<<Une journée après qu'ils eurent quitté le temple de Yuimen et Barbanfeuille lui-même, le seul, l'unique, voilà les lutillons bouchenais sur la route pour les Duchés – car il faut bien dire, cette fois, qu'ils l'avaient trouvée sans autre insidieux incident. Et alors ! laissez-moi vous conter la plaine équarrie aux quatre vents qui s’étendait au-devant de la compagnie d’écuyers inexpérimentés susmentionnée, la même qui devait en toute logique les mener vers leur destinée : devenir Chevaliers-Lutins, ou périr en chemin – hé ! Faut pas croire tout ce qu’on vous dit, hein ! Sitôt levé le camp de bon matin, voilà que déjà les deux archi-cousins de Pépin commençaient à l’embêter, en lui faisant croire, entre autres, que oui, pour de vrai de vrai, ça sentait la clémentine ; et lui de s’écarter du rang pour en chercher la source, et le régiment de se désorganiser, de hurler et de sautiller partout… Tout ceci, on le comprend aisément, à l'agrément plus ou moins manifeste du Capitaine, qui, monté sur sa buse trottinant gaiement, jetait des coups d’œil en arrière en s’arrachant les quelques rares cheveux qui lui restaient.
- Hé ! Capitaine ! Quand est-ce qu’on arrive ?
- Hééé ! Capitaine ! J’ai faim !
- Capitaiiine ! Il me martyriiise !
- On va où déjà ?…
Oui, vraiment, c’était une magnifique journée qui commençait pour le régiment de Fauche-le-vent. Et ce ne fut pas mieux, veuillez m'en croire, à la nuit tombée : lorsque le Capitaine s'enquit de faire un rapport mental de la journée, il tomba, exténué, étalé de tout son long sur une vieille souche. La journée avait été pour le moins traumatisante, mine de rien, et il faut bien le dire : d’abord, le soldat Tautogramme avait failli être jeté dans un fourré d’orties par le soldat Teutobourg, et il s’en était fallu de peu pour qu’il dût se faire rapatrier à Bouh-Chêne. Heureusement, Fauche-le-vent était arrivé juste à temps pour le sauver de ce carnage par un envol sublime de l’hagarde Calicute. Fatiguant. Puis, comme par hasard, la buse avait dévié de sa route à cause d’un jet de galets bien pensé, qui l’avait effrayée et qui l’avait fait partir au quart de tour, faisant au passage choir les bâts qui lui étaient harnachés et renverser la moitié du matériel sur la route. Épuisant. Alors, le soldat Calembredaine, Calembour de son prénom, n’avait pas trouvé plus drôle que de se faire passer pour presque mort, simulant une blessure due à une arme tombée des sacoches. Harassant. Bref, une journée absolument délicieuse avec les marmots héroïques de Bouh-Chêne, qu’il fallait encore faire manger, et instruire, et entraîner, et mettre au lit, et...
Ce n'était pas gagné, car le premier badaud qui serait passé par là et qui aurait jeté un coup d’œil au régiment aurait allègrement constaté l’ampleur du désastre : ça courait, ça chahutait, ça chantait à tue-tête – « une Lutine à aimeeer ! » Certes bien mignons, ces petits trublions, mais :
– SOLDATS ! Au travail ! Un peu de sérieux, bande de glaires de trolls ! Qui monte les tentes, ici, par tous les sangs ? Soldat Métalepse, corvée de feu ! On ramasse du bois ! Soldat Trucarion ! A l’exercice ! On se bouge on se bouge on se bouge !
Et tandis que Calembour ramenait fièrement la luciole nommée Glaire-de-troll à son Capitaine adoré, Pépin surgissait de ses pensées en entendant rugir son nom. Mais que faisait-il donc alors que tous regagnaient leur poste ? En déballant ses affaires, il avait trouvé des objets étranges qui ne lui appartenaient pas, et qu’il était certain de ne pas avoir mis dans son sac. (Etrange…) Et il comprenait du même coup la raison de ce poids monstrueux qu’il avait dû supporter toute la journée durant, et qui lui avait donné tant de mal. Éparpillés partout autour de lui se trouvaient au choix un ruban satiné ou une couronne de pâquerettes tressées au parfum délicieux – de quoi, donc, causer grand mal pour porter un sac, à n'en pas douter. Tout cet amas d’objets effarait et déboussolait ce pauvre Pépin, qui ne comprenait pas pourquoi il aurait mis dans ses affaires un pot de poudre de riz – pas plus que le reste, soit dit en passant. Aussi, le lutin, que la stupeur faisait balbutier et dont l'esprit quelque peu limité ne pouvait résoudre ce mystère opaque, s'en fut sans demander son reste à la place où l'avait mandé Fauche-le-vent : devant tout le monde.
