Je revins à moi dans un sursaut et je mis un instant à réaliser où j’étais. Une fois que je compris ce qui venait de se passer, je secouai vivement la tête pour récupérer la totalité de mes esprits. Que je puisse m'endormir aussi facilement indiquait que ces dernières nuits passées à la belle étoile et les évènements récents m'avaient épuisés plus profondément que je ne le pensais. Malgré ça j'avais encore à faire avant de pouvoir me reposer. Je ne connaissais pas l'endroit et avec les ratissas qui trainaient dehors c'était trop dangereux de baisser ma garde. J’entrepris donc de bloquer l’ouverture à l’aide d’une table que je renversai à la verticale. Les bêtes avaient renoncés pour cette fois et étaient parties, mais je devais être prêt si jamais elles revenaient plus décidées. Je finis de caler ma défense avec des chaises pour être sûr qu'ils ne puissent pas la renverser.
Ma tâche achevée mon crâne commençait à me faire souffrir, il fallait absolument que je dorme. Mais l'heure n'était pas encore au repos. M’armant d’un tison enflammé, je pris d’abord la peine de faire une brève inspection de l'endroit pour m’assurer qu’aucun danger ne me menaçait de l’intérieur. Il était hors de question que je me fasse surprendre par quoique ce soit durant mon sommeil. J’avais déjà assez à craindre de la force mystérieuse qui hantait ces lieux.
L’escalier menant au premier étage était impraticable, on en avait défoncé les premières marches. Il faudrait un support pour pouvoir attraper directement celles du haut. Je jugeai qu’il n’y avait aucun risque de ce côté là. Derrière le bar il y’avait une trappe ouverte, le tapis que je vis à côté devait sûrement la recouvrir quand elle était fermée. En m’en approchant je reconnu des bruits que je n’avais que trop entendu ces derniers temps, la cave devait être infestée de ratissas. Je ne pu m’empêcher de jeter un coup d’œil à l’intérieur et ce que je vis me pétrifia.
Eclairé par ma torche, je distinguai des marches qui s’enfonçaient dans les ténèbres et dessus le plus grand ratissa que je n’avais jamais vu. Il avait des crocs démesurés qui dépassaient de sa gueule. Ses yeux étaient d’une noirceur terrifiante et l’espace d’une seconde j’aperçu le visage de l’homme à la toge noir se superposant au sien. Sa face entière était recouverte de sang et je sentais une odeur abjecte émaner de lui. Devant lui des petits, peut être les siens, tentaient de fuir mais les marches étaient des obstacles presque insurmontables pour eux. Il en tenait un entre les pattes, je devinai aux tâches sombres qui le précédaient que ce n'était pas le premier qu'il attrapait. Sa proie poussait des gémissements de souffrance, impuissant alors que l'immonde bête la dévorait vivante. La scène était abominable.
La lumière de ma torche attira l’attention de l'hideuse créature, elle me fixa et la silhouette de la flamme se refléta dans ses yeux noirs, lui donnant des allures de démon. Elle avait le museau et les crocs dégoulinants de bave sanguinolente. La situation s'immobilisa alors que je retenais mon souffle incapable d’esquisser le moindre geste. C'est à ce moment que le plus proche des petits chuta de la troisième marche en émettant un couinement de détresse. Cela sonna comme un appel pour son poursuivant qui s'élança vers lui. Ce fut un déclic pour moi, je ne pouvais rester plus longtemps spectateur de ce qui se passait. D'un geste, je me penchai en avant récupérai le petit et refermai le passage. Je le verrouillai juste à temps. L’instant d’après j’entendais des cris et des grattements furieux contre la trappe. Le bruit était impressionnant mais la plaque était en pierre, maintenu par un verrou en acier. Peu importe sa taille, il ne pourrait jamais passer.
Je restai un moment immobile tenant le petit encore tremblant contre mon cœur, fixant avec horreur la trappe devant moi. Ce que je venais de voir n’avait pas de sens, même affamés les ratissas de dehors n’avaient pas eu recours au cannibalisme. Pourquoi un animal si gros le ferait? Des petits en plus, ayant à peine quitté leurs mères et la façon dont il le faisait…j’aurai juré qu’il prenait du plaisir dans leurs souffrances. J’étais sous le choc et horrifié.
Je ne saurai dire combien de temps je restai ainsi. C’est bien après que l’énorme ratissa ait renoncé à forcer la trappe que je me relevai, essayant tant que possible de ne pas penser aux sorts qui attendait les petits restés en bas. Le survivant, toujours blotti contre mon corps, avait arrêté de trembler et s’était endormi.
