L'Hinïonne incline simplement le visage pour me saluer et me demande si je me suis bien reposé. Je hoche simplement la tête en souriant et réponds d'un air malicieux, faisant référence au temps passé à l'auberge plus qu'à la dernière nuit:
"Trop, je commence à m'empâter! Et vous-même?"
Dame Isil esquisse un petit sourire et rétorque qu'elle va bien, mais que les grandes étendues lui manques. Elle jette ensuite un regard à son Lokyarme et se fend d'un nouveau petit sourire avant de répondre à ma question de savoir si quelqu'un d'autre nous accompagne, la présence du cheval m'étonnant.
"Oui, quelqu'un d'autre nous accompagne. Elle s'appelle Miynn et semble être d'un caractère joueur et avide de grands espaces, j'espère que vous vous entendrez bien. Il s'agit de votre monture, à partir de cet instant et jusqu'à ce que vous décidiez de l'inverse."
Je recule d'un pas en ouvrant de grands yeux étonnés et inquiets:
"Ma...monture?! Je...je ne peux pas accepter, Dame, je n'ai rien à vous offrir en échange!"
J'ajoute d'un air piteux et gêné, à mi-voix:
"Et puis, je ne suis jamais monté sur un cheval, je ne saurais pas comment faire..."
L'Elfe hausse un sourcil avec une lueur amusée en me répliquant qu'elle ne demande rien en échange et que c'est un cadeau que je lui ferais en l'acceptant puisque je la ralentirait fortement en restant à pieds. Un demi-sourire se forme sur ses lèvres lorsqu'elle ajoute :
"Vous vous y ferez, vous verrez. Je suis certaine que Miynn et vous vous entendrez très bien. Les premiers jours seront peut-être un peu délicats, mais on en vient à apprécier."
J'hésite un moment, mon regard passant du cheval à Isil puis au Lokyarme, puis je finis par hocher la tête avec un discret sourire en coin et une étincelle de malice dans les yeux:
"Dans ce cas, je vous suis reconnaissant d'avoir choisi un cheval, tomber du dos d'un oiseau aurait incontestablement été un peu plus...délicat. Merci, Isil."
La dame accepte mes remerciements d'une inclinaison de la tête et, sans plus faire d'histoires, je me hisse tant bien que mal sur le dos du cheval, non sans renâcler intérieurement en sentant l'animal bouger légèrement sous moi. Ce n'est que lorsque j'ai l'impression d'être plus ou moins stable que je questionne à nouveau Isil:
"L'histoire que vous avez racontée hier soir, vous ne l'avez pas choisie au hasard, n'est-ce pas?"
Plutôt que de me répondre immédiatement, l'Elfe s'avance et me demande d'un regard si elle peut régler mes étriers, ce que j'approuve prestement car je n'ai vraiment pas l'impression que je resterai sur cette bestiole si elle se mettait à remuer. Quelle idée de monter sur un cheval, aussi, cela va rendre sa viande dure de lui faire faire tant d'efforts! Je me garde bien d'évoquer ma pensée à haute voix, la dame semble avoir quelque amitié pour les animaux, et l'observe retendre les courroies de cuir. Elle replace ensuite mes pieds correctement et me montre comment tenir les rênes, puis elle rectifie ma position sans se hâter pour, enfin, reprendre la parole:
"Pas entièrement, non. En réalité, j'ai conté de nombreuses fois cette histoire lors de mes voyages, mais c'est la première fois qu'elle me revenait à l'esprit depuis que j'ai retrouvé Lhyrr."
Elle s'interrompt pour lancer un coup d'oeil au loykarme qui lui rend un regard égal, puis poursuit:
"Cette histoire était... appropriée, le lien qui nous unit est très particulier."
Elle relève les yeux sur moi et m'informe soudain de ses projets, que j'écoute avec la plus grande attention:
"Nous pensons nous rendre jusqu'aux montagnes de Dehant pour nous rendre ensuite à Jarvron, à environ une quarantaine de jours de marche vers le nord-est. Une grande partie du trajet se fait sur la route vers Tulorim, mais si jamais vous souhaitez vous joindre à nous, vous êtes le bienvenu. Quoi qu'il en soit, nous aurons le temps de voir en route."
