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Auparavant~
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La progression du navire engendre un lent tangage alors que je me rends auprès de ma monture. L'étalon est en train de faire quelques pas et d'agiter la queue lors de mon arrivée. Ce n'est qu'en prêtant attention à ce qui meuble l'endroit que je m'aperçois de l'absence de fourrage ou d'eau. Fort heureusement, un humain me dépassant de deux têtes et visiblement d'origine non-ynorienne se présente de lui-même pour m'en proposer. Je ne peux qu'accepter, dépensant quelques yus supplémentaires. Pendant que le marin entre à ma suite et s'affaire à remplir la mangeoire, je m'intéresse au harnachement de Ganko.
Le colosse équin observe d'un oeil attentif ce qui se passe autour de lui, me permettant d'examiner ses rênes. Je n'en ai encore jamais vues de telles. Le licol qu'il porte ne possède pas de mors, et les lanières tressées sont savamment attachées à un cercle métallique. Avec douceur mais fermeté, je tire sur les rênes, incitant le géant quadrupède à baisser la tête. Sauf que ce dernier ne semble pas décidé. Au contraire même, il tourne la tête, m'obligeant à raffermir ma prise sur le lien pour ne pas le lâcher. Je ne peux qu'esquisser un sourire à l'idée que son nom lui va bien.
Ganko, le terme ynorien pour désigner un être têtu. J'ignore pourquoi il ne se montre pas aussi agressif envers moi. L'hypothèse la plus probable réside dans le fait que je ne sois pas entièrement humain.
Je patiente un peu, me tenant tranquille jusqu'à ce que le fourrage soit disposé et que le matelot ait fait de même. Mon voisin de grande taille se décide alors à baisser la tête pour s'en repaitre, me laissant l'opportunité de manipuler son équipement. Comme je le pensais, les rênes sont nouées à l'anneau métallique. C'est étrange. J'ai beau ne pas vraiment m'y connaître en chevaux, je suis certain qu'on les dirige d'ordinaire en agissant sur leur bouche. Ce type d'objet n'a pas l'air d'aller dans le sens de cette pratique.
Je suis en train de réfléchir à ce propos lorsque la voix de mon parent m'interpelle, joviale.
"
Alors ? Sa majesté grise apprécie les lieux ?"
Je repousse ma capuche, lui offrant un demi-sourire.
"
Pour le moment, en tous cas."
"
Et qu'es-tu en train de faire, mon garçon ?"
"
Oh... Je me familiarise juste avec son harnachement. Il ne dispose d'aucun mors."
"
Hum ? Tu m'as bien dit qu'il n'est pas issu de l'élevage de Bouhen, c'est bien ça ?"
"
C'est cela. Apparemment il serait né dans l'Est du continent, côté elfique."
Mon oncle croise les bras, ce qui m'amène à remarquer qu'il s'est changé. Son yukata marron habituel a repris sa place. D'ailleurs, il a aussi défait sa natte pour ne conserver qu'une queue-de-cheval moins formelle. Après un bref moment de réflexion, il reprend la parole.
"
Ton père m'en a parlé un peu autrefois. D'après lui, certains elfes sont orgueilleux au point d'habituer leurs montures à ne reconnaitre qu'un style de monte. Le leur en l'occurrence. C'est toute une histoire de pression du corps, de souplesse dans les ordres donnés, et un tas de choses que j'ai oublié. La facture des rênes en fait partie."
"
Je vois. C'est assez logique, et cela met en difficulté un possible voleur de chevaux qui ne soit pas de cette origine."
"
Tu as tout compris."
Je réponds au sourire de mon oncle par une expression similaire, puis m'affaire à retirer la selle de Ganko. J'ôte également le tissu épais protégeant son dos de la friction du cuir, et place le tout dans le sac que j'ai acquis en même temps. Ce n'est que provisoire, juste pour la traversée. Lentement, je me risque à poser la main à la base de son encolure. Un léger mouvement l'agite, mais le colosse ne s'arrête pas de manger pour autant. Encouragé, je me mets à gratter l'endroit puis décide d'employer une brosse.
Pendant que je m'affaire, mon oncle fait quelques pas devant la stalle. Je tends mon oreille pointue vers lui en l'entendant m'interpeller.
"
Kiyo' ?"
"
Oui ?"
