Œuvre I :
La Cour de Mordansac
L'Ours à la Langue Pendue
Quinze ans que sa famille était morte. Quinze ans qu'il était seul.
Goetius ne ressentait pas les émotions comme le commun des mortels. La solitude n'était en rien un poids pour lui, mais un privilège fragile à conserver loin des quidams qui voudraient la briser. Il passa ainsi les dix premières années à jouir de la liberté que lui permettait sa vie solitaire, sa ferme étant son territoire où il régnait en maître et où personne ne s'aventurait à vouloir lui enlever ce luxe.
Il se rappelle encore en souriant de ce créancier qui avait eu l'audace de venir le déranger pour lui réclamer l'impôt ducal...
Il pensa d'abord à le tuer, mais cela aurait fait trop de vagues. Un autre aurait certainement pris le relai en prenant la précaution d'amener des soldats avec lui, et Goetius était peu enclin à ce genre de défi. Trop fatiguant. Trop bruyant. Trop dérangeant. Et il n'était pas sûr d'en ressortir vainqueur.
Il décida donc de lui donner l'effroi de sa vie. C'était si facile de faire peur à ces superstitieux... Il lui suffit d'annoncer le plus calmement du monde, en regardant son interlocuteur dans les yeux, qu'il ne verserait jamais le moindre sou au duc et que si quiconque reviendrait lui réclamer ici quoi que ce soit, il le maudirait lui et sa famille sur dix générations.
Goetius aurait bien été incapable de tenir sa parole si celui-ci s'était révélé plus courageux que prévu, mais le fait est que sa ruse avait marché. Personne n'était revenu l'importuner pendant toutes ces années.
Les rares fois où il sortait de sa ferme, c'était souvent pour aller se perdre en forêt. Il faisait souvent cela en nocturne, à l'heure où les chasseurs dormaient tranquillement dans leur lit et où quiconque ne pourrait le déranger. Il développa ainsi une certaine acuité à se repérer dans la nuit, bien qu'il lui arriva à plusieurs reprises de perdre son chemin.
Ce qu'il préférait par dessus tout, lorsqu'il explorait ainsi la forêt, c'était trouver d'anciennes ruines. Il tomba ainsi sur plusieurs sites oubliés ; comme une vieux temple de Yuimen, les restes d'un fort et quelques habitations abandonnées aux mains du temps et de la nature. Il adorait se retrouver là-dedans, toucher les vieilles pierres et voir l’œuvre de Zewen les transformer. Il y voyait là une sorte de poésie, d'aura mystérieuse qui faisait brûler en lui une émotion de quiétude. La rassurante preuve que tout avait une fin, une fin après laquelle tout était plus beau, plus silencieux et plus vide. La promesse d'un néant formidable.
Goetius était heureux ainsi, à vivre sa vie de solitaire absolu en explorant la nuit.
Mais il se rendit vite compte que tout avait une limite.
La répétitivité du travail de la ferme était certes apaisante, et bien qu'il se lassait lentement, il avait de moins en moins envie de faire d'efforts à la tâche.
Ces expéditions nocturnes elles aussi en pâtissaient, et il finissait par tourner en rond dans une forêt qu'il connaissait par cœur et des ruines dont il aurait pu énumérer l'emplacement et la taille de chacune des pierres.
Il commençait à aspirer à d'autres horizons, d'autres tâches, un but plus précis.
Mais il ne savait pas particulièrement comment s'y prendre, et la ferme était sa seule ressource de nourriture. Il ne pouvait pas l’abandonner ainsi.
Puis, un jour où il revint d'une nuit de plus dans la forêt et où il s'endormit à l'aube, il se réveilla avec une surprise qui lui avait été glissé sous sa porte.
Une lettre fermée par un cachet exhibant un ours à la langue pendue. Le symbole du comte de Mordansac. Il l'ouvrit et en lut le contenu, interloqué.
Le Comte Alankert de Mordansac a écrit:
A l'attention de messire Gomorrheus Goetius.
