Quelques heures plus tard, quatre vétérans de la Garde Militaire viennent me chercher, des Sindeldi aussi durs que les rochers de l'Akuynra et à peine plus bavards qu'eux. A leur demande, je me défais de mon équipement et l'emballe soigneusement dans une toile cirée qu'ils me fournissent avant de revêtir les hardes misérables qui conviennent à un prisonnier. Ils me font ensuite grimper dans un chariot, totalement clos à l’exception d'une minuscule fenêtre munie de barreaux et tiré par deux lourds chevaux de trait, puis nous quittons Nessima sans plus attendre.
Les jours s'écoulent, interminables, au rythme des cahots et des repas frugaux que les gardes me fournissent matin et soir: du pain, de plus en plus rassis, un peu de viande séchée, quelques fruits et de l'eau tiédie par l'ardeur du soleil. Je ne m'en plains pas, je sais que dans quelques jours je rêverais de pareil festin. Peu à peu, la chaleur augmente et l'air devient plus sec, signe que nous approchons du redoutable Dragomélyn, le désert des batailles. Je fais de mon mieux pour ne pas penser à ce qui m'attend, mais une question lancinante me taraude sans répit: quelle folie suis-je en train de commettre? Raynna... aucun lieu sur ce monde n'a plus sinistre réputation, du moins pour les Sindeldi. Je l'ai craint toute ma vie et voilà que je suis en route pour m'y rendre, de mon plein gré qui plus est. Et tout ça pour tenter d'en extraire un capitaine de la milice de Tahelta avec qui je n'ai, somme toute, aucun lien sérieux. Ce Sindel vaut-il les risques mortels que je vais prendre? Vaut-il que je mette en péril toute ma Danse, l'avenir des Danseurs d'Opale, de ma lignée, tous ces plans que j'ai si soigneusement échafaudés au fil des ans? Je l'ignore, mais je sais aussi qu'il est trop tard pour faire marche arrière. Alors je me rallonge et me replonge dans les bons moments de mon passé pour ne pas songer à l'avenir, m'y efforce du moins.
Au soir du quatorzième jour -à moins que ce ne soit le quinzième?- nous faisons halte comme de coutume, à cette différence près que cette fois les gardes me font sortir de ma prison roulante. L'un d'eux me désigne de la main les volcans, désormais tout proches, qui rougeoient dans le crépuscule et répandent leurs panaches cotonneux dans les cieux:
"Mémorisez bien cet endroit, nous vous laisserons le nécessaire dans une petite grotte située au pied du contrefort le plus proche. Il vous faudra deux jours pour revenir ici depuis Raynna, c'est beaucoup, mais il serait trop risqué de dissimuler le matériel plus près."
J'observe les lieux avec attention et prends les points de repère qui me permettront de retrouver l'endroit, pour autant que je parvienne à m'échapper, évidemment. Comme l'a implicitement souligné le soldat, franchir l'enceinte du bagne ne fera pas de Brëanal et moi des Elfes libres. Il nous faudra encore survivre deux jours dans le désert, probablement démunis de tout et affaiblis par les conditions de vie qui règnent à Raynna. Or j'ai entendu assez d'histoires sur le Dragomélyn pour savoir qu'il peut tuer un Sindel bien portant en quelques heures, et ce ne sera pas notre seul ennemi. Nous aurons les troupes d'élite aux basques, de dangereux combattants parfaitement habitués au désert. Ces deux jours...oui, ce sera beaucoup, trop peut-être. Quelle ironie, je n'ai jamais fait confiance qu'à moi-même et voilà que j'ai remis ma vie entre les mains d'une inconnue qui a toutes les raisons de vouloir que je ne revienne pas. Une femme que je vais épouser, si je survis, bien qu'elle n'éprouve rien pour moi et que je n'en éprouve pas davantage pour elle. J'ai été banni pour avoir refusé un tel mariage, et voici que je me retrouve face à la même situation, comme si la vie n'était jamais qu'un foutu cercle étriqué ramenant implacablement au point de départ. Et tout cela pour quoi? Parce qu'une crevure de prêtre dégénéré n'avait jamais assez de pouvoir, de richesses et qu'il était, est toujours, prêt au pire pour satisfaire son avidité sans bornes. Averenn...
Je contiens de justesse un hurlement de rage derrière mes dents, serrées à les briser. Oh oui, je vais survivre à ce putain de bagne et éventrer cette ordure! Je vais anéantir ce maudit clergé, exterminer tous ces Ithilausters qui se gargarisent d'une foi factice pour assouvir leurs plus bas instincts et tenir mon peuple sous le joug!
(Tanaëth! Calme-toi!)
