Ils ne restèrent que quelques minutes mais elles me parurent des heures. La tension palpable dans le groupe se brisa sur une moquerie du chef sur celui qui, de toute évidence, c'était trompé. Des rires gras fusèrent avant qu'ils ne repartissent. Je vis cependant dans les yeux du vieil orque qu'il savait ne pas s'être trompé et sa fureur devant la honte que lui infligeait son supérieur. Ils se dirigeaient plein Sud, pour longer les côtes pensai-je, mais ce dernier observait toujours les alentours, certain de son intuition. Une fois le nuage de poussières qui suivait le groupe masqué par la colline, je me risquai à descendre de mon arbre. La lune voilée par des nuages ne délivrait pas assez de lumière pour que ma vue fut parfaite mais mes capacités naturelles me permettaient toutefois d'évoluer avec précaution de cachette en cachette. En effet, il me semblait plus pertinent de me mettre souvent à l'abri. Je choisissais ainsi un refuge à portée de vue, courait pour l'atteindre, observait autour de moi et répétait l'opération.
Cette façon d'opérer me permit de ne pas me faire repérer lors du retour des mêmes orques quittant les côtes pour retourner à leurs quartiers. Je l'entendis passer le léger vallon qui surplombait le rivage est donnant sur l'Océan tandis que je ralentis le rythme vers un buisson qui ne devait être qu'un voile temporaire. Je m'y précipitais et découvris avec peine qu'il était bourré d'épines longues comme mes griffes. Je priai ardemment la douleur de ne pas ordonner à mes cordes vocales de lâcher tout ce qu'il leur était possible et pris la position la moins désagréable possible. Je patientai ainsi dix minutes durant. Ces balourds ne se précipitaient pas, ils avaient ralenti fortement leur cadence. Dans un concours de virilisme, roulant des épaules, crachant par terre et criant plus fort que le voisin, ils avançaient péniblement, cliquetant ça et là de leur barda sur le dos. Plus question de chercher qui que ce fut, ils n'espéraient que le repas immonde et la bière amère et tiède qui les attendaient au campement. Ils ne se doutaient pas qu'à une vingtaine de pas d'eux, je contenais avec rigueur ma souffrance, espérant avec ferveur leur départ rapide qui n'en pouvait plus d'être retardé. Heureusement, cette fois-ci, ils ne s'attardèrent pas sur ma position. Leur sueur puante due à l'effort qu'ils venaient de fournir les empêchaient de se concentrer sur quelque piste olfactive qu'ils n'auraient de toute façon pas envie d'explorer. Ils descendirent vers leur camp dans un vacarme assourdissant.
Les voilà partis, il me fallait le plus rapidement déguerpir. Je me devais de trouver un abris pour dormir pendant la journée. La lune entamait sa descente et dans peu d'heures le Soleil se lèverait, laissant ces routes grouiller de serviteurs de la dame Noire. Un massif rocheux un peu surélevé se trouvait à quelques kilomètres de ma position. Avec un peu de chance, je pourrais y trouver une grotte à l'abri des regards. J'avançais d'un pas certain dans un endroit qui, me semblait-il, était plus sécurisé que plus tôt. En effet, la frontière avec Lebher passée, je me trouvais désormais dans une zone franche et dépeuplée. D'anciens villages avaient probablement siégé à certaines places mais il n'y restait qu'une odeur de mort et de cendre ; la terre brûlée ne désiraient plus reconduire la vie tant que la Sorcière assurait sa domination sur le lieu. Ces habitations effondrées laissaient alors un paysage de ruines. Plus je m'approchais de Pohélis et plus elles se firent nombreuses. Parvenu au petit massif, je m'élevais un maximum pour observer les alentours. De larges tâches noires recouvraient par moment les herbes épineuses qui, seules, poussaient à présent dans la contrée aux allures de cimetière.
Fouillant le massif, il m'apparut rapidement une grotte qui me servirait d'abri. Bien que très humide, je la jugeais parfaite pour y dormir. Comme partout dans ce pays, des relents de putréfaction s'élevaient des profondeurs de l'antre et j'espérais que seuls les bruits réguliers et énervants des gouttes tombant en un concert de résonances fussent aptes à me réveiller. En avant dans la grotte, je trouvai une petite salle qui me convenait pour me reposer. Je ressentis un plaisir immense à déchausser mes lourdes bottes de cuir, libérant mes pieds. Je passai quelques temps, au près d'un feu difficilement allumé, à grignoter et à percer mes ampoules à la dague, desquelles s'échappait un liquide visqueux et froid. J'appliquai alors un baume réparateur sur les plaies, occasionnant quelques douleurs aiguës que je savais nécessaires et m'enroulait dans ma couverture, l'arme de poing tout de même proche de mes mains.