Je continuai mon tour, je ne pouvais pas me permettre qu’une bête comme ça me surprenne pendant mon sommeil. Il y avait une porte à côté du comptoir, elle menait sur une réserve. J'y vis plusieurs tonneaux et une sortie sur le dehors dont la porte était défoncée. Je refermai ce passage également. Je finis rapidement mon inspection de la salle mais si je pu prendre pleinement conscience de la violence qui avait eu lieu ici, je ne vis aucun autre danger potentiel. Epuisé mentalement et physiquement, je m’arrangeai un lit de fortune près de la cheminée.
Malgré ma grande fatigue je ne parvins pas à dormir tout de suite. Des images atroces se bousculaient dans mon esprit. Par moment c’était l’image de l’homme à la toge noir et à d’autres je pensais à l’ignoble bête dont je n'étais séparé que par une épaisseur de plancher. Le seul réconfort que je parvins à trouver fut dans la petite boule de poil qui dormait à mes côtés. La serrant fort contre moi je tentais d'oublier le monde qui m'entourait. Je n’aurais pas pu affirmer qui de lui ou de moi avait eu le plus besoin de l’autre. Le temps passa et la fatigue l’emporta sur la peur qui me rongeait. Finalement je rejoignis mon petit compagnon dans le monde des songes.
J’ai peur, j’ai si peur, s’il vous plait aidez moi! Non pas lui, qu’il s’en aille, plus jamais, plus jamais! Je suis désolé, je ne voulais pas, je ne contrôle pas, je ne le contrôle pas, il me fait si peur... J’ai mal, je veux juste que ça s’arrête, aidez moi! Je vous en supplie aidez moi!
Je me réveillai un peu après le levé du soleil, des images confuses dans ma tête. J'avais l'impression d'avoir rêvé de quelque chose mais c'était flou et dès que j'essayais de me concentrer mes pensées se troublaient. La réalité se rappela d'un coup à moi lorsque je senti le petit ratissa blottit en boule contre mon corps. Aussitôt tous les événements de la veille se bousculèrent dans mon esprit. J'avais du mal à réaliser qu'hier matin encore je me baladais sans soucis sur les collines herbeuses de Shory. Maintenant, j'étais bloqué sans nourriture au milieu de la forêt encerclé par une horde de bêtes affamées. J'ignorais comment j'allais me sortir de là.
Chaque chose en son temps, il fallait d'abord que je vois ce que j'allais faire de la boule de poils blanche qui ronflait tranquillement à côté de moi. Instinctivement je m’éloignais un peu d’elle, hier soir mes émotions avaient pris le dessus mais maintenant j’étais totalement conscient. C’était un mâle et il venait vraisemblablement tout juste d’être sevré de sa mère. Il pesait dans les cent grammes et devait tenir dans mes deux mains réunies. Comme tout ceux de son espèce, son pelage était uniformément blanc.
Je l'avais sauvé la veille uniquement sous le coup de l'impulsion mais vu la précarité de ma situation je pouvais difficilement me permettre de m'encombrer de ça en plus. Puis c'était quand même un ratissa, certes pour le moment il n’avait que quelques semaines, mais dans moins d’un an il serait devenu adulte et serait une menace comme tout ses congénères. D'un autre côté, je ne pouvais m’empêcher d’être attendri par la petite créature qui dormait paisiblement devant moi et quand je pensais au sort auquel elle venait d’échapper... je me sentais le besoin de la protéger.
Au fond de moi une bataille faisait rage entre d’une part ma répulsion, qui avec les derniers événements tournait à la haine, à l'encontre de ceux de son espèce et l’incarnation même de l’innocence que j’avais sous les yeux. Alors que j'étais encore indécis il se réveilla doucement, cligna des yeux, s’étira et dès qu'il me vit, vint se frotter contre moi. Ce n’était rien mais c'est ce qui fit gagner la tendresse sur la colère. Je décidai de le garder à mes côtés pour le moment.
L'affaire entendue, je me redressai et observai la pièce qui m'entourait à la lumière du jour. Il était évident que l'endroit était le même, le sang, les meubles brisés, le comptoir et l'horreur qui se dissimulait dans la cave, tout ça était encore là. Pourtant il y avait quelque chose de fondamentalement différent, je regardais autour de moi essayant de comprendre d'où me venait cette impression de changement lorsque la réponse m'apparu soudain évidente. Physiquement l'endroit était le même, c'était l'aura malfaisante d'hier soir qui avait totalement disparu. Ce n'était certainement toujours pas accueillant mais l'ambiance n'était plus si oppressante.
