L’aube pointait ses rosées, et le feu mourait doucement dans ses cendres ; il régnait sur le campement une grande agitation. Emergeant difficilement du sommeil de plomb dans lequel j’étais plongée, je me redressai, observant avec l’incompréhension la plus totale l’agitation de mes sœurs. Mère Théa était dressée comme une flamme, sa longue flamberge luisant dans la faible lumière, hurlant des ordres que je ne comprenais pas ; elle avait retiré son long manteau, son armure de cuir durci pour seul vêtement. Je ne pus m’empêcher d’admirer sa musculature étonnante pour une femme de son âge, résultat de nombreuses années de vie austère. Elle m’aperçut, complètement désoeuvrée, et lut sur mon visage que je saisissais rien de la situation.
- Sœur Kayane, réagissez !
Sa voix était dépourvue de toute intonation, sinon celle de l’injonction, et seule la froide colère qui couvait dans ses yeux, ainsi que le caractère inhabituel du vouvoiement, me firent prendre conscience que non seulement la situation était insolite, mais dangereuse. Cette prise de conscience me fit le même effet que si je m’étais jetée dans les eaux froides du fleuve ; le sommeil n’était plus qu’un lointain souvenir, et je jetai à terre mon long manteau. C’est alors que je les vis enfin. Comment n’avais-je pas pu m’en apercevoir plus tôt ! A peine quelques centaines de mètres en amont, le long du fleuve, un groupe de sept cavaliers filait droit vers nous, et la lumière matinale faisait luire leur armes sorties de leurs fourreaux. Le fracas de leur cavalcade était effrayant. Comment avait-ils découvert notre position, et surtout, que signifiait cette charge ? De mémoire de sœur, jamais personne n’avait lancé d’attaque contre une patrouille. Je sentis l’adrénaline projeter dans ma poitrine ses jets acides. Le temps n’était pas au questionnement. Immédiatement, je m’emparai de mon fourreau, laissé la veille à même le sol à côté de ma couche, et sortit mon sabre court. Le chuintement de l’acier eu pour effet de calmer les battements de mon cœur ; une lame en main, la peur n’était plus une ennemie, mais une alliée, je pouvais la contrôler, la juguler pour affermir ma prise. J’aperçus Mère Théa hocher de la tête en voyant mon changement d’attitude ; et elle lança aux sœurs rassemblées là :
- Il n’y a pas un seul instant à perdre ! Ils sont en légère supériorité numérique, et profitent de l’impulsion de leur charge ; heureusement, le terrain décrit jusqu’à nous une légère montée qui devrait ralentir les chevaux. En plus, la pente de ce tertre devrait nous cacher à leur vue dans les derniers mètres. Placez-vous dans les affleurements rocheux des berges, et attendez qu’ils arrivent ; celles qui ont une javeline, attendez jusqu’au dernier moment, et touchez les chevaux dans les pattes antérieures. La priorité est de les désarçonner, contre des cavaliers nous n’avons aucune chance. Allez-y, maintenant !
Les paroles de la mère révérende me firent prendre conscience de l’importance que pouvait, dans un combat, revêtir l’influence du terrain ; hier, en installant le campement, je n’avais remarqué ni notre position surélevée, ni les affleurements rocheux, rendue aveugle par la fatigue et la fausse certitude d’être loin de tout danger. Il me faudrait encore du chemin pour devenir une véritable guerrière. Suivant le mouvement, je me réfugiai derrière l’amas de roches grises et acérées qui bordait la berge. Les visages des sœurs étaient tendus, mais chacun de leurs gestes rappelait l’admirable entraînement guerrier auquel étaient soumise chaque jeune fille du monastère. Le bruit des chevaux se fit de plus en plus fort. Derrière nous, le fleuve étalait ses eaux, et, à quelques mètres devant nous, le feu de notre campement fumait encore ; les cavaliers y arriveraient de la gauche à toute vitesse, venant de la pente qui descendait du tertre en longeant le fleuve. Ils ne s’apercevraient que trop tard de notre absence et feraient des cibles parfaites pour les javelines.
Mair était à ma gauche, prête à tirer, camouflée derrière un rocher moussu. Elle me fit un signe de la tête avec un air impassible, dissimulant sa crainte. Je lui répondis d’un bref hochement de tête. Bonne chance Mair, pensai-je, reste en vie.
