Mes yeux se rouvrent à l'aube et détectent une présence non loin. Ma vue est trouble mais mon ouï m'indique qu'Elena se trouve près de moi, grâce à son souffle léger, à quelques centimètres à peine. J'entends également des bruits de pas derrière moi, proches mais délicats et pesés. Nous nous trouvons dans une pièce faiblement éclairée par un halo de lumière venant de l'extérieur, qui s’immisce par une petite fenêtre se trouvant sur ma droite. Contre le mur en face de moi trône une longue table remplie de divers matériaux, parchemins, livres, alambiques et autres instruments alchimiques. Le tout est disposé dans un grand désordre apparent et compliquée y serait la recherche d'une plume. Une porte est présente sur la gauche de celle-ci, en bois terni par le temps et fissuré en de nombreux endroits.
Quant à moi, il semblerait que je me trouve assis sur une chaise dont l'assise m'est douloureuse, pieds et poings liés. D'un regard par dessus l'épaule je juge ma partenaire, dans le même état mais encore endormie. Tout nos effets personnels nous ont été retirés et sont maintenant entassés dans l'un des coins de la petite cabane. De petits sons me parviennent maintenant, métalliques.
« Oh ! Vous êtes réveillé ? J'ai eu peur que ce ne soit jamais le cas. Plutôt thé ou café ? »
C'est d'une voix roque, ancienne mais douce et avenante que notre ravisseur s'exprime. Je ne peux le voir, mais l'idée que je m'en fais est immédiatement celle d'un vieillard. Il tourne autour des sièges et m'apparait finalement, avec deux pichets dans les mains. Il ne rigolait visiblement pas lorsqu'il me demandait ma préférence.
Mage ou ermite, je n'arrive pas à me décider. Mais son apparence se prête à l'un comme à l'autre. Ses seuls habits sont une paire de sandales de piètre facture qui sied parfaitement à ses pieds crasseux aux ongles noircies et une longue robe ample et grise, dans un état déplorable. Une grande barbe blanche, emmêlée et sale vient couvrir le tableau et je remonte mon regard pour observer son visage. D'imposants sourcils touffus paradent au dessus de ses petits yeux bleus clair. Il garde ces premiers haussés avec un air étonné, presque ahuri. Un nez grossier et corpulent fini de lui donner l'aspect absurde et une abondante chevelure d'argent englobe le tout. Il agite légèrement l'une des cruches et me regarde avec insistance.
« Café n'est-ce pas ? Vous avez une tête à boire du café ! Ce sera café. »
« Mais qui t'es toi ?! »
« Ne soyez pas pressé jeune homme. On pourra discuter autour d'un bon café, qu'en pensez-vous ? Vous prendrez du sucre ? Pour ma part je le prend noir, mais j'y ajoute toujours une fleure de selav afin d'agrémenter le tout. C'est exquis ! »
Bien que sa façon de s'adresser à moi est des plus plaisantes, le fait que je sois ligoté à une chaise m’insupporte quelque peu et m'oblige à détester cet homme. C'est avec un ton qui trahi ce sentiment que je lui réponds.
« Je pense pour commencer que boire un café les mains attachées est quelque chose de fort compliqué. De plus, votre amabilité est ambiguë. Un ton si mielleux après nous avoir assommé est presque une offense. »
Le vieux saisit finalement un siège et le place devant moi, pour s'y asseoir après nous avoir servit à chacun une copieuse tasse qu'il dépose sur un petit guéridon en bois aux multiples ornements. Son air étonné s’estompe légèrement et il finit par reprendre notre conversation.
« Pensez-vous qu'il serait avisé pour un homme comme moi de vous détacher céans, sans vous avoir au préalable expliqué les raisons d'une telle situation ? Il est vrai que ma façon de vous faire venir à moi était quelque peu... Déplacée. Mais nécessaire, je le crains. Si vous le permettez, je peux vous extraire de ces liens magiques. Mais seulement si j'ai votre honorable parole que vous resterez bien sagement assis jusqu'à la fin de mes explications. C'est un arrangement acceptable, qu'en pensez-vous ? »
Acceptable n'est pas le mot le plus approprié, mais je consens d'un hochement du menton à sa requête, afin d'être enfin libéré de cette emprise désagréable. Bien que l'envie de lui trancher la gorge me traverse immédiatement l'esprit, je reste calme et accepte de l'écouter. Du moins un moment.
« Mon discours sera long, je préfère vous prévenir. Ne vous privez pas d'un si bon breuvage donc et resservez vous au besoin mon garçon. »
Le regard que je lui porte alors ne laisse que peu de place à la confusion, lui intimant fermement mon refus de coopérer à une quelconque demande, même si anodine. Il poursuit donc sans insister.
« Je vais commencer par me présenter. Je me nomme communément Calazadre Amtulus, Ermite du monde stable, maître mage du vent et instructeur des sept parchemins. Mon appellation complète est bien trop longue et complexe de toutes façons, mais je t'invite à me nommer Cal, si cela te convient. J'étudie ce village depuis quelques années et j'ai connaissance de ce qui a poussé ces êtres à devenir ainsi. »
Devant mon étonnement apparent, il poursuit.