Si je prends aujourd'hui la plume en personne, messire, c'est pour vous apprendre que j'aie ouï dire que vous auriez une capacité certaines à maîtriser les magies obscures et que celles-ci vous aurez donné droit à quelques privilèges.
J'ai été formidablement impressionné par le récit de petites gens, nombreuses à vanter vos prouesses dans le domaine des maléfices. D'aucuns vous prêtent la capacité de tuer d'un regard, à vous faufiler dans les ombres et à commander aux loups. D'autres prétendent même avoir croisé votre spectre la nuit et que vos lieux seraient protégés par Phaïtos en personne.
Vous pardonnerez mon doute quand à la véracité de tout leurs propos mais le fait est que, par je ne sais quel moyen qui vous est propre, vous avez réussi à instaurer la peur dans le duché jusque dans les rangs des hauts-nobles.
Aussi serais-je honoré de rencontrer votre talentueuse personne et ai-je ainsi le plaisir de vous inviter à vous rendre au château de Mordansac le soir qu'il vous conviendra. Nous dînerons ensemble et pourrons ainsi converser de vive voix rapport à certaines tâches que j'aurais à vous confier.
Soyez discret quant à votre venue. Préférez la forêt aux routes. Ne parlez de cette histoire à quiconque et tâchez de ne vous faire reconnaître par les villageois ou les gens d'armes du Duc Tristan. N'emmenez pas cette lettre avec vous, détruisez-la. Lorsque vous arriverez dans le comté, présentez-vous à un de mes soldats comme étant "l'invité du crépuscule". Ils comprendront.
Respectueusement,
Comte Alankert de Mordansac.
Une lettre écrite et signée par le comte en personne... C'était une offre alléchante.
Après tout, n'était-ce pas l'occasion qu'il attendait pour quitter sa ferme ?
Il hésita plusieurs jours, laissant passer les soirées, lisant et relisant la lettre avec suspicion. Après tout, peut-être que tout ceci n'était qu'un subterfuge, un piège grossier dans lequel on attendait qu'il tombe. Mais dans ce cas-là, pourquoi tant insister sur sa discrétion ?
Goetius était torturé. Ce ne fut que quatre jours plus tard, ayant fini de peser le pour et le contre, qu'il conclut que cette occasion devait être l'acte de Zewen et qu'une seconde risquait de ne pas se reproduire avant longtemps.
Il attendit que le zénith passe, brûla la lettre et se vêtit de quelques habits sombres où il put cacher son visage derrière une capuche. C'est que la route n'était pas courte jusqu'au château de Mordansac ; il connaissait les chemins à emprunter par la forêt et il fallait bien compter dans les quatre heures de marche.
L'Invité du Crépuscule
_________________
Playlist de Goetius Gomorrheus
Méléagant, le personnage l'ayant inspiré
Écoutez-moi bien.
Je suis Goetius Gomorrheus, le nécromant, l'élu de Phaïtos et de Zewen, le prophète qui va rendre au monde son silence originel.
Croyez-vous vraiment que rien de pire que la mort ne puisse vous arriver, à vous et à votre famille ?
D'un geste, je pourrais les ramener à la vie, en faire des pantins soumis à ma volonté jusqu'à la fin des temps. Ils ne rejoindraient jamais le repos des enfers. Leurs âmes disposées à ma jouissance, dépossédées de volontés, pourriraient petit à petit jusqu'à totalement oublier qui ils furent. Ça, c'est ce qu'il arrivera si vous ne faites pas exactement tout ce que je vous ordonne.
Et, si vous avez l'audace de croire que me tuer résoudrait votre problème, regardez donc mon cou.
Vous la voyez, cette cicatrice, qui longe ma gorge ? Le vestige d'un combat qui aurait dû m'être fatal.
C'est un témoignage des dieux. Ils ne veulent pas que je meure.
Désormais, que vous le vouliez ou non, vous m'appartenez. Et mon premier ordre sera :
Faites silence.