Le fracas se fit encore plus fort, et le sol se mit à trembler légèrement. Je raffermis ma prise sur le manche de mon sabre, essayant de réprimer la peur qui me nouait les entrailles. Et soudain, ils déboulèrent dans notre champ de vision, piétinant le sommet du tertre où se trouvait notre campement. Les guerriers, conscients d’être tombés dans un piège, tirèrent la bride de leurs chevaux qui, entraînés par leur élan, s’affolèrent. Plusieurs javelines jaillirent, à peine des éclats d’argent dans la demi pénombre, rapides et précises. Plusieurs chevaux s’écroulèrent dans des hennissements désespérés, faisant chuter les cavaliers. Déjà, ceux qui avaient atterri sans trop de dommages se relevaient. Je m’apprêtai à me jeter dans la mêlée quand un détail m’arrêta ; il n’y avait là que six de nos ennemis. Où était le septième ? J’ouvris la bouche pour prévenir mère Théa, quand je l’aperçus. Resté à quelques dizaines de mètres du théâtre du combat, il se tenait droit sur son cheval noir, enveloppé presque entièrement dans une épaisse cape sombre. Sous sa large capuche, son visage était dissimulé derrière un masque blanc qui se détachait nettement dans la pénombre. Le visage factice affichait un rictus moqueur qui me fit froid dans le dos. Qui pouvait-il être pour cacher ainsi ses traits ? Pourquoi se tenait-il à l’écart de la mêlée, comme s’il cherchait à repérer quelqu’un ? Quelque chose ne tournait pas rond, et je n’arrivais pas à l’expliquer ; une chose était sûre : la réelle nature de cette attaque savamment orchestrée avait totalement échappé à la hiérarchie de la Sororité, et cela ne présageait rien, vraiment rien de bon.
Je n’eus la vie sauve que grâce à un réflexe miraculeux.
En restant absorbée par la vision inquiétante de cet homme masqué, j’avais fait une cruelle erreur, et je n’avais pas vu le guerrier s’approcher silencieusement. Seul un léger sifflement de l’air me poussa à me jeter en arrière. La lame passa à quelques centimètres de mon visage dans un vrombissement terrifiant. J’atterris lourdement sur le dos, désorientée, et, sans prendre le temps de réfléchir, je roulai sur le côté pour m’éloigner de mon adversaire. Un choc sourd m’avertis que j’avais de nouveau frôlé la mort.
A l’endroit exact où je me trouvais un instant auparavant, la lame du guerrier s’était profondément fichée dans le sol. L’homme tentait de retirer son épée, voulant voir son avantage se prolonger, mais la crainte d’endommager son arme le retarda ; j’en profitai pour lui jeter mon talon dans la cuisse. J’y avais mis toute ma force, et je sentis son muscle contracté encaisser lourdement le choc. Il poussa un cri où se mêlaient la surprise et la douleur, et fit quelques pas en arrière, chancelant. Il avant cependant enfin réussi à arracher son arme, dont la lame brillait devant son visage déformé par la colère. Je m’étais relevée aussi prestement que possible, le tenant en respect, les deux mains serrées sur le manche de mon sabre. J’avais les mains moites, et, dans ma poitrine, les battements de mon cœur menaçaient de défoncer ma cage thoracique. Une douleur aigue m'envahissait le talon, le choc avait été violent ; je m’aperçus que, dans la précipitation de mon réveil, je n’avais pas pris le temps d’enfiler mes bottes. Je maudis ce manque de réactivité. L’homme, immobile, m’observait, attendant le moment opportun pour tenter d’enfoncer ma garde.
