L'éternité est restée suspendue entre ces deux bâtiments, une seconde, mais pourtant de quoi voir mille images dans ma tête. Mon enfance, heureuse, aux côtés de mon frère, dans les rues de Surana, où nous vagabondions une grande partie des chaudes heures d'été, courant à tout va, profitant des instants de paix à l'ombre des pins et figuiers. Plongeant dans cette mer des merveilles, qui change de couleur au gré des heures qui passent, nageant dans les vagues et les embruns. Ivres de chaleur et d'insouciance, ne sachant en rien des malheurs du royaume, des soldats qui partent loin au nord et ne reviennent jamais, de ces mères qui pleurent un fils, de ces femmes, veuves trop tôt, qui n'ont plus de larmes pour pleurer leur homme, tombé pour notre innocence. Nous avons payé notre dette, nous avons payé le prix de sang.
A combattre sans répits, taillant et tranchant l'ennemi, bousculant les lignes, progressant à travers la boue et les cadavres. A charger d’une seule voix, mille cavaliers fondant sur ces soldats, les brisant, les perforant, les déroutant. Un seul homme avait réussi l'exploit que tous le suivent aveuglément. Mon frère Naren, héros par-dessus tout, stratège et combattant hors pair. Je le revois encore, reprendre la ville de Naelyan, la joie des hommes qui savaient que cette prise leur garantissait la paix et la prospérité pour des décennies. Haut étaient porté les bannières, sur chaque tour, même les plus abimés par les combats, flottant au plus haut le symbole du royaume, entouré de la myriade d'étendard des familles nobles. Et pourtant pas un seul de notre famille, les Noteema, nous qui n'étions que de la petite bourgeoisie naissante.
Nous n'avions pas compris, nous ne comprenons toujours pas ce qui nous a fait basculé... Naelyan a été reprise, les créatures sont arrivées, non pas les Thuys tel qu'on a l'habitude, sortes d'humains barbaresques, mais bien d'horribles monstres humanoïdes. La première vague nous a submergée, ils étaient si nombreux, si agile, grimpant les murs. Nous les fauchions par dizaines, mais ils nous ont étouffés par le nombre. Alors ce sont les plus forts qui sont arrivés, de vrais guerriers puissants, de couleurs variant du vert sombre au noir. Nous n'avions jamais vu cela. C'est maintenant que je comprends, Sektegs et Garzoks ont attaqués notre royaume, mais qui était derrière tout ça ? Est-ce Oaxaca, est-ce possible ? Les dates ne collent pas. Rien ne semble cohérent.
Je reste choqué par les images que je vois, cette stupide guerre nous a tant coûté, tout ce que nous voulions c'est de vivre en paix, et courir, courir à perdre haleine dans les rues de la ville, des nués d'enfants à nos trousses. Pourquoi tout ça, pourquoi ? Et puis tu as disparu mon frère, dans cette fuite éperdue pour rentrer chez nous tous les deux, tu es tombé dans cette gorge encaissée, en voulant me défendre face à une embuscade des Thyus. Je ne t'ai jamais revu et je n'ai pas compris ce qui a fait que tous nos ennemis soient morts après ta chute, happés et brûlés par une force qui m'a épargnée. J'ai erré, cherché un but à ma vie. A Surana, on m'a rendu responsable de ta mort, on m'en voulait, comme si je t'avais tué... S'il savait à quel point je m'en voulais. L'espoir était parti, ce n'était qu'une histoire de semaines, de mois peut-être, pour que tout ce que nous avions battis soit mis à terre par l'ennemi. Les flots entreraient, les vagues submergeraient des siècles de civilisations, mettant à bas tout ce que nous connaissions du vaste monde, sans espoir d'en réchapper.
