Un brusque courrant d’air envola quelques papiers perdus entre les tentures pourpres et fit un instant frissonner, dans un murmure extatique, la salle vide du Théâtre du Renouveau. Une lueur dans un grincement rouillé, et puis, tout de suite, la nuit.
Le temps d’un battement de cils, on avait pu voir se profiler dans la douce lumière du soir les fauteuils de velours grenat de spectateurs fantômes, qui, cette nuit-là encore, seraient aux abonnés absents ; et puis, l’observateur avisé aura remarqué s’étager en hauteur les trois galeries aux balustrades dorées, dont les arabesques harmonieuses répondaient aux plafonniers, autrefois resplendissants et aujourd’hui endormis sous une torpeur poussiéreuse. Son regard se sera alors arrêté sur la rotonde du plafond, où des chérubins graciles et badins prenaient leur envol sans pudeur aucune. Pas un soupir sur la scène, noyée dans une ombre libertine et dans le sang des lourds rideaux tirés. Pas un éclat de métal dans l’orchestre, que les musiciens avaient fui en emportant instruments, archets et pupitres. Pas non plus de parfums fleuris ou musqués, ni même d’âcres fumées de cigares.
Rien.
Rien, ou presque : de discrets bruits de pas provenaient des alentours des grandes portes, et, prestes, ils révélaient la présence d’une ombre invisible dans la noirceur des lieux, une ombre qui se faufilait habilement entre les sièges pour parvenir à la scène.
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Ah, Galimatias ! s’exclama une voix rieuse alors qu’il abordait enfin les coulisses du théâtre.
Il avait ouvert une porte moulue, et avait accédé à un tout autre monde. Là étaient des stupres de lumière, des couleurs vives et des rires animés qui frappaient l’arrivant aux yeux, puis au cœur dans un tourbillon spectaculaire et une effervescence à nulle autre pareille.
Galimatias, un petit héraut de sept ans à boucles blondes, courait joyeusement dans un corridor donnant sur les loges, où des filles à demi nues vêtaient avec gaieté plumes, perles et dentelles, certaines embrassées par de vieux grigous qui déjà les entraînaient en des lieux inconnus. Les miroirs partout faisaient luire les étoffes aux mille éclats chamarrés, et les lustres abondants mouraient d’une débauche de cire fondue sur l’or plaqué qui craquait par endroit. Les parfums capiteux envoûtaient quiconque franchissait le seuil des coulisses, et, se mêlant aux bouquets amers de l’absinthe, le perdaient dans les miasmes infernaux de la volupté.
Mais Galimatias, lui, ne se laissait pas avoir par ces délices plus destructeurs qu’enchanteurs. Il suivait son chemin sans se retourner sur les visions charnelles qui défilaient sur les côtés, ne prêtant attention ni aux formes ondulantes habituellement dissimulées, ni aux voix claires qui chantaient les ébats. Il atteignit vite un escalier à circonvolution métallique, qui menait aux sous-sols du théâtre et, de fait, à sa destination originelle – c’est pourquoi il en dévala efficacement les marches gémissantes et se jeta sans plus y réfléchir dans un dédale de pièces de machinerie, de décors et de poulies sinistres, grande salle à nouveau sombre, sordide et pauvre, qui déboulait sur un hall plein de vie, quant à lui rompu de luxe et de luxure.
Ses petits pieds foulèrent agilement les dalles de marbre blanc veiné de noir, ou noir veiné de blanc, alternant sensiblement comme sur la table d’un damier. Les myriades de pampilles du lustre gigantesque rayonnaient et réfractaient des mouchetures cristallines et chatoyantes sur les murs lambrissés, auxquels pendait tantôt un portrait dans un médaillon patiné par le temps, tantôt de lourdes draperies de velours chaud s’étirant langoureusement comme des dais au-dessus de divans capitonnés. Après avoir parcouru de part en part quelques salons de musique ou de danse, tous flanqués de bergères et de chauffeuses aux assises moelleuses et se suivant en enfilade, Galimatias arriva enfin au Grand Salon et déclencha, à peine entré, une clameur joyeuse. Là étaient, dans l’ambiance tamisée d’appliques agonisantes, une dizaine de filles en bras de chemise, toutes plus belles les unes que les autres dans leurs légères robes de gaze transparente, nonchalamment étendues telles des princesses orientales sur un hémicycle de sofas et de fauteuils, tournés autour d’une table basse en merisier verni ; et au fond, un escalier à double révolution menait à l’étage par deux chemins parallèles de tapisserie rouge, vers les chambres réservées à la clientèle fortunée.