Il était jeune encore, quelques années de plus que moi tout au plus, mais il arborait une musculature impressionnante. Son attitude figée, la maîtrise méthodique de sa garde et la froideur de ses traits trahissaient non pas un guerrier, mais un tueur. Seuls ses yeux, d’un bleu délavé, laissaient échapper l’excitation et la folie qui se saisit des hommes dans le feu du combat. Son pied se décala de quelques centimètres, cherchant à prendre de l’élan ; j’étais prête. Nos lames s’entrechoquèrent avec un tintement presque musical. Je fus pourtant surprise par la force de sa frappe, et reculai sous l’impact d’un pas. Avec une rapidité époustouflante, il retira sa lame, qu’il projeta aussitôt latéralement vers mon flanc ; surprise, je n’eus pas le temps de replacer ma garde. Le coup, qui manquait cependant de fermeté, m’érafla au dessus de la hanche. La douleur, piquante, me fit venir les larmes aux yeux, et j’aperçus le sourire carnassier de mon adversaire. En un instant, je perdis le calme que j’avais réussi à conserver jusque là, et la colère m’obscurcit les yeux ; je répliquai derechef. Mon coup, vertical, le surprit ; il s’attendait à me voir baisser ma garde, et avait négligé de replacer la sienne. Ma lame l’atteignit à l’épaule, et je sentis avec satisfaction l’acier trancher cruellement sa chair. Il poussa un cri de rage tandis son sang coulait le long de l’acier. Reculant, une lueur de folie dans le regard, il s’écria :
- Chienne !
Il se rua vers moi, m’assenant une série de coups de plus en plus violents ; je réussissais à les parer tant bien que mal, mais sur le plan de la force pure, je savais que je ne valais rien en face d’un tel colosse. Les chocs faisaient trembler ma lame, et se répercutaient jusqu’à mon épaule. J’avais les muscles des bras en feu, et ma blessure au flanc lançait des tiraillements douloureux dans tout mon abdomen. J’étais au bord de la rupture, la moindre petite erreur, le moindre infime relâchement me seraient fatals. Je savais ce qui m’attendrait alors ; ma lame volerait sous une charge trop puissante, et l’acier froid et acéré plongerait dans mon ventre, perforant mes organes et brisant mes os. Je mettrais de longues minutes à mourir, assaillie par une souffrance insupportable. La lueur dans l’œil de l’homme enflammait littéralement son regard, et une bave écumante sortait du coin de ses lèvres. Non. Cela ne pouvait se passer ainsi.
Avec l’énergie du désespoir, je baissai légèrement ma garde, volontairement. L’homme, rendu fou par la douleur et le désir du sang, plongea sa lame en avant, de toute sa force, les muscles tendus, le corps entier en extension. Au dernier moment, je me jetai sur le côté ; j’avais tellement retardé mon mouvement, pour ne pas laisser à mon ennemi le temps de réagir, que je crus que sa lame allait m’atteindre. Pourtant, elle ne fit que frôler ma blessure sanguinolente, et l’air frais en sifflant réveilla la douleur, m’arrachant une grimace crispée.
L’homme était à ma merci, le corps tendu en avant comme un arc, déséquilibré par la puissance de son coup, l’air vaguement surpris de ne pas sentir son épée pénétrer ma chair. Je ne perdis pas un instant. Ma lame s’abattit sans pitié sur sa nuque. Il y eut un craquement d’os écoeurant, et, pris par son élan, il s’affala sur le ventre, hoquetant contre le sol sablonneux. La blessure était horrible, et la poussière s’agglutinait au sang sombre. Pour cesser ses gargouillis écoeurants, j’enfonçai profondément mon sabre dans son dos, au niveau du cœur ; il se figea, et pris presque instantanément un teint de cendre. Le sang souillait mes pieds et mon pantalon. Alors seulement, je poussai un grand soupir ; un soulagement immense m’envahit, faisant trembler tous mes membres, me prenant à la gorge. J’avais vraiment cru mourir, et cette réalité m’avait frappée de plein fouet, plus durement que jamais jusque là. Sans un regard pour le cadavre, je reportai mon attention sur la mêlée, dont je m’étais inconsciemment éloignée.