C'est alors qu'il est arrivé, l'espoir, par un homme à la stature impressionnante, Anéhios, un Dieu parmi les hommes. Une seconde chance, une rédemption, l'accueil d'un maître qui ne juge pas, un maître qui sait faire ressortir le meilleur de soi. C'est là que j'ai pu croiser tant d'amis dans ton immense communauté en plein cœur de la ville, adossée au Temple du Feu, tu recueilles ceux qui n'ont plus de famille pour les accompagner vers la vie adulte. J'ai vu là le meilleur de l'homme, mais aussi le pire avec Nayla, sauvée des griffes de la secte qui cherchait à la tuer, sous prétexte de purifier le monde. Le bonheur avec elle n'aura pas duré longtemps, nous avons dû fuir à la fois les Thyus qui se sont infiltré en ville en secret et la secte qui voulait récupérer son bien, leur sacrifiée. Et après tous les enseignements d'Anéhios, il y avait une piste que je devais explorer... Une porte se cachait dans les gorges où était tombé mon frère... Anéhios m'a aussi confié une mission secrète pour protéger tout ce que nous connaissons, et à trois, nous sommes parties, loin, fuyant la ville et ses dangers.
La vérité... Nous la cherchons et elle nous échappe toujours. Je me vois atterrir sur ce toit en un mouvement fluide, tout mon corps est fixé sur l'objectif. De mon côté gauche, Jenoah attrape l'homme par surprise à la gorge, sans qu'il ne puisse esquisser un seul mouvement, puis lui brise le nez par une technique martiale, le neutralisant juste après qu'il ait pu lancer un petit cri d'alarme. Il tombe au sol au ralenti, visiblement mort sur le coup. De l'autre côté, Elysséa arrive au côté de son adversaire et avec ses mains semble se concentrer pour libérer un puissant sort de foudre, une boule d'éclairs se formant dans sa paume. Mais l'homme esquive non sans mal l'attaque qui se dirigeait vers sa tête. Ma cible, voyant le mouvement de recul de son homologue, se retourne et voit mon attaque qui le vise et parvient à reculer pour éviter mon coup.
Yuimen... Yuimen me revient violemment à la tête. Par une arrivée délicate sur ses terres, blessé et malade, à l'agonie. Je suis resté longtemps à être veillé par une famille d'un petit village de pêcheur près du lac d'Hynim. Mes deux compagnons, dont Nayla, sont partis en me laissant pour mort, je ne les ai jamais revus depuis. Mes forces sont revenues et je suis allé vers la grande ville, Kendra Kâr, sans but réel, comme poussé à découvrir, n'ayant aucun choix de retour. La ville est à la fois si différente et si proche de mes terres, il y a des hommes oui, très semblables à ceux de Surana, mais aussi d'autres races : des Hinions, de Torkins, des Sinaris. Là j'ai pu apprendre par les rumeurs que mon frère était dans cette ville, mais ses fonctions martiales l’envoyaient dans tout le vaste royaume. Et une quête sans fin pour le retrouver a commencée. Les dieux ne l’entendaient pas ainsi, et des rencontres inattendues ont bouleversées ma vie. D'abord Aakia, une faera qui en sait plus qu'elle ne le dit, puis Seyra, une enfant sauvée de justesse dans l'attaque d'un village Ynorien par des forces Garzoks qui cherchaient des esclaves. Nul ne pouvait imaginer qu'elle deviendra ma fille par la loi d'Ynorie et son Conseil, ni qu'elle se révèlerai aussi indispensable dans l'histoire de Yuimen. Enfant de Gaïa, elle cache des pouvoirs insoupçonnées, réveillés par l'apparition d'Oaxaca.
Et puis un combat titanesque contre le frère de Seyra a ruiné mes espoirs et j'ai perdu la confiance de Gaïa elle-même qui m'a pris ma fille et l'a réfugiée sur Nyr' tel Ermansi. Je n'ai émergé d'une longue lutte qu'il y a peu et entrainé par ma sauveuse, la voyageuse Caffreen. Caffreen, nul mot ne pourrait la qualifier. Cet être exceptionnel, issu d'un temps et d'un monde peu concevable, est là pour moi, pour m'aider à dépasser mes limites afin de prouver aux Dieux que je suis digne de protéger ma fille. Elle passait son temps libre à m'enseigner des techniques étonnantes et à me renforcer, et le reste du temps sur Nyr' a entrainer les enfants de Gaïa, dont ma fille Seyra. Je ne comprends toujours pas ce qu'elle a vu en moi, mais moi je vois en elle un monde infini. Telle une déesse, elle se déplace à la vitesse du vent. Précise, elle pique là où elle a décidé. Ses enseignements sont riches, intenses. Je me rappelle, je sais. Je n'y étais pas arrivé, pas encore...