Essoufflé par sa course, la main sur la poitrine battue de coups effrénés, le petit essaya tant bien que mal d’annoncer sa nouvelle :
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Un navire de guerre vient d’amarrer !La rumeur folle qui s’était tue pour écouter le héraut reprit aussitôt, pleine d’euphorie. Les filles auparavant alanguies et désœuvrées remuaient en tous sens, se dandinant avec entrain, sautant sur leurs pieds pour s’éparpiller en gloussant et en piaillant de joie. Bientôt, il n’y eut plus que Galimatias dans le Grand Salon, et il se laissa aller sur un canapé de velours vieux rose ; c’est là, emmitouflé dans un plaid bien chaud, qu’il s’endormit avec bonheur.
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Rêve avait été de l’assemblée, et se précipitait désormais dans le labyrinthe de corridors que Galimatias venait de prendre à rebours. L’occasion était trop belle : des marins, quelle aubaine ! Pour peu qu’ils revinssent à Tulorim au cours de leurs pérégrinations maritimes, ils ne seraient que trop heureux de devenir des habitués de la Maison – et une clientèle aussi affamée ne se pouvait refuser, d’autant que, généralement, ils étaient bon payeurs. Et dire qu’aujourd’hui rien ne s’annonçait : pas un mot de ses clients, et même le Sieur de Montgallois qui avait annulé leur rendez-vous coutumier – à quinze heures, les mardis et les jeudis. Certes, des matelots ne valaient pas les aristocrates auxquelles Rêve se prêtait d’ordinaire, mais c’était bien ainsi, par un coup chanceux du hasard, que Satin avait fait d’un Amiral de la marine militaire un de ses fervents admirateurs.
Arrivée dans sa chambre, Rêve alluma rapidement les chandeliers disséminés çà et là, et glissa agilement devant une malle énorme, dégorgeant avec paresse des monceaux d’étoffes luxueuses. L’endroit était fort exigu, et se pouvait comparer à une foire de campagne tant le désordre y régnait : la porte à la peinture écaillée ne pouvait s’ouvrir sans grande peine, car le lit, bien qu’il ne fût possible qu’à une seule et petite personne d’y dormir, prenait toute la largeur de la pièce ; les draps de coton blanc n’étaient presque jamais tirés, mais se froissaient au contraire en méandres douillets, et le traversin s’affaissait là où reposait la tête de la jeune fille. En entrant, sur la gauche, on pouvait voir s’amasser quantité de chaussures en fatras, la plupart à petit talon, très peu de plates ; et au-dessus, sur une étagère dressée comme un autel, deux paires de chopines précieuses, les chaussures si coûteuses des vraies courtisanes, montées sur six pouces au moins de semelles en liège, complètement repassées de cuir fin et teinté – l’une en noir, l’autre en ocre et rose – garnies de gemmes et de dentelles. Dans le coin gauche, trois malles cloutées d’argent mouraient du surpoids des vêtures, craquaient dans d’affreux cris d’agonie en laissant s’échapper le taffetas et le satin, le brocart et la dentelle ; cela prenait environ les trois-quarts de l’espace, car c’était là le nécessaire indispensable au métier. A côté de la tête de lit, une coiffeuse tout en merisier gravé, dotée d’une grande psyché, disparaissait sous les flacons à poire, les boites de porcelaine, les grandes brosses douces et les peignes d’ivoire, les bijoux laissés à qui voulaient les voir et les éventails en plumes vaporeuses, et toutes ces choses qui font la fortune d’une courtisane digne de ce nom.
Car à seize ans seulement, Rêve était un joyau de fille, si non la plus belle entre toutes, du moins la plus distinguée et la mieux faite, de corps et d’esprit. L’honneur de la beauté revenait à son amie et confidente Satin, celui de la douceur d’âme à celle qui était comme sa sœur, Neige ; mais ni l’une ni l’autre ne savait aussi bien concilier âme et corps dans une harmonie parfaite, mêlée également de discrétion, de modestie, et d’un don indéniable pour tous les arts. Cela s’expliquait avant tout par l’histoire même de la petite Rêve, qui, c’est un fait à noter, était la cadette de la Maison Rouge, bordel fameux de Tulorim. C’était à cinq ans seulement, disait-on, que la tenancière l’avait ramenée des rues infâmes et solitaires de la ville pour en faire une élève de choix, et vendre plus tard sa candeur et sa grâce inégalée au plus offrant. C’était aussi pour cela que sa dette était l’une des plus importantes de la Maison, car un apprentissage sur huit ans coûte cher, extrêmement cher, et de cinq à treize ans, elle n’avait rien rapporté.
