Si bien les liens qui retenaient la petite prisonnière étaient excessifs, Amaëlle commence à se demander si l'utilisation du bâillon n'était pas tout à fait justifiée.
Le veille, l'enfant était pratiquement muette, sans doute épuisée par tout ce qu'elle avait vécu. Mais aujourd'hui, c'est comme si quelqu'un est venu lui jeter un sort et l'a transformée en véritable moulin à paroles. À peine a-t-elle ouvert les yeux, qu'elle s'adresse à Amaëlle qui pour l'instant est occupée à préparer le repas :
"Pourquoi tu m'as sauvée ?""De rien." Laisse entendre Amaëlle de dessous sa capuche.
"Ce n'est pas que je n'apprécie pas. Vraiment. Mais, tu avais l'air tellement atterrée que je me suis demandé pourquoi tu l'avais fait.""Mange."Avec cela, Amaëlle pose un bol fumant devant l'enfant et se lève.
"Tu vas où ? Te ne vas pas m'abandonner, hein ?"Amaëlle se sent hésiter. La fatigue et le fait de devoir porter en permanence sa capuche baissée a fini par jouer sur ses nerfs, mais elle reconnaît la demande dans le regard de l'enfant. Elle pose un genou à côté d'elle et une main rassurante sur son épaule.
"Non, je ne vais pas t'abandonner. Je reviens vite, promis."Dès que leur repas est fini et les ustensiles nettoyés, elles reprennent la route.
La nuit de sommeil ainsi que la nourriture semblent avoir délié la langue de l'enfant. Toutes les questions qu'Amaëlle aurait pu se poser sur l'enfant sont répondues sans même qu'elle n'aie à demander quoi que ce soit.
Son prénom est Kana et elle a sept ans et demi. Elle se dirigeait dans la route qui va vers Yarthiss, quand ces vilains monsieurs l'ont capturée. Sa couleur préférée est le jaune, parce qu'elle est vraiment plus jolie que les autres, même si le rouge et le orange sont pas mal aussi. Et pourquoi Amaëlle porte-t-elle toujours sa capuche baissée ? Il doit faire chaud dessous, surtout avec le soleil qui brille comme aujourd'hui. C'est une chance qu'Amaëlle aille à Yarthiss aussi, parce que voyager toute seule, c'est quand même moins drôle. Enfin, il faut qu'elle retrouve ses parents à Yarthiss, alors elle es partie pour aller les retrouver. Ce sont des troubadours, tu sais, ils savent faire plein de tours supers et en plus...
Inévitablement, au bout d'un moment, l'attention d'Amaëlle dérive. Son esprit est occupé, ou plutôt préoccupé par d'autres problèmes. Le plus présent et pressant : la nourriture. Au départ, elle n'a prévu assez de repas pour une seule personne. Maintenant, il faut qu'elle puisse pourvoir pour deux personnes. Pour la centième fois, elle calcule le nombre de repas qu'il leur faudra avant d'arriver à Yarthiss, et pour la centième fois elle en vient à la conclusion qu'elle n'a pas assez. Ce matin elle a bien essayé de trouver de la nourriture, mais mis à part quelques baïes, elle n'a rien trouvé de bien consistant. Il faudra qu'elles pressent le pas pour arriver en moins de temps. Au pire des cas, Amaëlle pourra se priver de quelques repas. Ce ne sera pas la première fois qu'elle connaitrait la faim.
L'autre sujet qui la préoccupe est Kana. Une enfant de cet âge qui s'est mis en tête de faire la traversée des montagnes toute seule... Malgré tous ses bavardages, malgré les questions d'Amaëlle, elle refuse de dire d'où elle vient. Invariablement elle va alors parler de Yarthiss. Avec un soupir Amaëlle a abandonné l'idée d'essayer de la faire parler là-dessus. Au moins elle a la consolation que Kana ne devra pas faire tout ce chemin toute seule.
Un vent favorable semble pourtant avoir fait tourner la chance en leur faveur. Cet après-midi, elles ont aperçu de loin une grosse colonne de fumée s'élever dans le ciel. Le premier réflexe d'Amaëlle est de ne pas s'approcher, ses mésaventures avec les brigands encore fraîches dans sa mémoire. Rapidement, elle change d'avis, après tout, le feu est beaucoup trop grand pour de gens qui veulent rester discrets. Et les bandits veulent rester discrets, non ? En tout cas, rapidement, plus qu'une menace, le feu lui semble un signe favorable.
Dès qu'elles sont assez près, Amaëlle se rend compte qu'elle a eu raison d'avoir écarté ses craintes. L'énorme feu est en plein centre d'un campement de moines. Une vague de soulagement l'envahit. Ils ne leur feront aucun mal.
Dès qu'elles sont assez proches, enthousiasmée, Kana se met à courir pour rejoindre le campement et tous les moines. Ceux-ci sont d'abord surpris de voir un petit être débouler comme un boulet de canon, puis bientôt ils sont charmés par cette enfant aussi vivante qui semble apporter de la chaleur dans les neiges éternelles.
Amaëlle quant à elle s'était avancée beaucoup plus lentement, à contrecœur. En temps normal, elle aurait évité ce rassemblement comme la peste, préférant de loin la solitude des arbres. Mais elle sait que malgré tout cet endroit est plus sûr. Et puis, charmés par la petite bavarde, les moines et prêtres ont vite fait de lui offrir, ainsi qu'à Amaëlle, divers plats et sucreries.