L'irrégularité soudaine de la chute des gouttes d'eau me sortit de mon sommeil, me prévenant d'un danger. Les quelques lumières qui se dégageaient des braises me suffirent à voir la cavité en entier, mais je ne parvenais pas à savoir ce qui s'approchait de moi. Je distinguai cependant quelques anomalies au niveau de la paroi de la cave : elle semblait plus lisse à un certain endroit. Une silhouette humanoïde se dégageait, coupant net les failles de la pierre et cassant le relief et la couleur. Immanquablement, une créature m'épiait. Je m'approchai alors doucement de mon arc. Je l'eus promptement en main, sans réaction apparente du furtif, mais dès que je touchai une flèche, je la vis sortir de l'ombre pour m'attaquer.
Son pas lent et traînant rendait ridicule la précipitation qui se lisait sur son visage torturé. Elle était sortie de son camouflage en un rien de temps, laissant apparaître une peau de la teinte de la chair. De nombreuses cicatrices ornaient son corps meurtris – ou bien recomposé peut-être ? Du sang perlait de sa mâchoire aux dents acérées et seule la fureur transpirait de ses yeux exorbités. La faible lueur des braises me permettaient, grâce à mes yeux de gobelin, de distinguer une superposition de bandes de tatouages blancs entourant chacun de ses bras. Elle avançait lentement et je pris mon temps pour bien viser, afin de l'abattre de suite et ne pas risquer qu'elle ne s'énerve. A peine eus-je tiré la flèche qu'elle fit un saut de trois mètres pour m'atteindre. Le bruit claquant du bois se brisant contre la parois résonnait alors que je plongeai à terre pour me saisir de ma dague. L'horreur atterrit au niveau de mes pieds et remontait avec puissance mais calmement le long de mon corps tandis que j'attrapais péniblement mon arme. Celle-ci bien en main, la créature de l'ombre se trouvait déjà entièrement sur moi, le poing en l'air.
Je m'empressai de donner un coup de lame dans le bras pour empêcher l'assaut, mais rien n'y fit. Elle sortit ses griffes affutées et les écrasa sur mon visage, le faisant saigner à flot. La douleur inondait mon visage d'un liquide chaud et familier. J'étais déjà passé par là de nombreuses fois. Souffrir, sentir son adversaire en position de force au dessus de vous, prêt à vous achever, me donnait toujours l'envie de montrer que chaque situation peut être bravée. Je me mis alors à taillader au dessus de moi en fermant les yeux. Cette méthode manquait certes de technique et tout autant de beauté, mais elle a le mérite d'être fort efficace. Il ne tarda pas pour que mon adversaire lâche prise et ainsi, je roulai sur le côté, saisissant mon arc et mes flèches au passage.
Je me contentais de m'éloigner avant de contrattaquer. En effet, bien que mon adversaire nocturne soit un peu plus petit et léger que moi, il possédait une force remarquable. Il me fallait simplement le garder suffisamment à distance pour ne pas risquer une nouvelle confrontation au corps à corps. Le premier projectile l'atteignis à l'épaule gauche qui commença à déverser un flot noirâtre et visqueux au sol. Seulement, sa ténacité forçait l'admiration. Il n'avait cure de sa nouvelle blessure et continuait de me traquer. Cependant, l'adresse lui faisait défaut. Si je n'avais su me dégager de sa première attaque, il m'aurait sans aucun doute tué mais à partir du moment où je pus courir et sauter de parois en parois, il ne pouvait plus grand chose. Ses pas désarticulés se dirigeant vers moi, dans un calme olympien, me donnait certes l'impression que je n'en viendrais pas à bout, mais après quelques tirs, il s'effondra.
Je me permets, Maître, de vous conter cette anecdote nocturne non pour son grand intérêt mais bel et bien car elle est caractéristique de l'atmosphère aux alentours de Pohélis. Il n'y a plus de repos là bas et il semble que cela soit le cas aussi pour les morts. La puanteur des lieux n'est pas juste le fait des charniers de ces deux dernières années de guerre finalement incessante sur ces territoires. Les lieux regorgent à chaque instant de créatures morbides et moribondes. Il faudra des années, des siècles après le départ des troupes de la sorcière avant de pouvoir reconstruire, reconquérir. Si je ne me suis pas trompé dans l'interprétation des messages de Zewen, c'est dans ce chaos que la rune apparaîtra.
Je vous écris ces derniers mots depuis une cache proche de Pohélis. Je m'en vais parcourir les camps de nos ennemis qui me ressemblent comme des frères. Les immenses remparts grouillent de vermines. La pierre qui, dans les livres, scintillait d'un bleu nuit se retrouve couverte d'une épaisse couverture de cendre. Par chance, de nombreux campements s'étendent aux pieds des portes dont les gardes n'assurent plus de poste depuis longtemps. Autant il est difficile de pénétrer sur le domaine, autant une fois parvenu à Pohélis, plus personne ne semble faire attention à vous. Les mercenaires comme les soldats s'affairent comme ils peuvent à des ordres dont je ne comprends rien. Tout est fait dans une totale anarchie. J'aperçois même de nombreuses échauffourées propres à l'honneur des soldats en stationnement. Que prépare-t-elle ? Et surtout, a-t-elle la moindre idée de ce que sa guerre a fait apparaître. J'espère de tout mon être que non. Je tiens de plus en plus à ma propre vie.
Votre dévoué serviteur.
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