sa vie. Nombreux sont ceux de Raynna venus y chercher la paix !"
"Je n'y ai trouvé que guerre et souffrance !"
"C'est que ton destin est plus noir que ma peau, Sindel. Ou plutôt Gardienne, vu que cela semble être ton titre !"
"Que sais-tu de mon destin ?"

Les annales de Zewen m'ont toujours attirée, et d'autant plus aujourd'hui que je doute de tout, de moi, de ma faera, de mon destin et de Yuimen en personne. Je suis prête à écouter n'importe quelle diseuse de bonne aventure, fût-elle matriarche et Shaakt primitive du désert, d'ailleurs. Peu m'importe ses origines, si elle peut choisir à ma place au moins une fois, si elle peut guider mes pas à travers la toile que nous tisse le père des Dieux. Après tout, Zewen se joue sans doute de nous autres mortels, mais s'il a mis deux fois en moins d'une demi-lunaison, une femme capable de m'en apprendre plus sur moi, c'est qu'il doit avoir une bonne raison.

"Pas grand-chose à vrai dire... Mais je peux interroger les ossements pour toi, si tu le désires."

Pour une fois ma faera se tait, tout simplement. Qui ne dit mot consent ! J'accepte volontiers la proposition, sous les grognements de mon compagnon qui décide de s'éloigner pour ne pas voir ce qu'il appelle une mascarade. La jeune fille lance quelques ordres et finit par s'installer sur un tissu orné d'un glyphe qui me semble pour le moins intéressant. Après avoir marmonné des paroles sans trop de sens, elle jette des petits os, de la taille d'os de pigeons ou de poulets qui viennent naturellement se répandre à ses pieds.

(Os de coquatrix, voilà qui est rare !)
(Ca implique quelque chose pour la qualité de la prédiction ?)
(Non, mais ça a assez la classe pour être souligné.)

Bientôt la jeune elfe noire rentre dans une transe en baragouinant des termes incompréhensibles -y compris avec l'aide de ma faera d'ailleurs-, ne voulant certainement rien dire. Avant de me regarder :
"J'ai vu un avenir sombre. Tu as fait un choix récemment et ce choix te tourmente. Tu veux te rapprocher d'un membre de ta famille et pourtant tu ne veux pas lui ressembler. Mais plus que tout, c’est ton esprit lui-même qui te tourmente, il est divisé en deux. Tu sembles partager entre ton devoir et ton instinct. Ton destin te dépasse totalement et tu cherches à retrouver tes instincts primaires, comme ton enfance où tout était simple. Mais tant que ton esprit sera en guerre, tu ne pourras pas trouver la paix et tu iras de combats en combats, de victoires en défaites. Méfie-toi, l'ombre de la mort plane sur toi, je la sens, tenace. Phaïtos te cherche, tu lui as déjà échappé plusieurs fois, mais il te veut. Et si la Mort venait à te prendre avant que tu sois en paix avec toi-même, tu erreras dans les limbes des Enfers. Si la guerre continue dans ton coeur et dans ton esprit, tu sèmeras la guerre en voulant semer la paix. Si tu parviens à te réconcilier avec cet autre toi, alors tu pourras offrir la paix aux autres."

Je reste sous le choc. Soit cette matriarche est très bonne pour discerner ce que ressentent ceux qui l'entourent, soit elle possède de véritables pouvoirs. Et à cet instant, j'ignore ce qui est préférable pour moi. Si cette révélation s'avère juste, il me faut absolument comprendre ce qu'elle entend par une âme divisée en deux, si elle est fausse, elle exprime, à défaut, clairement ce que je sens dans mon cœur depuis que je me suis éveillée au sanctuaire. A nouveau, ma faera préfère se taire, j'ignore si c'est pour me cacher un secret ou simplement pour me laisser faire mon choix, comme avec Leona.

"Et tu lis tout ça dans ces osselets ?"
"Deux tas séparés, ce sont les deux morceaux de ton âme. Deux os séparés avec un tas en-dessous en bataille, c'est ton futur possible. Deux os tout proches l'un de l'autre avec des os rangés, c'est ton autre futur. Les os hors du tapis sont des chemins du Destin qui auraient pu s'interrompre. Six os, donc six fois tu as échappé de peu à la mort. Dont... trois os très loin de la cape, très proches du Royaume de Phaïtos. La première et les deux dernières..."
"Le torrent, le coma dans les montagnes, la rencontre avec l'espion, l'arrivée au désert de l'Est, les Enfers, Sor-Tini... oui, ça fait six fois. Et effectivement, trois fois j'ai dû ma vie à très peu. Les trois fois, ça ne dépendait plus de moi, mais de Sarya, de Cromax et de Yuimen lui-même..."
"La prochaine fois, tu seras peut-être seule... Apprends à connaître tes failles, fais un avec toi-même, parce que tu n'auras pas toujours des gens près de toi."

Nous laissons un silence s'installer entre nous, le temps que j'assimile tout ce qu'elle me raconte, pendant que les hommes discutent plus loin en remplissant les gourdes et les outres directement dans le lac de l'oasis.

(Faudrait lui demander si elle connait un route pour Raynna.)
(Pourquoi, t'as pas un chemin dans tes connaissances ?)
(Non, le seul court que je connaissais, nous en avons brisé le pont.)

Je n'y pensais plus à ce foutu pont qui a bien failli nous tuer. Qu’est d’ailleurs devenu le jeune elfe que j’ai sorti de Raynna et qui m’a accompagné ? N’y est-il pas resté ? A moins que mes souvenirs fassent défaut et que j’étais seule…

"En parlant d'aider, je dois rejoindre un ami en difficulté. Et pour cela, il me faut retourner à Raynna. Mais le seul chemin à ma connaissance passe sous les volcans et le pont est ruiné."
"Tu veux te rendre à la caserne, à la ville ou plus au Nord ?"
"Caserne, c'est là qu'est mon cheval."
"Parce que tu m'as sauvé la vie, je te mènerais aux routes qui surveillent le fort. Nous partons de suite, le temps que je refasse mon sac. Nous serons au col à la tombée de la nuit et au fort le lendemain avant que le soleil atteigne le zénith!"