Après la réponse de la jeune femme concernant le récit de la soirée, je hoche la tête sans répondre en jetant un coup d'oeil intrigué au Lokyarme. Ce n'est qu'après qu'Isil ait évoqué sa destination que je reprends la parole, songeur:
"Jarvron...la région où la fille de Malter aurait emmené ses reliques et celles de sa compagne louve après qu'ils soient tombés..."
Je souris tranquillement et désigne approximativement le nord-est du menton:
"Je crois que c'est de ce côté-là. Allons donc voir s'il y a un fond de vérité dans cette légende. Quarante jours, cela vous laissera peut-être tout juste le temps de me conter aussi l'histoire de l'Hinïonne qui volait sur le dos d'un Lokyarme?"
Isil laisse un demi-sourire et un air amusé éclairer son visage avant de se diriger à son tour vers le loykarme et de grimper sur son dos, juste derrière ses ailes. Lhyrr, qui semble toujours prêt à frimer un peu, déploie ses ailes et bat l'air avant de commencer à se diriger vers la sortie de la ville. Oubliant toute prudence à ce spectacle, j'applaudis des deux mains avant de devoir me raccrocher en urgence à la crinière puis aux rênes de ma jument qui s'est mise à caracoler, comme pour me rappeler qu'elle aussi existe et que je ferais bien de me soucier d'elle plus que du frimeur ailé. Une fois mon assiette plus ou moins retrouvée, l'Elfe me répond, toujours avec un demi-sourire:
"Cela devrait bien nous occuper une heure ou deux. Pour le reste, je serais très curieuse d'en savoir plus sur les légendes Eruïones et sur l'Eruïon qui m'accompagne."
La menace de chute immédiate me semblant écartée, je soupire de soulagement et réponds avec le plus imperturbable sérieux:
"Deux heures pour votre histoire, cinq minutes pour la mienne, comment allons-nous occuper les quarante jours de chevauchée qui nous attendent?"
Un sourire irrépressible fendille mon masque, vite suivi d'un rire insouciant, puis je reprends, taquin:
"Je vais faire durer un peu le plaisir, je crois. Deux heures ne vous suffiront pas, je suis curieux. Racontez-moi déjà, comment vous êtes-vous rencontrés, Lhyrr et vous? Et comment vous êtes-vous retrouvée dans ce misérable camp?"
Mon rire semble surprendre l'Elfe qui se referme alors comme sables mouvants sur l'imprudent voyageur, elle frissonne à mes questions et semble lutter pour chasser ces ombres qui, je le vois bien, l'ont envahie. Je laisse mon sourire s'évanouir et le remplace par une expression neutre pour écouter son récit qui n'a certainement rien d'amusant. Elle me conte sa rencontre avec son Lokyarme acculé par des braconniers, puis le combat qui en a découlé. Puis elle me parle de son frère et d'un ami retrouvés, tous deux accompagnés d'un Woran sombre qui donna son nom à Lhyrr. L'Elfe tenta ensuite de rendre la liberté à la magnifique créature et s'efforce de me faire comprendre le sentiment de vide qui s'est emparé d'elle à cette séparation qui, apparemment, aurait aussi engendré en elle d'étranges visions. Elle me raconte avoir ensuite retrouvé le Lokyarme de manière imprévue lorsqu'il vint la sauver des griffes d'un Jin Silf, créature étonnante et inconnue en ce qui me concerne. Je m'abstiens pourtant de l'interrompre pour lui poser la question, elle n'a pas fini son histoire et aucun Eruïon n'aurait l'audace d'interrompre un conte, qu'il soit légende ou récit réel. Dans notre culture, ce qu'il en reste du moins, un conteur est sacré, l'interrompre vaudrait au malotru le mépris de toute l'assemblée.
L'Hinïonne s'assombrit encore pour me raconter comment elle s'est retrouvée esclave chez les Shaakts. Elle évoque une chute de Cynore, sa capture puis son enfermement dans un lieu qu'elle nomme très poétiquement le "trou du cul de Phaïtos" et que je devine être un bel enfer souterrain, l'obscurité qui lui a été imposée durant des mois. Je hausse un sourcil un peu étonné à cette dernière évocation, en quoi l'obscurité peut-elle être dérangeante? Dans le désert de Sarnissa c'est une bénédiction, l'unique moyen d'échapper à la fournaise qui règne partout en maîtresse absolue et létale. Mais une fois encore je garde ma langue derrière mes dents, le temps des questions viendra plus tard. Isil marque une pause après ce récit, puis elle prend une ample inspiration et poursuit courageusement son histoire.