A présent préparait-elle une nouvelle ambassade dans les abords portuaires de Tulorim, et, dans sa plus pure nudité qui révélait les courbes audacieuses d’un corps jeune et indompté, la gorge aux rondeurs de soie blanche, le galbe parfait des hanches, les fesses en pomme et le dos parcouru de frissons sous une crinière cendrée de lionne, tout cela, dans le clair-obscur de la pièce sans fenêtre et la lueur chaude des chandelles, lui donnait des airs de succube avertie.
D’abord, elle s’employa au maquillage, et ce fut dans la nimbe blanche des particules de poudre, où jouait l’éclat douteux des candélabres, que Neige apparut en claquant la porte contre le lit, son beau visage de bergère enflammé d’un optimisme sans nom :
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Aide-moi, dit-elle tout de suite avec grande joie, ses yeux d’un vert étourdissant étincelants d’impatience.
En effet, la jeune fille serrait contre sa poitrine un corset qu’elle ne pouvait attacher seule : elle était seulement vêtue d’un jupon de gaze sans couleur, et ses épaules à la courbe d’albâtre poli n’étaient pas encore enveloppées d’étoffes.
Leur semi ou totale nudité n’ennuyait aucune des deux amies, car il était de coutume de se côtoyer dans le plus simple appareil. Rêve ne tenta pas même de dissimuler son intimité alors qu’elle laçait le corset de Neige, tirant autant que faire se peut sur les rubans de satin. Neige émit un gémissement étouffé lorsque Rêve atteignit la limite que son corps menu pouvait endurer, et pourtant elle ne cessait de sourire. Elle joua un peu de ses muscles effilés et saillants, fruit délicat d’une enfance dans les Montagnes yarthissiennes où elle avait mené les troupeaux. Dès lors elle s’efforça de faire de même pour Rêve, qu’elle enferma elle aussi dans une prison de fer, de satin et de dentelles, puis elle repartit sans dire mot dans sa propre chambre.
Rêve examina un instant sa poitrine haussée en rondeurs généreuses, et ses yeux s’arrêtèrent sur le bijou enchâssé entre ses seins, le diamant noir logé dans sa chair qui lui posait tant de questions et de doutes ; mais sans plus tarder elle passa les tournures, structures métalliques qui faisaient d’elle une prisonnière, et enfin, par-dessus les jupons, elle enfila une robe de taffetas grenat sur lequel des dahlias apparaissait au gré de la lumière. Le décolleté laissait voir les épaules et se drapait sur la poitrine de manière à ce que le corset pourpre et noir transparût ; des nœuds de velours noir tenaient les draperies des basques et celles des manches, qui s’arrêtaient aux coudes par des falbalas de dentelles noires. Rêve releva sa chevelure de sable, et il ne lui fallut que quelques instants pour arborer une coiffure d’une distinction exquise, dans laquelle elle piqua un peigne de jais, et sur les anglaises qui tombaient divinement sur ses oreilles roulaient quelques fines perles noires. Elle finit de se parer en peignant sa bouche d’un émail écarlate et luisant, boutonna une redingote sombre sur sa robe et ajusta une étole de fourrure brune sur ses épaules. Grandie par des bottines noires, elle s’en fut après un dernier regard pour vérifier qu’il ne lui manquait rien.
Ses talons claquaient sur le marbre du hall, juste avant qu’elle n’arrivât dans la salle des machines du Théâtre, quand elle fut alpaguée par une voix sombre mais féminine, enrouée par trop de fumées :
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Ramènes-en un de bien, Rêve, que ça devienne un habitué.C’était Calice, la tenancière de la maison close, qui, adossée avec nonchalance contre l’embrasure d’une porte, voyait ses filles partir l’une après l’autre dans les rues froides de Tulorim. Dans l’ombre, seuls ses yeux rougeoyants se remarquaient dans une furie de flammes crépusculaires, car toute de noir vêtue elle disparaissait dans l’obscurité de son cabinet.
Sans daigner répondre, Rêve reprit sa marche, pleine d’ardeur et de ferveur, à la rencontre des ténèbres envoûtantes de la nuit.