Le temps reste suspendu dans les airs, je ne suis pas encore arrivé sur ce bâtiment et je sens mes pieds picoter et toucher comme si j'étais déjà sue le sol, comme les pieds dans du sable fin... Mais ce n'est pas le sol. Mon arme sait où frapper, je le sais aussi. Tout mon corps est comme en feu, focalisé sur une seule cible. Ça y est, j'ai trouvé comment y parvenir, inconsciemment. Mille fois j'ai essayé, mille fois tu m'as montré, patiente comme toujours. Acquérir la rapidité, se servir du vent, se projeter et profiter de la vitesse pour frapper sans que rien ne puisse arrêter le coup. Concentrer, visualiser la pointe, savoir où frapper. Coordonner ses mouvements, avoir confiance en ses capacités. Débloquer les possibilités, croire en ce que l'on fait. Et puis le choc. Violent, terrible, la rapière entre dans le corps de l'homme comme dans une gelée, brisant son armure en des milliers d'éclats, le tuant sur le coup. Mais sous la fureur du moment, je ne m'arrête pas et glissant littéralement sur l'air je poursuis avec mon élan et embroche net le second homme qui n'a pas compris ce qu'il se passait. Ses yeux s'éteignent dans l'instant, percé lui aussi de part en part par ma rapière qui a projeté derrière son corps le sang en une gerbe impressionnante, mêlé à des éclats de métal de l'armure détruite.
Je suis tout tremblant à la réception, mon épée plantée dans deux hommes, avec des dégâts colossaux. Jamais je n'avais imaginé pouvoir arriver à maitriser ces deux techniques. Mais les ai-je maitrisées réellement ? N'est-ce pas de la chance sur le moment tout simplement ? Je reste très étonné et je vois les deux cousines qui le sont tout autant, sans doute n'ont-elle jamais réalisé qui j'étais ? Mais Jénoah nous fait retrouver la réalité et disant d'y aller et elle se dirige vers une porte de métal. J'extrais alors ma rapière d'à travers les deux corps morts et les voit tomber au sol tel des bouts de bois... Ensanglantés. Pourtant leur armure aurait dû arrêter n'importe quel coup d'estoc, mais rien, brisées chacune, comme si un impact d'une vitesse incroyable les avait percutées sans leur laisser la moindre chance. Tuer est toujours désagréable, sans doute ces hommes avaient une famille et une bonne raison pour défendre leurs idées. Et pourtant, parfois, il faut dépasser tout ça pour progresser. Ainsi va la vie et la mort, mais je ne suis pas fier de laisser derrière moi ces corps sans vie. Trop de morts cette journée aura, nous ne devons pas jouer avec la vie des autres ainsi. En quelques secondes, avant de rejoindre les deux cousines, je fouille les cadavres à la recherche de tout ce qui pourrai nous être utile. Elysséa suit sa cousine, et j'emboite le pas, toujours fortement perturbé par mon double meurtre. Nous descendons quelques marches et débouchons dans une grande pièce où il y a beaucoup de sorte de bureau avec d'étranges machines dessus, chaque table étant strictement identique à la suivante. J'ignore à quoi peut servir ce genre d'endroit, mais je m'en moque, on doit progresser et surtout se méfier des dangers qui peuvent survenir n'importe quand. Personne dans cette grande salle, nous traversons quand un tremblement nous arrête, en alerte. Tout a été secoué, des objets sont tombés, de la poussière tombe du plafond. Un cri, loin en contrebas, indique que si elle fait ça de l'intérieur, le bâtiment tombe en un quart d'heure seulement et qu'ils seront tous morts pour rien. Cette voix c'est Yumiko Kobayashi, la jeune femme modifiée du clan Kobayashi, sa voix a porté jusqu'ici et sa force énorme pourrait venir rapidement à bout du bâtiment. Jenoah déclare qu'elle préfère l'avoir de son côté et demande à sa cousine si l'ordinateur central est là. En effet, je la préfère de mon côté, mais j'appréhende déjà le fait qu'il y ai des chances que nous nous affrontions, ne serait-ce que pour percer le mystère du Canon, cette arme qui fait peser sur ce monde, un trop grand danger de destruction.