Un petit moment de silence s'installe, m'incitant à reporter toute mon attention sur lui. Il se frotte la nuque en regardant à sa gauche. Après vingt-huit années passées avec lui, je reconnais cette habitude. Quelque chose l'embarrasse, mais il a l'air trop indécis pour m'en faire part. Je ne le brusque pas, me contentant de poursuivre les soins sur ma monture.
Finalement, après un long soupir, l'ynorien âgé se lance.
"
Je te prie de m'excuser, mon garçon."
"
T'excuser ?"
"
Je n'aurais pas du m'emporter de cette façon. Je sais que tu es un milicien, et que des blessures sont inévitables."
Sa voix un peu distante se charge d'une légère émotion, faisant trembler celle-ci. Son visage est stoïque, mais toute son attitude m'informe qu'il fait un gros effort. J'ai un pincement au coeur en l'entendant.
"
Mais quand je t'ai vu revenir à la boutique avec un avant-bras dans cet état, j'ai eu peur. J'étais si inquiet pour toi que mes mots ont dépassé ma pensée. Je ne veux pas que tu crois que je te prends pour un idiot ou quoi que ce soit de ce type. "
Je demeure muet quelques instants, et dépose la brosse. Après avoir flatté l'encolure de Ganko, j'émerge de la stalle. Je suis un peu secoué en me rappelant à quel point ses remarques m'ont blessé à ce moment-là. J'effleure mon bras sous attèle, baissant un peu le nez.
"
Donc... Tu ne m'en veux pas ? Tu n'es pas déçu ?"
En un pas, mon oncle a franchi a distance qui nous sépare. Son stoïcisme s'estompe quand il me serre contre lui, apposant une main à l'arrière de ma tête. Cela fait si longtemps qu'il n'a pas réagi de cette manière que je ne peux pas empêcher mes yeux de s'écarquiller.
"
Par Zewen ! Moi ? Déçu de toi ? Jamais tu ne m'as déçu, Kiyo'. Je suis heureux de t'avoir sous mon toit, et ces vingt dernières années ont été les plus belles de mon existence."
"
... Vingt-huit, oncle Masaya."
Il émet un petit souffle puis resserre gentiment son étreinte.
"
... Oui, c'est vrai. Rana, le temps passe si vite. Il faut que tu te fasses davantage confiance, mon petit. Tu as bien grandi, et tu es déjà un fier enfant de la République. Mais si cela te rassure, je te le dirai autant de fois que tu le souhaiteras. "
Son accolade se détend, ses mains venant se poser sur mes épaules. Il attend que je relève la tête vers lui pour enchaîner.
"
Je suis fier de toi, mon fils. Et je le serai toujours, quoi qu'il arrive."
Ma poitrine se serre sous le coup de l'émotion. Je suis touché, mais ne pleure pas. Un ynorien ne laisse pas couler ses larmes juste pour cela. Un certain soulagement arrive tandis que je perçois à quel point mon oncle a de l'affection pour moi. Il est véritablement ma seule famille, et je me sens totalement accepté par lui. J'ai tellement de choses à lui dire que je ne sais pas par où commencer.
Je finis par me décider et choisir le plus évident.
"
Merci pour tout... Hum..."
J'hésite, sentant son regard sur moi. Lorsque je lis toute la tendresse contenue dans ses yeux, j'esquisse un sourire.
"
Papa."
Subitement, Masaya se fige. Son visage s'empourpre légèrement, l'obligeant à masquer ce dernier comme il le peut. C'est d'une voix embarrassée, mais où sa bonne humeur s'entend, qu'il me répond.
"
Tu devrais avoir honte de faire rougir un homme de mon âge, gamin... Je crois que je ne pourrais pas être plus heureux..."
Espiègle, il se met à frotter ma chevelure, la mettant un peu en désordre.
"
Sauf le jour où je te verrais t'unir, évidemment."
Je suis secoué, mais ravi. Toute la tension accumulée ces derniers jours disparait. C'était si simple à faire, et pourtant tellement difficile à amorcer. Néanmoins, je souris sincèrement à mon parent, soulagé de savoir qu'il m'apprécie toujours, mais surtout qu'il est fier de ce que je suis devenu.
Je ne sais pas ce qui pourrait me faire davantage plaisir, à part retrouver le confort de la boutique.