Il ne restait plus que deux guerriers debout ; l’un, ensanglanté, le visage déformé par la douleur, succombait sous les assauts répétés de mère Théa. L’autre, non loin du foyer piétiné de notre feu, redoublait d’ardeur contre une sœur que je ne reconnaissais pas mais qui semblait en très mauvaise posture. Une forme sombre était affalée à ses pieds. Mon cœur se serra atrocement. C’était une sœur, face contre terre, une large flaque couleur de vin stagnant sous elle. La lame de l’homme s’éleva, et la sœur qui le combattait s’effondra à son tour, recouvrant le corps flétri de la première. Une rage immense, presque physique, m’empoigna les boyaux. J’avais la sensation de ne plus rien entendre, de ne plus rien voir, seule l’image de la lame du guerrier ressortant du corps flasque d’une de mes sœurs existait. Avec un cri de fureur, je me précipitai sur lui, ignorant la douleur lancinante de mon flanc, jetant en avant ma lame vers sa poitrine. L’homme ne fut pas surpris par ce nouvel assaut, et para mon coup sans la moindre difficulté.
Dès que nos lames se touchèrent, je sus que j’avais fait une grave erreur. L’homme ne pouvait être comparé à celui que je venais d’abattre, il était infiniment plus entraîné. Je n’avais pas la moindre chance. Ses frappes, rapides, et d’une fermeté incroyable, me firent reculer de plusieurs mètres. En quelques secondes, j’étais totalement débordée, et sa lame, plus vive qu’un serpent venimeux, s’éleva, prête à m’ouvrir le crâne. Je fermai les yeux. Un crissement retentit. Une lame s’était interposée entre l’arme de l’incroyable guerrier et ma tête. C’était Mair, ses cheveux blonds souillés de poussière et de sang, les traits déformés par l’effort et la mâchoire serrée sous l’impact. Je fus incapable de réagir, tant j’étais assommée par la certitude que j’avais eue de mourir. Je ne pus m’empêcher de remarquer, dans la fureur du sang et de l’acier, que Maud était très belle.
Mère Théa s’était précipité à notre secours ; elle ouvrit presque immédiatement le ventre de l’homme dont l’épée était souillée du sang de deux de nos sœurs. Le silence se fit alors. Reprenant lentement mes esprits, je pris conscience de la chance incroyable que j’avais d’être toujours en vie, et je faillis défaillir. Au prix d’un immense effort de volonté, je réussis à rester droite sur mes jambes. L’odeur acre du sang, de la sueur et de l’urine me prit à la gorge ; c’était l’odeur de la mort. Les sœurs survivantes s’étaient rapprochées de nous, le regard hagard, indemnes mais couvertes d’ecchymoses et de sang à moitié coagulé. Seule mère Théa semblait avoir conservé tout ses esprits. Seule la large traînée rouge qui éclaboussait sa joue et son bras trahissait le fait qu’elle venait de livrer un terrible combat.
- Le septième. Où est le septième ! s’écria-t-elle, haussant brutalement la voix pour nous rappeler que tout danger n’était pas encore écarté.
Un éclair se fit dans mon esprit ; je tournai instantanément le regard vers l’endroit où se trouvait l’étrange homme masqué au début du combat. Il se tenait toujours là, tenant la bride de son cheval de la main gauche, nous adressant de sa main libre un signe de la main ironique. Quel monstre. Il rabattit alors sa capuche en arrière et approcha doucement sa main de son masque inquiétant. Alors, il l’arracha brusquement de son visage.
Non ! Non, ce n’était pas possible. Je devais être toujours en train de rêver, et tout cela ne devait être qu’un songe.
Pourtant, l’homme, cet homme était là, bien réel, m’adressant un signe de la tête avec une courtoisie d’une cruelle ironie. Il avait ce teint brun, si similaire au mien, et surtout, ces yeux allongés d’une couleur de miel, reconnaissables entre mille.
Sans même y penser, je me mis à courir dans sa direction, vociférant avec rage, les yeux embués de larmes. Dans mon dos, la voix de mère Théa retentit, impérieuse :
- Kayane, arrête-toi immédiatement! Ne bouge plus !
Pourtant je continuais de courir dans sa direction, sans savoir vraiment pourquoi. Un nombre incalculable de questions se pressaient et se bousculaient à mes lèvres, et, dans ma poitrine, une multitude de sentiments contradictoires se livraient un combat terrible. Un bruit de course dans mon dos. Je reçus un coup violent sur la nuque qui m’arrêta net, et je tombai à genoux. L’homme sourit, fit demi-tour, et partit au galop. Non, il ne pouvait pas partir, il ne pouvait pas. Tout vacilla, et je sombrai dans une obscurité bienfaitrice.