Elysséa pense que cet ordinateur doit être dans un des bureaux fermés face à nous. Est-ce un endroit important qui va nous permettre de supprimer les défenses du bâtiment. J'aurai aimé l'aide d'Aakia, mais depuis le début sur ce monde, elle a été discrète et me laisse tâtonner pour apprendre mieux. Nous nous approchons des portes, mais alors que nous allions rentrer dans un de ces bureau, l'ascenseur s'ouvre et libère ses occupants. Jenoah a juste le temps de me happer en me tirer à l’abri des regards des nouveaux venus. Derrière les rideaux nous détaillons les arrivants. Un homme très agité et en nage, parle fort et assène des reproches à une femme des plus étranges. Vêtue d'une combinaison violette qui lui cache jusqu'à son visage, tout son être irradié d'une aura violette qui aurait effrayé le plus téméraire. L'homme est désespéré par l'arrivé de Yumiko et les dégâts qu'elle inflige au bâtiment. Il ne sait plus quoi faire, se sentant déjà perdu, conscient que ses hommes vont se sacrifier pour rien. Nous apprenons ainsi le nom du dirigeant de la GPET, il s'agit de L. Et l'homme dans la grande salle s'appelle F. Si on en croit les noms de codes, c'est un des dirigeants qu'il y a là. La femme a un ton détaché, neutre, comme si rien ne pouvait la troubler. Par contre elle nous trouble elle de plus en plus, je n'arrive pas à savoir ce qu'elle est, d'où elle vient, qui elle est...
L'homme est vraiment au bout du désespoir et s'en prend à la femme, lui crachant qu'elle n'est qu'un robot, qu'elle est ce qu'ils combattent et qu'elle ne comprend rien à la cause. Ce qu'elle réplique avec calme qu'il a raison, qu'elle ne partage pas sa cause, mais qu'elle veut voir tomber le gouvernement encore plus qu'eux. L'homme enrage et la chasse en lui disant de les laisser mourir entre humain. Sa rage et sa colère sont totales face à cet être qui choisit à cet instant de les laisser, n'étant plus la bienvenue dans leur organisation. Soudain nos regards se croisent, elle sait que je suis là, elle me voit à travers le mur, comme en plein jour. Je suis repéré, un léger sourire se devine sur sa face, ce qui me trouble profondément, un mélange de peur et d'excitation. L'homme lui, sort son téléphone et hurle qu'ils sont prêts à mourir dans l'honneur. Il y a une ouverture, alors que la femme se dirige vers l'ascenseur pour partir loin de ce lieu voué à être poussière. Jenoah me presse de décider sur quoi faire, sans doute les cousines sont-elles mortes de peurs par l'apparition des deux personnes.
Je me décide alors à tenter le tout pour le tout, trop curieux, je veux savoir qui est cette personne et ce qu'elle pourrait nous apporter. Je chuchote alors aux cousines. "Jenoah, Elysséa, j'espère que malgré tout ce qui va se passer, vous me ferez confiance jusqu'à la fin. Je ne trahirai pas, mais faite moi confiance, quelques soit les situations, quelques soit les apparences, je défendrai votre monde et espère faire de mon mieux pour cela." Contre toute attente, je sors du bureau et vais au-devant de la femme, d'une allure assurée. Je lui déclare sans faillir : "Je suis là !".
2600 mots
_________________
|