Ce qui avait été à l'oeuvre la veille semblait être parti pour le moment. Je tentais de me rappeler quand exactement j'avais senti sa présence faiblir peut être cela me donnerait un indice sur la nature de la chose. Dans mon effort de mémoire la vision de mort qui m'avait été imposée s'immisça dans mon esprit, me faisant perdre la fil de ma réflexion. Par association d'idées c'est le gros ratissa qui occupa mes pensées. Je ne pouvais m'empêcher de l'associer à la puissance maléfique de la maison et à la prolifération de dehors. Je n'arrivais juste pas encore à faire le lien entre les différents éléments, les réponses devaient être quelque part dans cette bâtisse. J'étais bien décidé à trouver ce qui se passait exactement.
Avant de partir à la chasse aux indices j'avais encore pas mal à faire. Il faisait encore frais et mon feu s’était éteint. Après l’avoir rallumé je passai la matinée à réparer mes habits sous le regard interrogatif de mon nouveau petit compagnon. Je fis même l’effort de fabriquer une bandoulière en peau de ratissa pour pouvoir le transporter sans risque. Le travail manuel me fit le plus grand bien, me permettant de concentrer mon esprit sur une tâche précise. Une fois prêt je lui présentai ses nouveaux quartiers. Il sembla tout de suite totalement conquis et alla se blottir tout au fond, ne laissant même pas sa tête dépasser.
Satisfait, je décidai de commencer ma fouille par les étages. Utilisant une table comme point d’appui je m’élançai vers l’étage. J’accédai dans un long couloir, des deux côtés des portes étaient ouvertes sur des chambres. Là aussi des traces de combat étaient omniprésentes, la plupart des entrées étaient défoncées et il y avait du sang séché partout.
J’avançais avec précaution, fouillant méthodiquement chaque chambre mais il ne semblait n’y avoir ni nourriture, ni objets de valeurs. Je finis par arriver dans celle où la fenêtre pleurait du sang. Le combat ici avait du être terrible, les murs, le sol et même le plafond étaient tachés de rouge. Il y avait de nombreuses marques d’armes sur les meubles et sur les murs.
Je sortais à reculons de cette pièce, quand Junior sentit visiblement quelque chose et en sortant la tête de sa poche se mit à pousser des petits cris excités. Je le saisis et le déposai au sol. Il fila aussitôt sous le lit, pour ressortir quelques secondes plus tard, trainant de toutes ses forces un morceau de saucisson presque aussi gros que lui. Je ne pus m’empêcher de trouver la scène terriblement attendrissante. Je le ramassai ainsi que sa prise. La viande était toute sèche et extrêmement dure, immangeable pour moi. Je lui en découpai un quart, plus pour qu’il se fasse les dents que pour le nourrir et lui réservai le reste pour plus tard. Je fus surpris de l’appétit avec lequel il dévora la viande. En quelques secondes le morceau avait disparu et le goinfre en réclamait encore. Sans céder à ses caprices je continuai ma progression.
Je finis ma visite de l’étage pour arriver au bout du couloir. L’escalier qui menait au second étage était intact contrairement à l’autre. Arrivé à son sommet, passant à travers une autre porte défoncée, j’entrai dans une chambre, beaucoup plus spacieuse et raffinée que les précédentes. L’endroit ne semblait pas avoir été le lieu d’un combat mais d’une fouille intense, tous les tiroirs étaient ouverts, le bureau renversé, le parquet était couvert de papiers et démonté par endroit.
C’est alors que je le vis, assis en boule dans un coin de la pièce, son visage caché dans ses bras. Il était entièrement nu et avait de nombreuses marques de griffures sur tout le corps. Les cicatrices étaient d’autant plus horribles que par ailleurs sa peau était toute lisse et blanche, il devait être jeune. Son corps était parcouru de soubresauts, il était en train de pleurer silencieusement. Il y avait quelque chose d’irréel chez lui mais je n’arrivais pas à trouver quoi exactement. J’étais pris d’un irrésistible besoin de faire quelque chose pour le réconforter, je sentais que moi et moi seul pouvais lui venir en aide. Je commençai à m’approcher doucement.
"Ca va? Je peux vous aider?"
Il leva la tête vers moi et me dévisagea les yeux encore pleins de larmes. C’était l’homme aux traits les plus fins que je n’avais jamais vu. Il devait être un peu moins âgé que moi. Il avait de courts cheveux blonds, était totalement imberbe et avait des yeux d’un bleu extrêmement pâle, plein de peine, de souffrance et d’une tristesse qui semblait presque infinie. Je tombai à genou devant tant de détresse. Une larme coula le long de ma joue.
Me voir sembla apaiser son chagrin. Il prit une expression neutre, se leva doucement, s’approcha de moi et sans un mot posa une main sur mon front. Je ressentis son contact comme un courant d’air frais sur ma peau. Je fermai les yeux, éprouvant au plus profond de mon cœur la plus grande des compassions pour cet homme. J’avais les yeux clos et humides lorsqu’il me transmit toute son histoire.