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Fort de la promesse que j’avais faite à Didon d’aller m’entretenir avec le chef de la GPET pour donner lieu à une solution diplomatique à cette délicate situation, et conscient désormais de ces objectifs : désarmer le quartier général et entamer des négociations plus officielles que par ma simple présence dans leurs locaux, je restai silencieux pendant le reste du voyage. Et mes compagnons d’infortune firent de même. Ainsi, de longues minutes passèrent sans qu’aucun n’ouvrit la bouche, visages fermés par la nervosité, le trac, le stress. Nous allions vivre un événement historique de la cité d’Izurith, sans aucun doute, que la mission soit un échec ou une réussite. Tout l’indiquait : une association entre les rivales hargneuses du pouvoir, la Maison Valaï et la Maison Kartage ; une attaque contre une association terroriste et malveillante majeure croupissant dans l’un des plus dangereux quartiers de la cité ; l’union presque fantasque d’un peuple pauvre, violent et opprimé avec la soldatesque dure et rigide du palais pour vriller un objectif commun ; l’intervention d’au moins un être étranger à ce monde, de plusieurs, peut-être même, si les autres avaient su trouver les voies sensibles de cette géante cité décadente. Un événement historique, oui, d’un monde fort différent du mien, fort lointain. Mon expérience de nombreuses vies ne me servait ici pas à grand-chose, tout comme les connaissances nombreuses que j’avais engrangées, enfouies dans mon intellect, souvent inconscientes pour l’instant. Moi qui rêvait au Sang-Ancien, à la recherche du passé de Yuimen, j’œuvrais désormais bien loin de mes prérequis, à l’avenir d’un monde que je ne connaissais pas la veille. Quelque chose de surréaliste, en somme. N’étais-je pas en train de rêver ? Non, impossible : mes pensées étaient trop claires. Mes sensations trop présentes. Et tout se suivait de manière logique et chronologique, contrairement aux détours éthérés des rêves. Il y avait certes des interventions fantastiques, fantasmagoriques, même, en la présence de cette technologie. Mais je craignais que mon esprit ne soit pas suffisamment imaginatif pour avoir inventé tout ça. C’était bien la vérité que je parcourais. Pas ma vérité, mais la vérité d’autres : les habitants de ce monde. Didon, Colline et tous les autres. Les proches et les lointains. Et aussi celle de ces autres volontaires qui plus que moi, peut-être, avaient intégré ce monde à leur réalité.
Le transporteur s’arrêta finalement, et nous descendîmes de l’embarcation sans demander notre reste. Ce faisant, et avant même de poser le regard sur le quartier qui nous entourait, je détaillai la machine dans laquelle je m’étais jeté tête baissée, et qui nous avait mené jusqu’ici, sans que j’en puisse comprendre le fonctionnement, à la manière des aynores et cynores sindeldi. Un blindage d’acier foncé, des roues de taille humaine recouvertes d’une substance solide, mais tendre et élastique. Des formes complexes, réduisant curieusement le nombre de place à l’intérieur. Encore une preuve de la technologie de ce monde, qui m’était totalement hermétique.
Le constat fugace de l’énormité odieuse de ce transporteur passée, je reluquai les environs. Et une grimace fut malgré moi placardée sur mon visage disgracieux. L’endroit où nous étions arrivés était bien moins propret et sans vie que le centre de la cité. À l’opposé de ça, même, le tout était bien plus organique, mais pas dans le bon sens. La route était large et mal entretenue, parcourue de bosses et de fosses, de fentes et crevasses. Les couleurs douteuses, l’odeur rance d’urine vieillie, la crasse miséreuse se répandant partout comme des mauvaises herbes dans un jardin, une nouvelle bouffée meurtrie me frappa de plein fouet : comment était-ce possible qu’une telle différence puisse être observée au sein d’une même cité, entre le centre impeccablement entretenu et bourgeois, et une banlieue si meurtrie par la pauvreté et le laisser-aller ? J’avais beau connaître les affres de la misère, qui s’entrainait souvent elle-même dans un tourbillon vicieux sans fin, comme la crasse attire la crasse, mais là… Là, ça relevait avant tout d’un manquement cruel d’intérêt pour ce quartier par les têtes pensantes et maisons bourgeoises régnant sur le centre-ville. Seule la Maison Kartage, et ça lui avait valu la réputation ordurière qu’on leur connaissait, semblait s’intéresser aux problèmes de fond de cette zone éloignée de tout, oubliée de tous, négligée au-delà du respectable. Et cette terre abandonnée était aujourd’hui foulée par de bien étranges sbires. Qu’avais-je lancé là comme curieuse opération ? À l’origine de quelle révolution allais-je être porté ? L’union irrévérencieuse de pauvres brigands, trafiquants, brutes et roublards et de soldats entraîné, stricts et identiques dans leur armure normée sans relief ni personnalité. Je n’arrivais toujours pas à déterminer s’il s’agissait ou non d’une bonne chose. Pire : le doute s’insinuait de plus en plus en moi. Si nos objectifs étaient valables, étions-nous réellement bien placés pour imposer une telle force dans un endroit si oublié ? L’étais-je réellement, moi, prêt à endosser cette responsabilité ? Je serrai les poings en avançant aux côtés de Didon et Colline, parcourant du regard ces nombreuses troupes aux attitudes variées, entre la rigidité militaire des officiels, la nonchalance assurée des forces spéciales, et le chaos sympathique des honnêtes criminels de l’endroit. Le tout rendait un étrange spectacle, et j’étais sans doute pour eux parmi ce tout le plus étrange de tous, avec ma peau noire et ma mine difforme, mon arme énorme et mes habits sombres, quoique raccords avec mon rôle en ce monde.