Kana semble s'épanouir dans toute cette attention, se mêlant parfaitement à la foule. Amaëlle quant à elle se sent mal à l'aise, certainement pas à sa place. Elle répond par monosyllabes aux questions qu'on lui pose, s'assurant que son visage est caché par la capuche de sa cape. Au bout d'un moment, elle marmonne une excuse et s'éclipse discrètement.
Elle déambule au hasard dans le décor rocheux et finit par s'arrêter près d'un petit bosquet blanchi par la neige. C'est ridicule, depuis quand est-ce qu'elle s'est mis à fuir à ce point les gens ? Une sorte de rire sans le moindre humour soulève sa poitrine. Comme si elle ne le savait pas. Elle s'assoit par terre contre un gros rocher, laissant sa tête reposer contre la pierre froide. Elle est fatiguée. Elle n'a pas osé se laisser complètement aller au sommeil depuis qu'elles se sont échappées, et contrairement à son père, elle a besoin de dormir. Et puis le bavardage incessant de Kana l'a aussi épuisée, ne lui laissant pas le loisir de se connecter avec la nature autour comme elle en a l'habitude. Son soupir se matérialise dans une volute de vapeur blanche.
"Tu es partie !" Le ton qui anime la petite voix est accusateur. Amaëlle ouvre les yeux, surprise.
"Que fais-tu ici ?""On dirait que je fais quoi ? Tu es partie alors je suis venue te chercher."Amaëlle reste interdite par ces mots. Elle la cherche, elle ? Le sentiment qui allait pointer se change rapidement en une sensation presque acide. Forcément, elle ne sait pas ce qu'elle est. Amaëlle a eu soin de cacher en permanence ses oreilles. Avec lassitude, elle répond :
"Rentre au campement, tu dois te reposer. Et si tu demandais aux moines s'ils pouvaient te ramener, tu serais sans doute beaucoup mieux avec eux qu'avec moi.""Ils vont à Dehant. Et je ne peux pas croire que tu veuilles te débarasser de moi comme ça, comme un vieux chiffon. Je croyais que tu étais mon amie. En plus, tu m'avais promis ! Tu m'avais promis que tu me protégerais, que tu m’amènerais à Yarthiss, mais à la première occasion tu te débarrasses de moi ! Ce n'était que des mensonges !""Kana...""Non ! J'ai cru que je pouvais... Aille !"Elle a fait un pas en avant, mais s'arrête soudain. Amaëlle pâlit en voyant un éclair brun s'enfuir en rampant. Bon sang, un serpent. Kana tombe, pleurant bruyamment et tenant sa jambe. Bon sang, bon sang, bon sang... Amaëlle prend l'enfant dans ses bras et commence à courir vers le campement des moines. Mais la fatigue ainsi que ses maigres forces lui font défaut au bout de quelques mètres seulement. Elle tombe par terre, essoufflée Kana entre ses bras.
"Je suis désolée, désolée. Ça ira mieux, je te promets, ça ira mieux."Et elle désire ça de tout son être. Elle sent les larmes piquer ses yeux et une sorte de chaleur envahir tout son corps. Bien que son cerveau lui crie d'aller chercher de l'aide chez les moines, elle continue à tenir l'enfant dans ses bras, désirant de toutes ses forces qu'elle n'aie plus mal, que les dégâts du serpent ne soient pas trop sévères.
Peu à peu, les pleurs diminuent, jusqu'à cesser tout à fait.
Mue par un sentiment de panique, Amaëlle se relève vivement. Mais devant elle, Kana n'est pas morte ni inconsciente comme elle le pensait. Au contraire, elle semble étrangement calme.
"Tu m'as guérie."Pour l'enfant si bavarde, ce furent les seuls mots qu'elle dit, lentement, elle se lève et s'approche d'Amaëlle. La prenant par le cou, elle la remercie. Elle qui croyait qu'Amaëlle ne l'aimait plus, elle se sent beaucoup plus soulagée.
La demi-elfe quand a elle est restée figée sur place, clouée par l'horreur. Non. Ce n'est pas possible. Ça ne peut pas être possible. Pas elle, pas elle.
(Gaïa, pourquoi es-tu tellement injuste avec moi. Pourquoi... pourquoi ne puis-je pas être normale en quelque chose. Une seule chose ?)Parce qu'une chose est sûre, c'est elle qui a guéri Kana. Là-dessus il n'y a aucun doute.
Elle se relève lentement, comme si elle est en transe. Sa tête tourne avec violence et elle se sent encore plus épuisée que tout à l'heure.
"Retourne avec les moines.""Si j'y vais, tu viendras avec moi ?""Je ne..." Elle ne finit pas sa phrase mais son silence même est une réponse.
"Alors je reste avec toi." Répond Kana avec le plus grand naturel du monde.
"Tiens, regarde, ils m'ont donné plein de nourriture pour le voyage. Et ils m'ont fait plein de jolis cadeaux, je veux les partager avec toi. Regarde, tu me dis ce que tu préfères et...""Plus tard. Peut-être plus tard. Tu sais, je pense que tu serais mieux avec eux, et leur feu.""Peut-être, mais je préfère être avec toi. Même s'ils m'ont raconté des histoires incroyables. Il y a une légende. Il faut juste que tu l'entendes, ça va te plaire, c'est l'histoire..."Vaguement, Amaëlle écoute l'histoire que lui raconte l'enfant. Bon sang, pourquoi Kana s'est-elle tellement attachée à elle ? Et aussi rapidement ?
Elle s'assoit, se promettant qu'à la fin de l'histoire elle va rejoindre le camp malgré ses réticences. Mais la fatigue l'emporte et avant même que la légende ne soit finie, elle sombre dans un sommeil profond.
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