Me calmer? Elle en a de bonnes ma Faëra! C'est à cause de ces maudits que tous les êtres que j'aimais sont morts, à cause d'eux que j'ai été contraint d'errer comme le dernier des misérables pendant des décennies, loin de ma terre! A cause d'eux encore que j'ai été contraint de demander la main d'une femme qui m'indiffère, à cause d'eux encore que mes frères et soeurs de Tahelta crèvent dans des taudis sordides faute d'avoir seulement de quoi se nourrir! Et pendant ce temps, ces enfoirés de prêtres s'empiffrent de mets précieux à s'en faire éclater la panse, se pavanent tels des paons vaniteux et parfumés dans leurs soieries! Cela ne suffit pas? C'est encore à cause d'eux que je suis en chemin pour le bagne, un lieu dont le seul nom suffit à terroriser les plus vaillants Enfants de Sithi!
(C'est ça le problème, mon Bien-Aimé.)
(Évidemment que c'est ça le problème! Cesse de m'asséner des évidences par Sithi!)
(Non, je parle de ta peur. Tu es terrorisé, à tel point que tu t'en prends à moi.)
(Je ne suis pas terrorisé! Je redoute le bagne, c'est vrai, et tu le redouterais aussi si tu savais de quoi il s'agit! Mais...)
(Imbécile! Trois de mes maîtres sont morts là-bas, trois! Et tu oses me dire que je ne connais pas Raynna? Reprends-toi et arrête de proférer des stupidités sans nom, tu me blesses!)
Les paroles de ma Faëra, les émotions qu'elles contiennent, me font l'effet d'une douche glaciale, qui me laisse tremblant, hébété. Lentement, comme dans un rêve, mes genoux heurtent le sable.
(Ô Mère, comment un être peut-il exprimer tant de colère, de tristesse, au travers d'une simple pensée? Pourquoi as-tu permis qu'elle subisse cela, elle qui n'est que bonté et dévouement, elle qui sert ta cause depuis tant de millénaires? Réponds-moi! Je veux des réponses, Sithi! J'ai besoin de réponses, tu comprends? Je...je ne sais plus...je ne sais plus ce qui est juste...est-ce cela ta Voie? Des doutes, de la souffrance et du désespoir? Que sommes-nous pour toi? Des insectes insignifiants? Des moutons que tu conduits à l'abattoir pour faire advenir tes desseins? Est-ce Isil qui avait raison, au final?)
(Arrête ça! Tu sais que c'est faux! Tu le sais, mieux que quiconque en ce monde! Tu n'as pas le droit de douter, pas toi!)
(C'est ce que tu as dit à tes trois maîtres, ceux qui sont morts à Raynna?)
(Oui! Et tu sais pourquoi ils ont échoué? Je vais te le dire: parce qu'ils n'ont pas eu la force de surpasser leur peur! Cette même peur qui te ronge actuellement! Je t'en supplie Bien-Aimé, ne fais pas la même erreur, je...je ne veux pas te perdre...)
(Il y a bien des gens que je n'avais pas envie de perdre... mes parents, Jaëlle, Moraen, Isil... mais nous sommes mortels, Sindalywë. Mortels et faillibles. Je voudrais bien chasser mes peurs, mes doutes, être toujours solide comme un roc, mais...)
"Tout va bien, messire?"
La voix du Garde me fait sursauter et je tourne instinctivement le visage vers lui, avant de me détourner vivement en marmonnant:
"Je prie..."
Mais le mal est fait, j'ai aperçu la surprise sur son visage, je sais qu'il les a vues ces discrètes perles translucides qui roulent sur mes joues. Le vétéran n'est pas dupe, mais il se méprend sur les raisons de ces larmes et répond avec une certaine gêne:
"Ne perdez pas espoir, certains parviennent à s'échapper de Raynna, vous savez. On dit que des fugitifs ont trouvé refuge parmi les Eruïons... vous êtes un rude guerrier, j'ai bien vu que vous avez lâché votre arme pour ne pas mutiler notre commandante, vous vous en sortirez."
J'essuie mes yeux d'un geste las et me relève lentement pour lui faire face et poser une main sur son épaule:
"Vous êtes un être bon, soldat. Mais ce n'est pas sur mon sort que je pleure. C'est sur ce qu'est devenu notre peuple."
Il ne comprend pas, bien sûr, ou pas entièrement du moins. Et puis, ce n'est pas tout à fait vrai, je ne l'admettrai jamais mais je sais pertinemment que je me suis bel et bien apitoyé sur mon sort comme le dernier des faibles. Je ne peux pas lui parler de ce que je ressens, pourtant, j'aurais déjà du mal avec quelqu'un de très proche alors un inconnu... Allons, il est temps de remettre le masque qui convient à la Lame de Sithi, et de remonter dans mon chariot.
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