Nous ne nous éloignâmes pas beaucoup du véhicule, trio rapidement rejoint d’un quatrième on ne pouvait plus malvenu : Allan le chien de garde, ayant délaissé son poste à la Maison Kartage pour venir fourrer son sale museau dans des affaires qui ne regardaient en rien un si imbécilement fidèle toutou agressif. Mais je n’eus guère le temps de grimacer davantage de sa déplaisante présence : trois autres nouvelles têtes arrivèrent sans tarder. Et je connaissais l’une d’elle : un des aventuriers venus de Yuimen. Je ne me rappelais plus de son nom, mais remis sans peine son visage humain, cheveux en bataille et barbe de trois jours, l’air assuré de ceux qui ont déjà beaucoup combattu. Un être puissant sur un champ de bataille, sans en douter, qui avait toute sa légitimité ici ce jour. Et qui avait su la prouver à ce monde. Bien, je n’allais pas être seul pour affronter toute cette folie. À ses côtés se dressaient deux demoiselles dont j’ignorais encore tout. L’une d’elle était blonde comme les blés, couverte d’une combinaison luisante entièrement noire, arborant sur sa gorge une échancrure provoquante laissant apercevoir les contours galbés d’une poitrine qui n’avait rien à envier à celle de Tina. Le charme de l’autre n’était pas en reste, avec une chevelure blanche retenue par un diadème bleuté, une combinaison de combat noire aux jointures rouges moulant son corps fin et souple. Le yuimenien avait, lui aussi, réussi à bien s’entourer. Encore qu’entre Allan le boiteux et Colline le jeune ténébreux mal assuré, je n’avais clairement pas l’âme d’un vainqueur. Par chance, Didon rattrapait les apparences.
La blonde fut la première à parler, et se présenta comme la nièce de Didon, et donc fille d’Elysha Kartage. La blondeur de ses cheveux était un signe que j’aurais pu remarquer comme un héritage génétique flagrant. Elle donna le nom de l’aventurier, Lelma, et laissa sa tante présenter le reste du monde. La blonde se nommait Elysséa, et la blanche Jenoah, propre fille de Didon. Les sœurs Kartage savaient bien masquer leur âge, car elles avaient l’élégance de jeunes pousses à peines fleuries, et pourtant étaient mères d’autres jolies plantes déjà bien formées. Colline, les saluant prestement, décida d’entrer au plus vite dans le vif du sujet. Didon matriarche sur ces lieux, prit la parole d’un air assuré. Elle décrivit la base ennemie comme proche et aux aguets. Une telle exposition de force ne passait sans doute pas inaperçue. Le plan était simple, pourtant : approcher assez près pour dissuader les défenseurs de commettre l’irréparable en lançant un assaut suicidaire contre nous, et me permettre de gagner leurs rangs pour que les discussions commencent. Ainsi, Didon déclara à tous le rôle que j’allais avoir, me mettant sous le feu direct des projecteurs, et au centre de cette intrigue. Aussi, lorsqu’elle demanda des suggestions d’approche, et quand bien même je devais avoir moins d’expérience militaire que chacun ici, sous mon apparence actuelle en tout cas, je m’empressai néanmoins de donner mon avis.
« Il faudrait cerner le bâtiment où ils se terrent pour empêcher toute tentative de fuite. S’il existe des tunnels et souterrains connus, il faudrait également en surveiller les sorties : nous ne pouvons-nous permettre de les laisser nous échapper. Avançons de concert sans attaquer directement, marquant juste notre présence. Didon, vous avez le contact de leur tête pensante, n’est-ce pas ? Vous serait-il possible de le contacter, une fois que nous serons bien en vue de leur quartier général, pour lui commander de laisser un Etat-Major s’approcher afin que des discussions puissent commencer ? Si je mènerai seul ces négociations, dans un premier temps, sera-t-il possible de m’accorder une escorte suffisante pour assurer mes arrières ? Faible en nombre, mais suffisamment impressionnante pour qu’ils sachent ne devoir rien tenter. Le sieur Lelma et Yumiko Kobayashi, par exemple, si aucun autre rôle ne leur échoit pour le moment. »
C’était le meilleur moyen pour moi aussi d’avoir un œil sur la machine de guerre Kobayashi, cette jeune femme qui à elle seule pouvait faire pencher la balance de la menace en notre faveur, mais à l’origine douteuse puisque fille de Shizune, retorse à bien des égards depuis notre arrivée en ce monde. J’attendis la réponse de mes pairs, me tenant prêt à agir comme je l’avais décrit si personne ne s’opposait à mon plan d’action.
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