« Et oui, j'ai également connaissance des raisons qui t'envoient ici aujourd'hui. Pour tout te dire, je sais également comment tu t'appelles, ainsi qu'Elena Narus. Il ne sera donc pas nécessaire que vous vous présentiez tous les deux. Je disais donc que j'ai résolu le mystère de ces villageois, anciens whiels. Cela n'a pas été compliqué, la plupart des informations étant inscrites dans ce journal. Le plus dur fut de le trouver. »
Il pointe du doigt un épais ouvrage dont la couverture en cuir semble fatiguée par le temps et ne présente aucune fioriture ou dorure. Pas même un titre n'y est incrusté.
« Tu n'as pas encore vu ces immondes créatures et crois moi, cela est très bien ainsi. Ma magie les tiens éloignés de cette bâtisse, tout comme elle les tenait éloignés lors de votre escapade insensée d'hier au sein des murs de la ville. Passons aux choses sérieuses. Je suppose que tu te demandes pourquoi est-ce qu'ils sont encore ainsi, si j'ai la solution à leur problème. C'est très simple. La réponse se trouve dans mes premiers mots. Je suis ermite du monde stable. Ce titre n'est pas uniquement là pour faire beau. Nous sommes un ordre de puissants mages, œuvrant pour la stabilité. En somme, nous n'agissons jamais directement. Notre mission est d'acquérir des connaissances et lorsqu'il y a une instabilité, se servir de ces connaissances pour aider le monde à se rééquilibrer. As-tu des questions, jusque là ? »
C'est avec une grande frustration que je bois ses paroles. Plus j'essaie de le dénigrer, plus il m'intrigue. Je dois bien avouer qu'il commence à sérieusement m'intéresser et j'aimerais en savoir plus, même si je préférerais garder mon air sévère et lui faire croire que je ne l'écoute qu'à moitié. Je tente donc une approche désinvolte.
« Je suppose que vous ne me direz pas comment vous savez autant de choses sur Elena ou moi. Ce serait déjà le cas autrement. Cependant, j'ai bien une question, en effet. Vous dite ne pas vous impliquez, mais aider quelqu'un à régler un problème n'est-il pas une preuve d'implication ? Que ce soit de manière détournée ou directe, vous influencez l'ordre des choses. »
« Ohoh ! Tu es bien perspicace ! Mais ce n'est pas vraiment cela. Notre implication reste minime et nous laissons place au hasard. Mais je devine que tu devines, n'est-ce pas ? »
Il arbore un grand sourire et je lui réponds d'un unique et peu audible « oui » avant qu'il ne se remette à débiter.
« Tu devines que je vais « t'aider » dans ta quête pour délivrer les pauvres whiels. Mais je dois te mettre en garde. Tu ne peux les sauver. Tu ne peux qu'entamer leur sauvetage, parcourant les terres et délivrant les bons messages. Les clés de leur délivrance ne te sont pas accessibles, je le crains. Tu ne ferais que raccourcir ta vie. A présent, je pense que tu peux te délecter de ce délicieux café. Si je voulais te tuer, j'aurais trouvé quelque chose de plus original que du poison, ne penses-tu pas ? »
Tandis que je porte pour la première fois la tasse à mes lèvres, il se lève et glisse le journal dans mon pourpoint se trouvant avec le reste de mes affaires, contre l'un des murs de la pièce. Un sentiment de sympathie m'habite maintenant le concernant. Il m'est acquis que je me suis trompé sur son compte, même si cette méprise est de son fait. Dans d'autres circonstances, j'aurais apprécié rester ici et discuter de longues heures avec une personne ayant apparemment énormément de connaissances et de compétences diverses. Mais pour l'heure, une mission nous attend et je vais devoir écourter cette conversation. Je le fixe d'un regard, prêt à lui demander notre entière libération afin de rentrer à Tulorim lorsqu'il attrape un petit couteau qu'il fait tourner entre ses doigts, jouant quelque peu de son habileté. Aucun son ne sort de ma bouche, mes lèvres ne bougent pas. Je suis de nouveau bloqué sur ma chaise et il reprend son monologue.
« Je dois maintenant passer au pire, Rayd. J'en suis navré, sois en certain. Vois-tu, l'équilibre est quelque chose d’exceptionnellement instable. C'est un peu comme si tu essayais de faire tenir une orbe magique au milieu d'un crin de cheval. A la moindre erreur, l'orbe tombe et pourtant, il faut la faire tenir, à tous les prix. Nos codes de jugement sont très compliqués, même pour nous, alors vois les comme incompréhensibles pour toi. Mais pour faire simple, imagine que tu es un point neutre en ce monde. Chacune de tes actions fait bouger la bille, d'un côté du crin ou de l'autre. Mais jamais, elle n'a réellement chuté. Le journal que je t'ai offert va te mener à faire bouger cette bille positivement. Ainsi, elle risque de tomber. Je dois empêcher cela, d'une manière ou d'une autre. Et crois moi, c'est le côté que je préfère le moins dans notre ordre. »
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