Une porte et deux fenêtres donnent sur la cour. C'est une sorte de petit jardin, modeste, mais offrant un peu d'ombre et de fraîcheur. Au centre, un bassin humidifie la terre, et de folles herbes s'égaillent tout autour. Profitant de l'ombre du bâtiment et de la présence d'eau, un petit parterre de menthe pousse dans un coin. La cour est entourée par des arcades, et c'est à l'ombre de celles-ci que se trouvent les entrées des habitations. Elles sont toutes à peu près identique : deux pièces dont une chambre, petite mais jolie, avec des murs bien blanc, et une cave. Les toits sont en schistes, inclinés vers l'extérieur.
La maison se trouve non loin du port. Elle faisait partie d'une série d'habitation construite il y a quelques décennies pour une famille locale, mais celle-ci s'est enrichie, et habite désormais dans des demeures plus cossues. Leurs anciennes maisons furent laissées un temps à l'abandon, puis un jeune Eniodais les racheta à bas prix, et elles servent depuis à héberger de nouveaux arrivants et quelques jeunes couples peu aisés. C'est également une alternative viable aux auberges pour les voyageurs souhaitant rester un certain temps à Eniod.
Au moment de mon arrivée en ville, le jeune Eniodais, Jasam Mercus, a déjà un certain âge, et une certaine richesse. Mais, si ses affaires ont fructifié et se sont diversifiées, les maisons sont toujours là, et la pension reste raisonnable. Jasam a également une bonne réputation, et on m'orienta naturellement vers lui quand je me mis à la recherche d'un endroit où s'abriter. Je n'ai bien évidement pas traité avec Jasam lui-même, mais avec un subalterne peu inquisiteur, et à peine une demi-journée après être arrivés à Eniod, je pus m'installer dans ma nouvelle demeure avec Lisia et ma fille.
Avant cela, il a fallu passer les gardes de la ville, qui ont vu d'un mauvais oeil qu'un Sang Pourpre souhaite pénétrer librement dans leur ville. Il est vrai que je n'ai peut-être pas été très diplomate. Et puis, on peut difficilement croire que ma hache est celle d'un bûcheron... Ils ont finis par me laisser passer, mais pas avant que je n'ais accepté de leur confier mon arme. En temps normal, je pense que je n'aurais jamais accepté. Mais là, le ventre vide, et las du voyage, j'ai préféré céder.
Puis il a fallu trouver en urgence de la nourriture et de l'eau, car nous étions tout trois affamés et épuisés. Après s'être reposés un temps à la terrasse d'une auberge, nous sommes partis à la recherche d'un marchand peu scrupuleux prêt à racheter une part du butin que j'avais pu amener. Ce n'est qu'après que nous avons pu nous inquiéter d'un abris, si possible plus durable qu'une chambre dans une auberge.
Pendant tout ce temps, nous n'avons pas parlé. En fait, cela fait plusieurs jours que le silence règne entre nous... La conversation n'aide pas à la survie. Elle s'occupait de l'enfant, moi du bateau.
Ce soir encore, pas une parole. Mais je m'en moque éperdument, et elle aussi, je suppose. J'apprécie juste la douceur du lit, sous moi, et la satisfaction d'avoir un toit. Un instant de repos, enfin... Je me redresse un instant, jette un coup d'oeil à la pièce. C'est vide, dégarni ; il y a juste le minimum vital. Mais, comparé au confort d'un bateau, c'est largement suffisant.
Sur l'autre lit, ma fille dort déjà au côté de sa mère. Le soleil vient à peine de disparaître derrière l'horizon, mais je sens que le sommeil me guette. Pour la première fois depuis trop longtemps, je cède à ma somnolence, et m'endors profondément.
Un cri. La lumière de la lune pénètre par la fenêtre ; quelques formes se détachent, masses indistinctes et immobiles.
Je me réveille en sursaut, cherche mon arme, à tâtons, repoussant le drap, me demandant où je suis. Quelques secondes passent, puis je reprend mes esprits, et la panique se dissipe en un instant. Mon arme, les gardes l'ont confisqué ; mais ce n'est que ma fille qui pleure. Lisia est déjà en train de lui donner le sein. Il n'y a aucun danger... Je me retourne, tente de me rendormir. Quelle heure peut-il bien être ? Cela fait un bout de temps que je n'ai pu faire une vraie nuit. Il y a eut les veilles pour surveiller le camp, là-bas, sur l'île. Puis sur le bateau, pour s'assurer d'arriver à bon port. Le lit m'irrite, et j'ai l'impression de sentir le regard de Lisia. Et, en effet, quand je me retourne à nouveau, il me semble apercevoir un air réprobateur sur son visage avant qu'elle ne détourne les yeux.
Je sens une bouffée de colère naître dans mon estomac. Mon regard glisse jusqu'à ma fille, mais la vision de l'enfant ne me calme pas, bien au contraire. Elle me rappelle les derniers jours, la fuite, l'épuisement, et... l'incompréhension. Mon incompréhension, face à mes propres décisions. Pourquoi ? Pourquoi la sauver ? Pourquoi n'ai-je pas pu suivre les lois de mon peuple ? L'aigreur grandit, m'envahit. Mais une pudeur inconnue me retient : je ne veux pas exprimer ma colère devant eux. Serrant les dents, sans un mot, je me lève brusquement, récupère mes habits, puis je quitte la maison, fuyant le regard de Lisia.
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