Elle me parle ensuite à mots couverts de sa sortie de cet enfer, non pas pour retrouver la liberté mais au contraire pour subir une nouvelle forme d'avilissement. Elle m'explique comment elle a mis peu à peu en place le plan d'évasion qui m'a également permis de fuir, puis évoque la mort de son amie Ölendra, un instant que je ressens comme étant la goutte qui a fait déborder le vase pour ma nouvelle compagne d'aventures. Elle finit par tourner à nouveau la tête vers moi et me demande de lui conter mon histoire en retour, ce que je n'ai aucune raison de lui refuser, même si mes "aventures" sont loin d'être aussi épiques que les siennes. Je souris avec une certaine timidité à l'Elfe puis je replonge dans mes souvenirs afin de partager avec elle certains d'entre eux, non sans une discrète mélancolie:
"Je suis né dans la Tribu de Moura, l'une des neuf tribus qui survivent dans le désert de Sarnissa, voilà un peu plus de soixante ans. J'ignore ce que vous savez de ce désert, alors je vais vous en parler un peu pour que vous compreniez la suite."
Incapable de conserver longtemps un inébranlable sérieux, j'adresse un sourire en coin à Isil en plaisantant:
"Voyez, tous les moyens sont bons pour faire durer mon récit plus de cinq minutes."
Je ris avec insouciance et reprends plus sérieusement:
"Le désert de Sarnissa est un lieu...dur. Durant la journée, le soleil tue ceux qui ne savent s'en protéger en deux ou trois heures. La nuit, le froid est si perçant qu'il gèle l'eau d'une grande outre en moitié moins de temps. Il n'y a presque pas de vie dans le désert profond, seuls quelques insectes survivent, des scorpions surtout, et aussi quelques serpents. Il n'y a pas de végétation, à part dans de très rares oasis, l'eau est si rare que les tribus sont obligées de changer de lieu plusieurs fois dans l'année pour subsister. Nous passons ainsi de caverne en caverne et, souvent, les plus faibles meurent durant le déplacement. Il n'y a jamais assez à manger pour tout le monde, les enfants ont la priorité car ils sont rares et ils manquent donc rarement de nourriture, le reste de la tribu se partage ce qu'il y a. Quelques racines, les serpents et les insectes que nous avons pu attraper. Parfois il n'y a rien de tout ça, alors nous suçotons des pierres pour passer la faim et en absorber les minéraux qui s'en détachent."
Ces évocations que d'aucuns pourraient trouver pénibles ne me touchent guère mais, derrière la façade rieuse et insouciante que j'offre la plupart du temps au monde, il y a un être aussi dur et impitoyable que le désert qui l'a vu naître. Peut-être cela transparaît-il à cet instant, mais je ne me soucie pas de le dissimuler à l'Elfe. Nous partageons nos histoires, nos vécus, et c'est un partage que je ne peux concevoir autrement qu'entier dans ce que nous acceptons de nous révéler l'un à l'autre:
"Lorsque les hommes dans la force de l'âge commencent à mourir de faim ou de soif, nous tentons de nous procurer de quoi survivre en attaquant les fermes Sindel. Parfois nous réussissons et la tribu peut se sustenter. Parfois nous échouons et la tribu survit aussi parce qu'il y a moins de monde à nourrir. Dans les deux cas les Sindeldi organisent des expéditions punitives, ils nous envoient les troupes d'élite de Raynna. S'ils nous trouvent, ils nous massacrent tous. Femmes, enfants, vieillards, ils ne laissent que des cadavres derrière eux. Mais souvent nous parvenons à leur échapper, le désert est devenu notre terre et nul ne la connaît comme nous. Parfois c'est notre terre qui nous défend, les tempêtes de sables peuvent être soudaines et brutales, il n'est pas rare qu'elles déciment nos agresseurs. Parfois ils comptent sur un puits pour se réapprovisionner en eau et le puits est à sec, alors ils meurent."