Et même si, quand Pépin arriva devant son Capitaine, il avait encore en tête cette fâcheuse histoire d’artefacts inconnus, et que toutes les questions que cela lui posait créaient de véritables rouages qui paraissaient râper les parois de son crâne en lui donnant une migraine atroce, il n'omit pas de prendre la posture la plus féroce face à son nouvel adversaire – adversaire, qui, quoi que le lutillon n'en dît rien, lui collait dans ce genre de circonstances une trouille terrible. Car quand bien même la cible était un mannequin de paille à bonnet rouge, restait que le juge était bien Fauche-le-vent. C’était la deuxième fois qu’il passait à l’exercice devant ses compagnons, et autant dire que la première fois ça ne s’était pas très bien passé… mais ceci est une histoire qu’il ne serait pas bon, pour l’intégrité du héros, de narrer ici.
C'est donc ainsi que, le cœur battant la chamade, Pépin resserra les sangles de son plastron d'écorce. Aujourd'hui, il allait tenter le lancer, et la guirlande de sourires mutins qui égayait la ronde de ses amis novices augurait un spectacle plus clownesque que chevaleresque. Une dague en bois à la main, Pépin se dandinait devant les lutillons rassemblés dans la lumière crépusculaire, histoire de rendre sourde sa peur. Après tout, n'était-il pas à un brillant devenir ? A l'instar de Ganache Hécamoustache le Hardi, ou du grand Pourfendragon, il parcourrait un jour les lais de son prénom. En cet instant-là l'angoisse le disputait à l'euphorie, et il brandit son arme de pacotille rafistolée mille fois par Fauche-le-vent comme si elle avait été d'acier véritable, dans l'espoir qu'un jour (un jour où il serait moins dangereux) il brandirait tout pareil son kunai à lui tout seul. S'il avait des étoiles dans les yeux et des papillons dans le cœur, en face de lui le Capitaine restait impassible. Impassible... ou un tantinet inquiet.
– Allez, petit, un peu de sérieux et on y va.
– Oui, M'sieur !
– Souple, le poignet. J'ai failli y perdre un œil, moi, la dernière fois.
– Désolé, M'sieur !
Il connaissait cet enchaînement simple, il l'avait déjà essayé la fois passée. Mais alors, de là à le réussir ! C'était un tour parfait en combat, génial à utiliser par surprise, à un moment où l'ennemi croyait vous avoir désarmé : vous tiriez une seconde lame sans qu'il le vît, et le changement de technique vous donnait l'avantage le temps d'une seconde – comme quoi Pépin retenait mieux les leçons de Fauche-le-vent que les laïus sur les dieux et les temples dans le ciel et tout ça... Le lutin eut, contre toute attente, une pensée pour le Grand-Cornu-Yuimen-au-Citron avant que de commencer, et en fait cela lui paru être d'un épique de rigueur. Et en même temps, les tartes au citron meringué...
(Miouuuuum... !)
Son petit cœur en frétillait encore lorsqu'il dégaina sa dague en prenant Fauche-le-vent par surprise. Malheureusement, son arme alla d'un coup sec valdinguer dans les herbes hautes sans même effleurer le mannequin, occasionnant un mouvement de recul chez les novices comme chez le Capitaine, qui esquissa un sursaut.
– Ouuups... Euh, désolé !
– Ahem, hum, oui, bon, faites attention Trucarion.
Dans la tête de Pépin défila soudain un kaléidoscope d'images où Fauche-le-vent avait failli perdre qui une jambe, qui un bras, et même parfois un de ses yeux, à cause de sa prestation désastreuse à lui. Mais finalement, il n'en concevait pas beaucoup de remords (un peu quand même), tous étouffés qu'ils étaient par le bonheur d'apprendre, et surtout d'utiliser des trucs dangereux sans se faire enguirlander par sa maman. Alors il se contentait de sourire à Calembour et Gaudriole, de l'un de ses sourires naïfs et teintés de la plus belle espèce de mignonitude qui fût, tandis que le premier pointait son pouce en l'air avec un clin d'œil, et que le deuxième restait coi mais comme tout submergé par une espèce de fierté taciturne. Pépin remua son popotin pour s'assurer de sa prise dans le sol, jambe droite en avant, poids en arrière, et main gauche faisant tressauter sa dague, sur le visage un air d'aldryde en colère et les crocs découverts.
– Trucarion, dit Fauche-le-vent d'un air circonspect, vous ne surprendrez pas beaucoup d'ennemi comme ça...
– Ah non ? Bon...
Alors le petit expérimenta plusieurs positions, sous les fous rires et les vivats du cercle lutin. Il apprit tour à tour qu'on ne tournait pas le dos à un ennemi, qu'on ne lui tirait pas la langue pour le distraire, et qu'on ne prenait pas la posture de la Grue-Maligne-d'Oranan parce que, apparemment, c'était bizarre. Il courut aussi trois ou quatre mille fois pour récupérer sa dague malencontreusement perdue au loin, et la lança avec énergie presque autant de fois. Au bout d'une heure d'exercices, Fauche-le-vent ne sursautait même plus, et il y avait même eu des moments où Pépin avait cru le voir s'assoupir debout. (Non... J'ai rêvé, hein ?) Il se fit la même réflexion intérieure lorsqu'il vit un sourire malicieux illuminer subitement la face du Capitaine... mais en fait non, ce n'était pas une impression. Pas du tout.
Avec tout ça, Pépin ne remarqua même pas que Fil venait de disparaître de la ronde lutine.
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