Je hausse les épaules, c'est le destin, la vie telle que je la connais, ni plus ni moins.
"De temps en temps nous récupérons des survivants de ces troupes, ou des fugitifs du bagne de Raynna. Certains se joignent à nous et c'est sans doute ce qui a permis à mon peuple de survivre, nous aurions disparu depuis longtemps sans eux car les naissances sont rares. Autrefois nous avions la même apparence que ces Shaakts de Khonfas, mais à force de mêler notre sang à celui des Sindeldi et des Hafiz, nous avons changé. Le désert aussi nous a changé, je n'ai besoin que d'une ou deux gorgées d'eau par jour pour survivre aux plus terribles chaleurs et chacun des repas qui nous a été servi à l'auberge me permettrait de manger durant plus d'une semaine."
Je tapote d'un air pensif mon sac plein de victuailles, un trésor inestimable comme jamais je n'en aurais rêvé lorsque je vivais au Naora:
"Avec ce qui se trouve dans mon sac, je suis plus opulent que n'importe quel Eruïon du désert, jamais je n'aurais imaginé être un jour aussi riche. Enfin, c'est la présence parmi nous de quelques-uns de ces survivants Sindeldi et Hafiz qui sont à l'origine de mon départ du Naora. Eux avaient vu autre chose que le désert, ils nous racontaient des histoires incroyables de villes et d'entrepôts pleins de victuailles. Ils parlaient de lacs immenses et de rivières si larges qu'il fallait un bateau pour les traverser. J'étais encore un enfant, mais cela me faisait déjà rêver. Quand j'ai eu une cinquantaine d'années, une famine plus rude que les autres m'a convaincu de tenter ma chance, alors je suis parti et je me suis rendu à Nessima. Là, j'ai observé pendant des jours les Cynores qui s'envolaient et j'ai fini par parvenir à me faufiler discrètement à bord de l'un d'eux. Je n'avais aucune idée de l'endroit où il m'emmènerait, mais ça ne pouvait pas être pire que le Dragomélyn."
Je ne peux m'empêcher de sourire à ce souvenir, je me revois encore en train de me cacher naïvement entre les caisses de la cargaison, une cachette bien imparfaite:
"Quand le Cynore a atterri, les Sindeldi ont commencé à décharger l'appareil et ils m'ont évidemment découvert. Certains étaient d'avis de me jeter par dessus-bord lors du voyage de retour, mais leur officier a préféré me confier à la milice de la ville. J'ai appris plus tard qu'elle s'appelait Kendra-Kâr. La milice m'a jeté dans une petite cellule de pierre où j'ai passé quelques mois, puis il y a eu un grand rassemblement d'humains étrangement poudrés et vêtus comme des paons, ils m'ont jugé et j'ai été condamné à vingt ans de galère. J'ai ramé durant environ onze ans avant que des pirates ne s'emparent du navire, et de nous par la même occasion. Ces pirates nous ont revendus aux Shaakts, quant à la suite, vous la connaissez."
Je hausse une nouvelle fois les épaules, un geste qui dissipe toute trace d'amertume en moi, bien vite suivi d'un sourire tranquille:
"Mais tout ceci appartient au passé. Aujourd'hui vous et moi sommes libres, nous avons à manger et à boire, des armes et même des montures. Le monde s'ouvre à nous, quel genre d'êtres serions-nous si nous ne nous réjouissions pas de notre chance?"
Je rive un regard sérieux dans celui de l'Elfe et ajoute à mi-voix:
"Et puis, pour la première fois depuis que j'ai quitté ma tribu...j'ai une amie. Et un ami aussi, bien sûr", rajouté-je précipitamment avec un léger rire en jetant un coup d'oeil au Lokyarme.
Je laisse passer quelques instants de silence pour marquer l'importance que cela a pour moi après des années de solitude passées enchaîné à un banc de nage. Puis, renouant avec mon insatiable curiosité je demande:
"Et vous, où êtes-vous née? Votre enfance, comment a-t'elle été? Pourquoi avoir quitté les vôtres?"
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Elladyl, Eruïon errant de son état.
Dernière édition par Elladyl le Ven 18 Aoû 2017 14:05, édité 1 fois.
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